1Commentons un instant ce premier intertitre, car il est ambigu. Le français a la réputation d’être une langue précise (ce qui — convenons-en — ne veut rien dire, car la précision d’une langue tient seulement à l’usage qu’on en fait). Or, dans notre langue, la préposition « de » est à multiples fonctions et d’emploi délicat. Ainsi, l’expression « la musique des ethnomusicologues » pourrait vouloir dire que les musiques dont ils s’occupent leur appartiennent ou — plus absurde encore — qu’ils sont à l’origine de leur production. Ce qui, bien entendu, n’est pas le cas.
2Cette expression veut en fait signifier qu’entre l’ethnomusicologue et son objet, il existe une relation particulière et que nous avons un point de vue très affirmé sur la musique — tout comme Descartes en a un sur la philosophie. Disons que l’expression « la musique des ethnomusicologues » doit s’entendre comme « la philosophie de Descartes », c’est-à-dire « du point de vue » de Descartes ou encore « selon » Descartes.
- 1 À la radio ou ailleurs, on parle en effet souvent du «point de vue des auditeurs».
3Et là encore, le français nous piège puisqu’il nous oblige à parler de « point de vue », alors que c’est d’oreille qu’il est question. Or, dans notre langue, on ne peut avoir des « points d’oreille ». Encore que, de façon un peu incongrue, notre grammaire accepte que l’oreille puisse avoir un point de vue1 !
- 2 C’est en effet ce que nous apprend le terrain: pour les villageois du Haut-Atlas, la musique d’une (...)
4Mais cette oreille constitue à son tour un piège puisqu’elle est tout sauf ces deux petits bouts de chair tendre en forme de coquillages situés de part et d’autre de la tête. L’oreille est cet organe très compliqué, ayant pour propriété d’être connecté à un dispositif de cognition qui est à la fois commun à l’espèce humaine et particulier, ou plus exactement, rendu particulier par un certain nombre de variables culturelles. Et, tandis que les psychologues de la musique ne se lassent pas de s’interroger sur la première de ces propriétés et parlent de l’oreille humaine en général — en limitant d’ailleurs généralement leur champ d’étude aux musiques savantes occidentales — les ethnomusicologues portent plus d’intérêt à ses propriétés culturelles. Ce qu’ils savent, c’est que si les Albanais du Nord et du Sud aiment et pratiquent des musiques si étonnamment différentes (pour m’en tenir à un exemple commode et familier), c’est qu’à certains égards, ils utilisent des schémas de cognition dissemblables. Car il y a bien une certaine « pensée de l’oreille », pourrait-on dire, culturellement constituée et relativement insensible aux productions esthétiques avec lesquelles elle n’est pas familière2.
- 3 On notera que l’idéologie «World Music» va également dans ce sens, mais sur d’autres valeurs et pou (...)
5Cette façon de voir les choses — admettons-le — n’est pas celle de tous les ethnomusicologues. Elle se situe à mille lieues des prémisses théoriques de la musicologie comparée qui, sans le dire explicitement fondait sa démarche sur la suprématie autoritairement déclarée d’une certaine pensée positive (occidentale, bien entendu) prétendument pourvue d’une oreille neutre, objective, non dépendante de sa culture d’origine et suffisamment armée pour servir de clé d’accès à toutes les musiques du monde3.
- 4 Entre l’âge de huit et dix ans pour la perception des relations tonales qui — cela va sans dire — e (...)
6Il semble qu’au contraire il faille prendre à la lettre les deux propriétés de l’oreille humaine : l’homme est biologiquement doté d’une oreille qui, elle-même, est configurée par un environnement culturel. Cet étroit jumelage se met en place dès la naissance même si, en pratique — et comme l’a démontré il y a déjà fort longtemps Arlette Zenatti — la seconde propriété démontre son efficacité surtout à partir de la petite enfance4.
- 5 Je réduis ici l’opération à son expression minimale. L’oreille n’est pas simplement en situation de (...)
- 6 Sous des appellations diverses, bien entendu: ainsi la notion de «pertinence» empruntée à la lingui (...)
- 7 Une exception: le Music Cognition de W. Jay Dowling et Dane L. Harwood, dûment cité qui, de façon a (...)
