La cérémonie commença à onze heures de la nuit; les lamas vinrent se ranger en rond au fond de la tente, armés de cymbales, de conques marines, de cloches, de tambourins et de divers instruments de leur bruyante musique […]. Au signal donné, l’orchestre exécuta une ouverture musicale capable d’effrayer le diable le plus intrépide. Les hommes noirs et séculiers battaient des mains en cadence, pour accompagner le son charivarique et les hurlements des prières. (Huc 1987, Tome 1: 139-140).
1Cette description peu enthousiaste du Père Huc dont les observations remontent au milieu du XIXe siècle n’a plus cours aujourd’hui. Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, les connaissances relatives à la musique rituelle du bouddhisme tibétain se sont multipliées, d’une part grâce à la publication de nombreux documents sonores (en commençant par ceux que recueillit en 1961 P. Crossley-Holland, le pionnier des études relatives à la musique tibétaine), d’autre part en raison du rapide développement des monastères tibétains en exil.
2Cette situation nouvelle a incité quelques chercheurs musicologues, fascinés par ces musiques venues du Toit du monde, à développer leur connaissance du bouddhisme tibétain et à apprendre la langue tibétaine dont l’étude devenait progressivement possible dans le cadre des institutions universitaires.
3Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’expliquer dans plusieurs publications (notamment Helffer 1991 et 1995), depuis 1989, j’ai pour ma part choisi de me consacrer aux musiques pratiquées au sein d’un monastère de la tradition nyingmapa, le monastère de Shechen ( = Zhe-chen), fondé en 1735 dans la région du Kham (province chinoise du Sichuan), et en exil au Népal à Bodnath depuis 1985.
4La fréquentation régulière du Shechen népalais depuis plus de quinze ans et l’accueil chaleureux des autorités monastiques, auxquels s’ajoutait l’aide éclairée du moine français Matthieu Ricard, m’ont permis d’assister à de nombreux rituels, de réaliser quantité d’enregistrements et d’étudier les textes relatifs aux répertoires musicaux du monastère. La réunion de tous ces facteurs favorables m’incite aujourd’hui à initier une réflexion sur l’organisation formelle des différents répertoires musicaux auxquels il est fait appel dans la pratique liturgique de ce monastère. Je m’appuierai principalement sur les données recueillies durant la célébration du grand rituel qui marque la fin de l’année tibétaine, le gtor-zlog ou dgu-gtor, qui se déroule du 23e au 29e jour du 12e mois du calendrier tibétain, autrement dit en février-mars du calendrier occidental (Helffer 2004).
5Avant de rentrer dans le vif du sujet, il me semble indispensable de présenter brièvement le matériel sur lequel est fondée ma réflexion.
6Comme tout rituel du bouddhisme tibétain, le gtor-zlog est basé sur un assemblage de textes composés par des maîtres de la tradition. Il a pour but de prévenir les difficultés qui pourraient surgir dans l’année à venir en s’adressant à la divinité d’élection (yi-dam) du monastère – une forme particulière de Ghin-rje-gshed (skt. Yamantaka) – et à son acolyte Las-gshin, et en s’assurant la bonne volonté et l’appui des neuf protecteurs (chos-skyong) de l’ordre nyingmapa et de leurs assistants (rjes-‘brang).
7Les textes réunis pour ce faire ont pour auteurs deux maîtres éminents de l’école nyingmapa: Gter-bdag gling-pa (1646-1714), fondateur du monastère de Smin-grol-gling au Tibet central, et le frère de celui-ci, Lochen Dharmashri (1654-1717/18).
8Quant à l’aspect sonore que doit revêtir le rituel, il est consigné dans différents manuels manuscrits de notations musicales (dbyangs-yig), élaborés par les maîtres de chant (dbu-mdzad) et regroupés dans une publication récente du monastère (S.T.1 de la bibliographie). Il s’agit en premier lieu du manuel concernant le culte rendu aux neuf protecteurs et à leurs assistants, intitulé « Ce qui fait la joie des protecteurs de la doctrine (« Chos-skyong rnams kyi dbyangs-yig « bstan-srung dgyes-par byed-pa»,S.T.1: 267-425), dont le colophon précise qu’il fut composé en 1822, et en second lieu du manuel consacré au culte de la « divinité d’élection» (yi-dam) du monastère – Gshin-rje-gshed, sous sa forme de dregs-pa ‘joms byed -, intitulé « le rugissement du lion» (Gshin-rje dregs-‘joms byed kyi dbyangs–yig « seng-ga’i nga-ro», S.T.1: 509-630). L’accès à ces manuels était jadis réservé aux maîtres de chant; mais, depuis la publication qui en a été faite en Inde, leur consultation s’est trouvée facilitée et de nombreux jeunes moines s’y réfèrent.