7L’ethnomusicologue est particulièrement bien placé pour réconcilier ces deux thèses opposées, mentaliste et culturaliste. Mais, de la même façon qu’au début de cet article, l’utilisation de la préposition « de » n’impliquait aucune notion d’appartenance, l’oreille dont il dispose est tout sauf la sienne : c’est d’abord celle de l’autre, celle de ses sujets d’étude, des gens chez qui il travaille, dont il aspire à connaître la particularité. C’est donc surtout une « oreille culturelle » qui se (re)construit au contact étroit avec le terrain. Une oreille à la fois caméléon et ascétique, qui s’adapte au fond sonore qu’on lui offre comme pour mieux s’en nourrir5. Curieusement, alors même que, depuis de longues années, elle est au centre des débats de notre discipline6 et qu’aucune thèse d’ethnomusicologie digne de ce nom n’en ignore l’existence, elle n’a pas, en tant que telle, donné lieu à des publications décisives. C’est ainsi que la grosse bibliographie de Penser les sons de Stephen Mc Adams et Emmanuel Bigand (1994), qui ne compte pas moins d’un demi-millier d’items, ne comprend guère que trois ou quatre articles évoquant, de près ou de loin, les limites des expériences conduites sur des musiciens européens7. Les ethnomusicologues, quant à eux, semblent s’être mis d’accord pour laisser de côté les aspects théoriques de la question et se contentent de rappeler à loisir — peut-être même abusivement — que « chez eux », c’est-à-dire sur « leur » terrain, ce n’est pas comme ailleurs : la production esthétique et, plus exactement, l’art de produire du sens avec des sons, y est particulière. « Là-bas, disent-ils en substance (chez les Pygmées, les Zoulous, mais aussi les Sardes ou les Roumains du Pays de l’Oach), les codes divergent des nôtres autant que les aptitudes qui servent à les déchiffrer ».
- 8 De sorte que si l’expression «avoir de l’oreille» peut revêtir une certaine signification à l’intér (...)
8Tous les ethnomusicologues savent que l’acoustique n’est pas (seulement) une science exacte ; elle est aussi une science humaine, car à partir de l’épais spectre offert par un son musical quelconque, tout homme sélectionne ce qu’il veut bien entendre — ou ce que sa culture lui a appris à entendre8.
9… et je vous dirai comment vous l’entendez. Si tel est le postulat implicite des ethnomusicologues, ces derniers restent cependant discrets sur les aptitudes musicales particulières qui rendent cette pratique possible : ils se contentent le plus souvent de faire entendre sur disque ou de transcrire du mieux qu’ils peuvent la production musicale des gens chez qui ils travaillent, non sans souligner, bien sûr, son contexte spécifique. Or, s’interroger sur les aptitudes humaines en général constitue certainement un axe central de la recherche, qui devrait être l’équivalent pour le CNRS et son Département des Sciences de l’Homme, de ce qu’est l’éducation pour le Ministère de l’Éducation nationale.
10Efforçons-nous de sérier dans notre champ disciplinaire les positions respectives des uns et des autres concernant cette notion d’aptitude.
11La première position — impériale (pour ne pas dire impérialiste) — consiste à s’attribuer l’aptitude des autres sans trop se poser de questions : à reconnaître certes l’existence de savoirs musicaux particuliers, mais sans stipuler que leur mise en œuvre implique une « mentalité culturelle », pourrait-on dire, tout aussi particulière. L’(ethno)musicologue serait un super-musicien dont les connaissances techniques engloberaient celles de tous les autres. Dans cette optique, science universelle et construction personnelle du chercheur s’aplatissent pour constituer un seul et même discours.
12À l’opposé, la deuxième position est franchement négative et plutôt décourageante. C’est celle du maître de musique persane disant à son élève, Bruno Nettl — pourtant grand professeur d’ethnomusicologie à Illinois (USA) — : « You will never understand this music » (« Vous ne comprendrez jamais [notre] musique » (cit. in Nettl 1983 : 259). Sous-entendu : ne perdez pas votre temps à l’apprendre !).