Fig. 1 : Les gâteaux rituels (gtor-ma) représentant Gshin-rje-gshed et Las-gshin durant la célébration du gtor-zlog
Fig. 2: le maître de chant ‘Gyur-med ‘jigs-med s’accompagnant aux cymbales sbug-chal
9Ces précieux documents sont complétés par des « modes d’emploi» (lag-len ou phyag-len) explicitant l’usage liturgique des textes précédents; ils ont récemment été publiés en deux volumes par les soins du monastère et regroupent cinq recueils de ce type, parmi lesquels celui qui concerne précisément le rituel du gtor-zlog (‘Jam-dpal Gshin-rje dregs-pa ‘joms-byed kyi gtor-zlog lag-len, S.T.2, vol. 2: 61-190).
10Il faut en outre signaler l’existence de quelques feuillets manuscrits concernant les notations pour le jeu des trompes dung-chen et rkang-gling (S.T.6)
- 1 Des extraits des enregistrements réalisés figurent dans le CD accompagnant Helffer 1994 et des cop (...)
11A ces documents écrits se sont ajoutés, au cours des années (notamment en 1989, 1991, 1993, 1995 et 1997), les documents sonores que j’ai pu recueillir aussi bien pendant le rituel, que hors situation, à la demande, répondant ainsi au vœu exprimé par l’abbé Rabjam Rinpoche, soucieux de conserver la tradition du monastère de Shechen et d’en constituer les archives sonores. De cette préoccupation a témoigné l’appel fait à d’anciens maîtres de chant (dbu-mdzad, prononcé umze) du Shechen tibétain pour qu’ils viennent transmettre aux jeunes générations la tradition orale dont ils étaient les dépositaires: on a ainsi vu se succéder de 1990 à 1993 le dbu-mdzad ‘Gyur-med ‘jigs-med, puis de 1993 à 1995 le dbu-mdzad Nor-bzang; c’est auprès d’eux que les jeunes moines qui exercent aujourd’hui la fonction de dbu-mdzad ont été formés1.
12L’existence de ces différentes sources, exprimant par écrit le point de vue des experts tibétains et, au travers des enregistrements, la traduction sonore qui en est donnée, offre une possibilité exceptionnelle d’élucider quelques unes des formes dans lesquelles se développe la musique rituelle du bouddhisme tibétain, tant au niveau de la production vocale qu’à celui de l’important dispositif instrumental mis en œuvre.
13Puisque c’est autour des textes que s’organise le rituel, il est nécessaire de rappeler les éléments formels qui les composent. Le lecteur et surtout les acteurs du rituel doivent en effet naviguer entre des feuillets multiples imprimés (en écriture dbu-chen) ou manuscrits (en écriture dbu-med).
14Des syllabes-germes (skt bija / tib. sa-bon) monosyllabiques héritées du sanscrit, telles OM, HUM, BHYO, HRIH, BAI…, marquent le début de chaque texte. Elles constituent la forme sonore de la divinité et servent de point de départ au maître de chant.
15En outre, de nombreux mantras formés de plusieurs syllabes sont accumulés en divers points du rituel:
- Les textes en prose
- Les textes en vers (rkang-pa), qui relèvent du domaine poétique, (snyan-ngag). Vu la place prépondérante qu’ils occupent dans les rituels, il est nécessaire de rappeler quelques-uns des principes qui les régissent, d’autant plus que la poétique tibétaine ne connaît pas la rime et repose essentiellement sur le rythme, l’accentuation et la césure.
16Etant donné que les mots de la langue tibétaine sont généralement monosyllabiques (chaque syllabe étant séparée de sa voisine par un point ° placé en haut et à droite ou par un trait), mais sont aussi disyllabiques, par commodité, j’ai retenu ici le terme de pied pour désigner tout groupement de deux syllabes; cela étant admis, je considère que la segmentation du vers s’opère en pieds disyllabiques avec accentuation des syllabes impaires, ce qui peut faire penser à un rythme trochaïque, bien que, contrairement à la poésie sanscrite qui lui servait de modèle, le tibétain ne connaisse pas l’opposition longue/brève.
17Dans la littérature religieuse et en particulier dans les textes rituels qui nous occupent, on observe une prédominance absolue de vers à 7 et 9 syllabes qui peuvent être regroupés en strophes de deux ou quatre vers.
18Ceci donne pour un vers à 7 syllabes: trois pieds disyllabiques + un pied catalectique, ou deux pieds disyllabiques + un trisyllabe, avec dans tous les cas une césure 4/3:
x x / x x // x x / x
x x / x x // x x x
19Un exemple, parmi quantité d’autres, en est fourni par le texte d’une invitation pressante au « démon-planète» (Gza’-bdud/skt Rahula), choisi en raison du rôle métrique des trisyllabes-onomatopées qui occupent la deuxième partie de plusieurs vers:
HUM nam-mkha’ dbyings kyi pho-brang na
Depuis ton palais des espaces célestes
Gza’-bdud ‘khor dang bcas-pa rnams
toi démon-planète et ta suite
Sku mdog dud-ka’i tse-re-re
avec ton corps couleur de fumée tse-re-re
Dgyes-pa’i gad-rgyangs ya-la-la
avec ton rire de joie ya-la-la
Dar-nag ru-mtshon phya-ra-ra
avec ta lance enrubannée de noir phya-ra-ra
mi-rkang gling-bu di-ri-ri
au son de la flûte en jambe di-ri-ri
spyan-stong me-dpung ‘u-ru-ru
au ronflement des flammes de tes milliers d’yeux
bshugs-pa glu-len kyu-ru-ru
avec le sifflement de tes chants kyu-ru-ru
rngam-pa’i nga-ro di-ri-ri
tes grondements de fureur di-ri-ri
dpal gyi bro-chen chems-se-chems
ta danse glorieuse chems-se-chems
‘jigs-pa’i glu-len tse-re-re
tes chants effrayants tse-re-re
glog-dmar zhags-pa ‘khyugs-se-‘khyugs
la fulgurance de l’éclair ‘khyugs-se-‘khyugs [qui te caractérisent]
tshur- byon tshur-byon gnas ‘dir byon
Viens, viens, viens en ce lieu.
[malgré mes efforts, je n’ai pas toujours réussi à élucider les associations qui ont présidé au choix des onomatopées].
20Pour les vers à 9 syllabes, on constate la présence de quatre pieds disyllabiques et un pied catalectique avec césure après la sixième syllabe, ou de trois pieds disyllabiques suivis de la figure de style que constitue le trisyllabe-onomatopée:
x x / x x / x x // x x x
21L’énumération des offrandes (mchod-pa) destinées à une forme particulière du protecteur Mgon-po témoigne de jeux sonores identiques à l’exemple précédent; dans ce cas, la césure intervient après les six premières syllabes du vers (R. Kohn, 1989: 629-630).
ba-lin gtor-ma mchod-pa rong-se-rong
offrande de gâteaux rituels en masse compacte
bdud-rtsi sman gyi mchod-pa brengs-se-brengs
offrande d’ambroisie coulant à flots
rakta dmar-gyi argham chi-li-li
dza-gad gser-skyems btung-ba me-re-re
libation de bière remplie à pleins bords me-re-re
mâmsa sha-chen gsur-dud thu-lu-lu
bhandza rus-pa’i tshogs ni khra-la-la
entrechoquement des os khra-la-la
bza’ dang bca’ dang btung-ba’i bye-brag dang
gzugs sgra dri ro reg bya chos la sogs
22Le recours à de nombreux trisyllabes-onomatopées que les grammairiens d’aujourd’hui classent dans les « impressifs» et dont la traduction demeure difficile n’est pas propre aux textes utilisés à Shechen, mais se retrouve abondamment dans la littérature religieuse ou profane, comme le confirme un passage de rituel gelugpa en l’honneur du protecteur Mgon-po:
Gshin-rje’i ngar-skad di-ri-ri
voix tonitruante de Gshin-rje-gshed di-ri-ri
Ma-mo’i shugs-glu kyu-ru-ru
sifflement du chant des ma-mo kyu-ru-ru
Rakta’i rgya-mtsho ‘khyil-li-li
tourbillon d’un océan de sang ‘khyil-li-li
Tshil-chen zhung-mar lhabs-se-lhabs
Gsur-chen dud-pa chil-li-li
Pho-bdud bro-brdung chems-se-chems
frappement de la danse des démons
Mo-bdud shong-skor sgor-ro-ro
tourbillonnement de la ronde des démones
mi-rkang gling-bu kyu-ru-ru
pépiement de la trompette en os kyu-ru-ru
gshang gzar ngar-skad u-ru-ru
glog-chen ‘bar-ba ‘khyugs-se-‘khyugs
fulgurance de l’éclair
‘brug-sgra drag-po chems-se-chems
grondement du dragon-tonnerre
gnam-lcags ser-can sha-ra-ra
23La connaissance des textes (en théorie appris par cœur) ne suffit pas, il faut aussi savoir comment les énoncer, exercice auquel les jeunes moines sont entraînés dès l’enfance en participant (sans y comprendre grand-chose) aux interminables rituels qui occupent le calendrier liturgique.