13La troisième est la voie du milieu — celle que je défendrai ici. Cette position prend acte du constat courageusement relaté par Nettl (courageux car le propos du maître de musique en cache un autre, qui peut se résumer en ces termes : « Comment, Monsieur Nettl, pouvez-vous écrire des livres sur quelque chose que vous êtes incapable de comprendre ? »). Mais elle soutient qu’à moins d’être totalement sourd ou handicapé, la musique des autres est accessible, et que cette accessibilité problématique constitue justement le cœur de la recherche ethnomusicale. Très récemment, un livre entier a été consacré à cette question — À tue-tête, Chant et violon au Pays de l’Oach (Bouët, Lortat-Jacob et Radulescu 2002).
Fig. 1 : Chant et danse au pays de l’Oach (Roumanie)
Photo : Bernard Lortat-Jacob
14Le principal problème rencontré sur place, au cours de la recherche, fut d’attribuer des contours précis à de courtes formes mélodiques répondant au nom de dants. Or, celles-ci se cachaient derrière les signaux cryptés d’une musique exécutée au violon durant de longues séquences et sur des tempi très élevés. Chose étrange, tous les villageois, ou presque, excellent dans cet exercice d’identification, en grande partie grâce à leur fréquentation assidue de noces, où la musique est toujours présente. Ils repèrent sans grande difficulté des mélodies composées de huit notes en les extrayant d’improvisations très compliquées que produisent — à loisir et contre finance — des violonistes experts, souvent tsiganes. Et ce sont ces mélodies qu’ils chantent. Mais, là où l’affaire se complique, c’est que, sous la prodigalité des improvisations instrumentales, un chanteur entend et reproduit un peu ce qu’il veut : en d’autres termes il sélectionne au sein d’un matériel musical très richement orné ce qu’il juge bon d’entendre et chante des énoncés à la fois variés et variables. Cette musique, composée à partir de matrices singulièrement polymorphes, est donc particulièrement déroutante pour les chercheurs.
15Conscients de leur savoir, et à l’instar du maître de Bruno Nettl, les chanteurs et les musiciens du Pays de l’Oach n’ont eu de cesse de nous décourager durant notre enquête. L’un d’entre eux nous disait souvent : — « Notre musique, vous ne pouvez pas la comprendre… vous ne pourrez jamais la comprendre ; pour cela, il faudrait que vous soyez originaires d’ici, que vous la jouiez ; mais, comme ça, avec vos notes de musique (transcriptions) vous n’y arriverez pas ». Et de nous inviter à fréquenter toujours plus assidûment la danse dominicale et les noces car, disait-il, « c’est là que ça se passe ! »
16Cette injonction a été pour nous très stimulante et, finalement, productive. Nous nous sommes pris au jeu, au point de le faire figurer dans le livre : l’enquête s’y déroule ; elle porte sur les conditions de production de la musique et sur la mise au point de modalités expérimentales finalisées pour sa compréhension. Plusieurs années de travail — et quelque trois cent cinquante pages — ont été nécessaires pour décrire la situation musicale, dégager des équivalences entre des profils mélodiques qui n’ont acoustiquement pas grand-chose en commun alors qu’ils sont reconnus localement comme semblables, pour identifier des tournures toujours changeantes et rendre compte de la dynamique de leur transformation.
17Au bout du compte, il apparaît que la réalité sonore (ce qu’on appelle communément « les notes » de musique) est étrangement fugace : les hommes et les femmes de l’Oach ne jouent pas des mélodies, mais sur des mélodies, qu’ils agencent par fragments et qu’ils composent sur l’instant dans le cadre de performances toujours renouvelées. Ils ne reproduisent jamais ce que la tradition leur a transmis, ni même nécessairement ce qu’ils ont chanté la veille, mais reformulent tous les jours, à chaque fois que la fête l’exige, leurs énoncés musicaux, avec un sens créatif, particulièrement réconfortant par les temps qui courent.
- 9 Cf. notammnent les deux exemples de la plage 18 figurant dans le DVD accompagnant le livre. Le prob (...)