24Une place à part doit être faite à l’énonciation des nombreux mantras (sngags) qui sont récités pendant le rituel et surtout au mantra-racine (rtsa-sngags) dont la récitation ne doit pas être interrompue et se poursuit jour et nuit pendant les huit jours du rituel. Il s’agit en l’occurrence du mantra de Gshin-rje-gshed (skt. Yamantaka), la forme « courroucée» (drag-po) du bodhisattva Manjushri, répété à tue-tête et fortement scandé par un groupe de moinillons, et que la notation segmente ainsi (S.T.1: 537):
OM A-KRO-TE-/ KA / YA-MAN-TA-KA KÂ LA RU PA HRIH SHRI
suivi de: A PA YE / MA MA KRO-DHI-SHVA-RI SA-MA-YA HUM PHAT//
25Le sgrub-pa’i rtsa-sngags, c’est-à-dire le mantra-racine de ce rituel de grande évocation (sgrub-chen) est plus bref mais joint les noms sanskrits des formes paisibles et courroucées du bodhisattva; il se limite à OM MANJUSHRI YAMANTAKA HUM PHAT //
26Pour tous les autres textes, la terminologie tibétaine distingue plusieurs modalités d’énonciation qui ont été magistralement décrites dans une contribution déjà ancienne de Ter Ellingson (1979b) et qui se retrouvent dans les manuels de Shechen, où sont distingués:
- la simple récitation (‘don-pa) effectuée recto tono selon plusieurs modalités;
•lhug-‘don pour la prose;
•‘dur-‘don pour une récitation « galopante», qui peut être très rapide;
•drag-‘don pour une récitation fortement scandée.
- un mode de psalmodie à caractère syllabique, effectué sur une mélodie-type simple transmise oralement et connue de tous, correspondant le plus souvent à une strophe de deux vers, reprise sans modification jusqu’à la fin du texte.
- un mode de psalmodie plus élaboré qui peut faire l’objet de notation, désigné à Shechen par le terme gdangs et dans lequel il n’y a pas introduction de syllabes étrangères au texte, mais qui est ponctué par le jeu des cymbales/tambours. Tel est le cas pour un sman-gdangs noté S.T.1: 529 avec frappe une syllabe sur deux; pour le gdab-gdangs noté S.T.1: 566 avec une frappe sur chaque syllabe; tandis que le bar-gdangs mentionné S.T.1: 531 ne requiert aucune frappe.
- un mode de chant spécifique désigné par le terme dbyangs (dont le sens premier est « voyelle») qui constitue la solennisation maximum des textes. La composition de ces dbyangs, souvent désignés par des titres plus ou moins poétiques ou pompeux, est parfois attribuée à des maîtres religieux qui en auraient eu, en quelque sorte, la vision sonore; les problèmes relatifs à leur transmission fidèle ont conduit les maîtres de chant à élaborer des systèmes de notations contenus dans les manuels de chant dbyangs-yig dont il y a lieu de préciser quelque peu le contenu.
- 2 Format des publications faites en Inde: 36 cm 2 7,5 cm.
27Les manuels, propres à la tradition du monastère de Shechen, étaient, jusqu’à une date récente, conservés sous forme exclusivement manuscrite et, avant la publication qui en a récemment été faite en Inde (S.T.1), leur accès était réservé aux seuls maîtres de chant. Ils se présentent désormais sous la forme traditionnelle des ouvrages tibétains (dpe-cha)2; les folios écrits recto-verso en écriture dbu-med comportent cinq lignes et se lisent de gauche à droite et de haut en bas.
28Les conventions adoptées par les rédacteurs des dbyangs-yig peuvent se résumer aux points suivants:
– Sur chaque ligne sont portées syllabes du texte et syllabes sans signification (tshig-lhad) dont le caractère phonétique dépend de la syllabe qui les précède: si les syllabes signifiantes sont en rouge, les tshig-lhad qui constituent le premier degré de la notation musicale des dbyangs sont portés en noir et inversement.
– Structure des tshig-lhad: écho de la syllabe qui précède / enchaînements conventionnels de groupes de voyelles tels que ha-ha-ha / ya-a / wa-i ya /
Le nombre de tshig-lhad peut être si grand que le sens du texte est complètement masqué à l’audition.