18La difficulté fut donc abordée de front, mais sans que, pour autant, tous les problèmes se trouvent dissipés. Notamment l’un d’entre eux, qui prend désormais la forme d’une aporie. Car si nous avons dû conformer notre perception à celle des gens de l’Oach et reconstruire notre cognition en écoutant beaucoup leur musique autant que leurs propos, nous ne savons pas exactement ce qui — au cours de quelque dix années de recherche — s’est effectivement passé en nous. Ou plus exactement, nous ne savons pas en rendre compte avec précision. Par exemple, nous sommes aujourd’hui capables de ressentir ce qu’ont en commun deux mélodies que nous aurions jugées totalement irréconciliables au début de notre enquête9. A priori, ces deux mélodies sont aussi semblables l’une de l’autre que le seraient le fameux autoportrait de Van Gogh (1890) et un champ de course peint par Raoul Dufy, au prétexte qu’ils utilisent tous deux la couleur verte. Nous les avons transcrites et les notations figurent dans le livre ; pour faire comprendre de quoi il s’agit, nous avons surligné ce que ces mélodies ont en commun. Mais ce procédé analytique, somme toute élémentaire, n’est pas un « emporte-pièce » en ce sens qu’il est totalement incapable d’emporter l’immédiate adhésion du lecteur. On propose à ce dernier de prendre acte d’une réalité qu’il comprendra peut-être, mais qu’il percevra difficilement. Et s’il veut en savoir plus, il devra ni plus ni moins emprunter le même chemin que nous, soit quelque six mois de terrain sur place, et de très longues heures d’écoute attentive.
- 10 Dans le même ordre d’idée, trouvera-t-on un jour un cycliste capable d’expliquer comment et pourquo (...)
19Quant à nous, à partir d’une longue improvisation violonistique égrenant à toute vitesse plusieurs milliers de notes parfois en double ou triple corde, il nous est désormais possible d’extraire, plus ou moins bien, un schéma de huit notes, dûment chantables, ayant fonction de cantus firmus. Mais, si l’opération est devenue automatique, le travail mental qu’elle met en œuvre n’en demeure pas moins complexe et difficilement explicitable10.
20Efforçons-nous maintenant de transposer ces problèmes dans une perspective muséographique. À l’évidence, ils ne peuvent pas être traités par une muséographie de surface — a fortiori de grande surface — qui aurait comme seule ambition de réaliser une simple vitrine ou de régler l’éclairage adéquat d’un instrument exposé : un violon chinois ou un orgue de Barbarie, par exemple (dont Schaeffner nous rappelle utilement qu’il est ainsi dénommé non pour souligner un quelconque exotisme, mais parce qu’il a été conçu au XVIIIe siècle par un certain Berberi, natif de Modène).
21Convenons qu’une muséographie prenant pour objet la musique et son imaginaire est une vraie gageure. Elle est d’abord confrontée au propre imaginaire du visiteur (dont on ne sait rien), avec lequel il faut composer ou qu’il convient d’évacuer au profit d’un autre, le tout dans un espace et un temps très limités. Mais, en-deçà, comment, présenter la musique, qui est déjà une représentation ? Comment traiter son caractère intime et ses mécanismes obscurs ? Et quels moyens se donner pour conférer une dimension à la fois sensible et didactique à des processus strictement cognitifs étranges et étrangers ?
22Revenons sur la représentation primaire de la musique : celle que doit traiter le muséographe. Elle est « intersubjective », pourrait-on dire en utilisant librement le concept majeur d’Husserl ; ce qui implique :
1. que le sujet et l’objet y sont en étroite symbiose (de sorte qu’on ne peut parler de l’un sans inclure l’autre) ;
2. que cette représentation est fondamentalement partagée : les hommes et/ou les femmes constituent une même communauté parce qu’ils entendent les mêmes choses et attribuent aux musiques qu’ils aiment ou pratiquent les mêmes propriétés symboliques. Cela vaut pour les amateurs d’art classique, pour le Heavy Metal, le Rock, le Rap, et a fortiori pour les populations villageoises sardes ou albanaises.
- 11 …que d’autres appelleraient «émique».
23Il s’agit alors d’étendre l’intersubjectivité locale11 — celle des villageois et des rockers — que le public est invité à rejoindre en sortant de lui-même.
24Cela ne veut pas dire que tous les faits musicaux doivent être cernés dans leur seul aspect imaginaire (au sens le plus large du terme), mais que l’objet musique, quel qu’il soit, implique l’imaginaire. Ne pas le traiter revient tout simplement à maltraiter la musique et à manquer singulièrement de respect au visiteur — lequel ne peut décemment se contenter d’en entendre des bribes, ou d’admirer des objets censés la représenter accompagnés de quelques vagues notions sur leurs usages et fonctions. Entrer dans la musique des autres est une aventure complète à laquelle tout ethnomusicologue doit s’intéresser et qu’aucun muséographe digne de ce nom ne peut escamoter.
25Il nous faut donc « montrer la musique ». Mais, tout compte fait, cette expression qui a servi de titre aux journées d’études de la Société française d’ethnomusicologie de 2002 à Carry le Rouet (cf. Gétreau et Aubert 2002) ne fait pas l’affaire. Il nous faut faire une petite révolution copernicienne et accepter l’idée qu’on ne « montre pas » la musique : c’est elle qui montre ; il nous revient seulement de décider des moyens pour que ce qu’elle nous offre à voir, à entendre et à comprendre soit bien perçu par ceux à qui on s’adresse. Une exposition sur la musique implique donc, de la part du muséographe, une attention particulière et un dialogue serré avec les ethnomusicologues et trois niveaux de réflexion (cf. fig. 2).
- 12 Comme Ernesto de Marguerite Duras, «qui ne veut se laisser enseigner que ce dont il a déjà connaiss (...)
26Aussi simple soit-il, ce schéma n’est pas sans poser des problèmes. Il met en œuvre plusieurs niveaux de représentation, tantôt convergents, tantôt divergents : celui des musiciens et acteurs impliqués dans la production musicale et ayant leurs propres références symboliques et sonores ; celui du chercheur chargé d’en établir les contenus et d’en délimiter les contours ; celui du muséographe ayant la lourde tâche de rendre concrets des faits qui ne s’y prêtent pas toujours ; celui du public enfin prédisposé à comprendre ce qu’on lui donne à voir ou à entendre à partir de ce qu’il sait déjà12.
27Quant aux moyens muséographiques pour traiter de la musique (Niveau 2), ils sont assez nombreux et variés. En voici l’inventaire succinct :
A. Par mode direct
-
en faisant entendre des enregistrements ;
-
en exposant les objets liés à la production de la musique (notamment des instruments, mais pas uniquement) ;
-
en montrant la musique dans son contexte de production et d’apprentissage (par l’image, la photographie, la vidéo, le film) ;
-
en la mettant sur scène (concerts « live ») ;
-
en impliquant le public dans sa pratique (ateliers).
B. Par diverses médiations analytiques
-
en utilisant l’écriture : légende des objets exposés, commentaires descriptifs ou métaphoriques ;
-
par l’oral (qui est en fait le plus souvent de l’écrit transposé à l’oral) : visites guidées, présentations, conférences, etc. ;
-
en se servant des outils de la musicologie traditionnelle : notations schématiques, sonagrammes, etc. ;
-
- 13 Cf. Les travaux de Rosalia Martinez, exposés notamment dans le cadre des Journées d’Etudes de la So (...)
en ayant recours à des représentations analogiques : en suggérant des liens métonymiques avec d’autres musiques (locales ou non) ou, métaphoriques, avec divers objets (autres systèmes de représentations, notamment visuels)13.
C. Par modélisation
-
du matériau sonore lui-même, grâce à des « clés d’écoute » utilisant l’informatique musicale et ouvrant une zone de dialogue entre le public et l’objet musical lui-même ; en offrant, par exemple, la possibilité de (re)composer analytiquement des énoncés, d’en changer la couleur, la forme, etc. ;
-
de l’espace originel (celui dont l’exposition doit rendre compte) dans le cadre d’une muséographie de l’imaginaire.
Fig. 2 : de la recherche à la muséographie (trois niveaux)
1. NIVEAU RECHERCHE
La musique, les musiciens, les publics et les représentations subjectives impliquées : inventaire de tout ce qui y concourt
|
2. NIVEAU MUSÉOGRAPHIQUE
Traitement muséographique de cette représentation. Sélection et formatage de la réalité 1 (choix d’outils de connaissance et création spécifique de « clés d’écoute »).
|
3. MISE EN RÉSONANCE
en prenant en compte les potentialités de représentation du public
|
28Tous ces moyens de connaissance sont complémentaires et en aucun cas exclusifs. Je ne traiterai ici que des deux derniers, en des termes d’ailleurs largement programmatiques.
- 14 Cf. le site www.ethnomus.org réalisé sous la responsabilité de Marc Chemillier et auquel ont partic (...)
29Il convient de réserver le nom de « clé d’écoute » au premier type de modélisation inventorié ci-dessus. En effet, les expériences conduites récemment dans ce domaine14, pour limitées qu’elles soient encore, sont suffisamment originales pour mériter l’exclusivité du concept. Il n’en reste pas moins que d’autres moyens d’accès à la connaissance, recensés sous les rubriques A et B, pourraient, non sans raison, revendiquer ce terme dès lors qu’ils apportent des éclairages décisifs sur l’écoute d’une musique.
30Les « clés d’écoute » partent d’un constat — celui-là même que j’ai exposé en première partie de cet article : qui s’intéresse à la musique se trouve devant une porte qu’il faut ouvrir pour avoir accès non seulement à sa structure formelle, mais encore à ses principes de composition et à ses codes de perception. Comme l’écrivent Marc Chemillier et Dana Rappoport (sous presse) : le but est de « donner accès simultanément à la musique et à son analyse » et de « trouver une forme adéquate et compréhensible pour décrire certaines propriétés musicales ».
31Cette « forme adéquate » — nous le savons — n’est envisageable que depuis peu de temps grâce à l’essor du son numérique, à sa manipulation aisée autant qu’à l’apparition sur le marché de logiciels d’utilisation relativement simples et peu coûteux. Elle met en œuvre trois types d’opérations dûment articulées et qui consistent :
-
à identifier un phénomène musical. Par exemple :
— un canon de harpe nzakara bien réel mais peu audible ;
— un chant toraja dont le texte s’atomise au sein d’un large espace : celui d’une ronde dansée.
— une technique vocale particulière : comment, dans le chant diphonique, placer la langue dans la bouche pour obtenir des renforcements vocaliques se transmuant en mouvements mélodiques ?
— une voix virtuelle et chimérique dans la polyphonie sarde, pleinement audible et constituant néanmoins une énigme acoustique.
-
à faire entendre ce phénomène sous forme sonore et écrite (e.g. schématisée) ; de sorte qu’il soit appréhendé à la fois par l’oreille et par l’œil.
-
éventuellement à proposer un programme d’action portant sur le matériau lui-même. Deux types d’action ont été à ce jour utilisés, qui offrent la possibilité, soit de produire le phénomène sous une forme modélisée, soit de l’annihiler à partir d’hypothèses concernant sa structure interne et selon les principes déjà anciens de la science empirique.
- 15 Le mot «filtre» est commode, mais, reconnaissons-le, très imprécis. Il laisse en outre totalement e (...)
32L’ensemble est abordé à travers une véritable scénographie en divers tableaux et programmes et présente l’avantage d’inviter l’attention auditive à se modeler de façon adéquate sinon sur l’intégralité de l’objet musical, du moins sur certaines de ses propriétés singulières. L’intérêt de ces modélisations se situe dans leurs perspectives tant pédagogiques que théoriques. Elles ne se contentent pas de rappeler que l’oreille est un « filtre »15 — ce que l’on sait depuis longtemps — mais indiquent surtout avec précision comment ce filtre opère, en invitant l’auditeur à en prendre directement conscience — un filtre à se mettre soi-même dans l’oreille en quelque sorte.
33Deux pièges menacent la (mauvaise) muséographie traditionnelle : l’esthétisme et le documentarisme ; soit qu’elle impose au public une dictature de l’objet, l’obligeant au ravissement ; soit qu’elle l’ennuie en l’invitant à entrer dans des particularités monographiques un peu fastidieuses et notamment en lui infligeant la lecture de panneaux mal éclairés, le plus souvent écrits en petites lettres.
- 16 Je fais ici l’impasse sur la muséographie de Neuchâtel, et en particulier, sur «Pom, pom, pom pom», (...)
34À l’évidence, une (bonne) exposition sur la musique ne peut être cela. D’ailleurs, le musée est un lieu qui n’est propice ni à la contemplation intime ni à l’acquisition de savoirs encyclopédiques. Chacun n’a-t-il pas le loisir d’entendre de la musique tranquillement chez lui en s’entourant, s’il le faut, des services de dictionnaires et d’encyclopédies musicales ? De sorte que, s’il s’agit de trouver une place pour la musique dans un lieu public, au-delà de celle qui lui est habituellement assignée16 — ce ne peut être que de façon spécifique et originale.
35Ce qu’offre un musée ou tout autre lieu d’exposition, c’est un espace où peuvent être intégrées et mises en relations, des données accessibles nulle part ailleurs. Sur cette base, je me suis plu à imaginer une exposition sur la musique centrée sur un magnifique répertoire de chants confrériques encore bien vivants dans une petite ville de Sardaigne : Castelsardo.
- 17 Désormais introuvable par la faute de l’éditeur.
36C’est ainsi qu’un regard désormais distancié sur cette ville me la fait apparaître non plus exactement comme un lieu où la musique et le rituel ont une place importante — ce qui, de fait, me permit d’y consacrer un gros livre (Lortat-Jacob 1998)17 — mais comme une gigantesque oreille. La ville est une oreille. Non seulement le silence est suspect — un peu comme à Naples —, mais tout ce qui se chante ou se dit à tout moment de l’année est entendu, interprété et soumis à commentaire. L’acoustique même de la ville vient renforcer cette réalité : les toits en terrasse laissent voir quelques signes domestiques (par la façon dont on y accroche le linge de maison par exemple), mais servent surtout à amplifier le son. La morphologie de la ville également : Castelsardo est construit sur un gros rocher plongeant sur la mer qui, lorsqu’elle est calme, entretient l’écho des paroles incessantes que les hommes ou les femmes s’échangent ; elle amplifie les chants provenant de la cathédrale ou de l’église de Santa Maria. Rien n’arrête le son : surtout pas les fenêtres ouvertes en été à cause de la chaleur, ni les portes, toujours ouvertes en toutes saisons.
Fig. 3 : Castelsardo, le plan de la ville en forme d’oreille (les numéros renvoient aux arrêts successifs de la procession du Lundi saint et aux étapes chantées)
37Puis vient la période de Carême, très attendue par les chanteurs et par ceux qui les entendront : plusieurs fois par semaine, la ville se remplit de chants émis à voix forte par les confrères lorsqu’ils se retrouvent dans leur petite église de Santa Maria pour préparer la Semaine sainte. Chacun peut alors vérifier sur place — s’il ne l’entend pas de chez lui — ce que donne le chant et, plus encore, comment se comportent ceux qui s’en voient chargés. Il ne s’agit pas en effet d’être sensible seulement au son, mais de savoir interpréter ce qu’il y a derrière : être attentif à son caractère tantôt âpre, tantôt harmonieux. Et de s’interroger : pourquoi ce chanteur-ci a-t-il tant forcé sa voix aujourd’hui ? Pourquoi celui-là a-t-il voulu se singulariser en produisant une variante inédite ? Et pourquoi ce court passage particulier chez un troisième ? C’est ainsi qu’on traque ce que chacun veut dire à travers sa production sonore et que, à sa façon, chaque exécution raconte une histoire. Celle-ci ne réside pas dans le texte (il est en latin et semble secondaire, d’autant qu’en général, il n’est compris de personne), mais dans la voix chantée de l’autre, à travers les petites variantes stylistiques et expressives qu’il apporte à chaque exécution. Le système d’interprétation est donc double :
-
tout chant est interprété à partir d’un modèle ancestral et traditionnel : d’une version à l’autre, les changements portent sur des détails ; mais ce sont ces détails qui comptent ;
-
tout chant est soumis après son exécution à une interprétation d’un autre ordre, mais tout aussi important que le précédent : paroles à voix haute, flatteries, invectives, remise sur rail de dérives stylistiques jugées mauvaises, etc… Chaque acteur prend position et la polyphonie semble tout aussi présente dans le chant que dans ses commentaires, lesquels invitent à leur tour à la production d’autres chants.
38Puis viennent les grandes processions nocturnes de la Semaine sainte : le sacré — le Christ, la Madone et les chœurs polyphoniques — sortent pendant plusieurs heures de l’église pour inonder la ville et pénétrer dans les maisons à travers les fenêtres, toujours ouvertes pour l’occasion (même s’il fait froid). Les commentaires, qui se tiendront les jours suivants, seront plus complets qu’à l’ordinaire, puisqu’ils prendront en compte tout le cycle de l’année aboutissant au rituel de Pâques et à sa « mise en chant ».
39On s’en rend compte à travers cet exposé : le chant met en relation des hommes et des femmes, des lieux sacrés et profanes et des temps cycliques alternativement lâches et denses dont le disque (ni même le film) ne peuvent aisément rendre compte. Il a pour origine deux petites membranes (les cordes vocales) et pour rayon d’action toute une ville et ses rumeurs (vocales elles aussi).
Fig. 4: Castelsardo, sortie de la procession du Jeudi saint.
Photo: Bachisio Masia
40Face à la complexité de cet objet, il faut concevoir une muséographie sur plusieurs plans, consistant à figurer la « ville-oreille », ses dédales de rues, ses intrigues virtuelles, ses escaliers omniprésents, ses bruits et ses voix dispersées, parlées ou chantées. Pour cela, il convient de concevoir un parcours muséographique fait d’assemblage de pierres et de ciment en utilisant un large jeu de photographies et de miroirs pour créer des plans ou des illusions de plans et des perspectives. Dans ce labyrinthe reconstitué — celui de la ville comme celui de l’oreille interne — le public sera invité à chercher le son qui se disperse, qui va et vient et apparaît par bribes, sous la forme de voix séparées, suggérant un accord musical virtuel jamais totalement constitué. Durant tout ce parcours, la musique est seulement suggérée et sera perçue essentiellement à travers les timbres des voix. Le public pourra entendre l’accord pleinement d’abord pour en jouir, puis pour en disposer — seulement après s’être sensiblement perdu dans le labyrinthe, lorsqu’il entrera dans un espace spécifique (l’église) à l’acoustique ample, douce et réconfortante : lieu de concert, mais aussi de repos et de concentration où l’harmonie est enfin composée.
41Un autre espace, attenant à l’église et figurant la petite sacristie où se tiennent la plupart des répétitions de chant, servira d’atelier de chant pour en découvrir puis en domestiquer les propriétés harmoniques : il sera possible d’y rassembler les voix séparées et éparses qu’on aura entendues « dans la rue », de jouer avec elles, puis de créer des enchaînements de mélodie. Bref, produire de la musique selon les principes de modélisation interactive évoqués plus haut. Chacune des parties vocales ayant été analytiquement échantillonnée, on pourra même faire fonctionner un chœur, puis un autre chœur en s’interrogeant sur leurs différences et sur le sens de ces différences : en proposant des gloses spécifiques à partir d’une grille d’interprétation renvoyant aux stratégies sociales locales.
42Enfin, une « machine à spectre » pourrait être mise à la disposition du public, qui lui permettra de juger de sa propre capacité d’émission et s’adressera à ceux qui auraient le désir de chanter à la façon des chanteurs de Castelsardo.
43L’exposition se terminera, de façon somme toute classique, par la projection d’un film où seront mis en évidence les rapports entre la musique et ses vastes champs de signification, à la fois sociaux et symboliques.
44Dans cet exemple, l’oreille, en tant qu’organe des sens et outil de connaissance, sera au cœur du dispositif architectural. On devra se perdre dans l’oreille, comme l’oreille se perd dans les sons qui s’adressent à elle.
45En prenant en compte très globalement un véritable lieu de « l’auralité », cette exposition à la fois technique et onirique se donne pour ambition de prendre pour objet toute la réalité acoustique d’un gros village, bruyant et musical — comme le sont sans doute bien d’autres villages d’Europe, d’Afrique ou d’Asie qui construisent leur culture sur leurs propres voix. Des voix à la fois étrangères et familières, qu’il faut apprendre à entendre.