– Des espacements interviennent pour marquer différents types de segmentation: césures (4/3 comme pour la métrique du vers, mais aussi 6/1 ou d’autres combinaisons), unités de souffle et division en vers.
– Des petits cercles vides sont placés au-dessous des syllabes dont l’énoncé doit être souligné par une frappe des cymbales actionnées, rappelons-le, par le maître de chant. Ils peuvent être absents (pour les dbyangs les plus solennels), être placés sous chacune des syllabes, ou plus fréquemment sous une syllabe sur deux, et rarement sous la première et la dernière syllabe du vers [c’est notamment le cas pour le dbyangs d’hommage au protecteur Mgon-po à quatre visages (S.T.1: 283); le dbyangs de louange à Bar-ma nag-mo (S.T.1: 322); la louange à Khyab-‘jug chen-po (S.T.1:334); l’invitation à Gshin-rje’i –gshed, pour ne retenir que quelques exemples (particulièrement abondants dans le manuel relatif à Gshin-rje-gshed avec: S.T.1: 543, 545-46, 551, 583-585 etc.)].
Soit l’invocation à Mgon-po à quatre visages, un des plus importants protecteurs du bouddhisme tibétain.
29La notation qui en est proposée (S.T.1: 295) porte sur deux vers à 9 syllabes précédés de la syllabe-germe HUM: Dpal-chen mthu-stobs dbang-phyug ‘khor bcas la / Ma-rung log ‘dren dgra dang bgegs rnams kyi /
30Elle est identique pour chacun des vers et truffée de syllabes sans signification tshig-lhad.
Fig. 3: Notation de Dpal-chen mthu-stobs (S.T.1: 295)
31Dans la transcription qui va suivre, les syllabes du texte sont portées en italiques et les tshig-lhad en romains; les intervalles marquant la segmentation sont exprimés par un [/] et les cercles de frappes de cymbales par un simple point [°], ce qui donne:
1er vers
HUM-nga / dpal-las chen-a-la mthu / u-stobs -ya / wa-i-ya / wa-i ya ya / dbang-nga
° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° °
phyug-u ‘khor bcas / la ya ya / HUM-nga //
° ° ° ° °
2e vers
HUM-nga / ma–nga rung-a-la log / a-‘dren -ya / wa-i –ya / wa-i ya ya / dgra-wa
° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° °
dang-nga bgegsrnams / kyi ya-ya / HUM-nga //
° ° ° ° °
32A ces conventions s’ajoutent des signes neumatiques parcimonieusement distribués, placés au-dessus ou en dessous des syllabes (qu’elles soient signifiantes ou non signifiantes), si celles-ci doivent faire l’objet d’une modification de la hauteur de référence ou de la couleur sonore à lui affecter.
33Les enregistrements dont je dispose et notamment celui réalisé en 1995 par le dbu-mdzad Nor-bzang s’accompagnant lui-même aux cymbales, permettent d’affirmer que la présence d’une courbe placée au-dessus d’une syllabe indique une élévation de la hauteur du son par rapport à la note-référence (+ 75 Hz), tandis que des ondulations terminant l’un ou l’autre signe de notation indiquent un « tremblement», autrement dit un tremolo vocal plus ou moins accentué, que souligne le tracé des sonogrammes qui ont été réalisés.
34Un deuxième exemple est fourni par l’invocation à Gshin-rje-gshed, exprimée elle aussi en vers à 9 syllabes et qui commence par les deux vers suivants:
Chos-dbyings mtha’-bral drag-po’i zhing-khams nas
Snying-rje rab ‘khros ‘Jam-dpal Gshin-rje-gshed…
Fig. 4: Notation de l’invocation à Gshin-rje-gshed (S.T.1: 519-521)
35La notation qui en est proposée, identique pour chacun des vers, fait elle aussi une large place aux tshig-lhad, mais leur distribution est très différente (ils sont absents pour le début du vers et abondants à partir de la quatrième syllabe de chaque vers), ce qui induit une segmentation irrégulière du texte; seule la dernière syllabe de chaque vers est soulignée par une frappe de cymbales.
36La transnotation proposée selon les principes adoptés ci-dessus donne:
1er vers
HUM-nga / chos dbyings mtha’-a bral / ya-a ha-ha-ha / drag-ga ha-ha-ha po’i ha / ya-a ha-
ha-ha-i-ya / zhing-a-nga ha-ha-ha / khams-a ama ha nas/ a-ha-ha a-ha /ye-he//
°
2e vers
snying-rje’i rab-a khros / ya-a ha-ha-ha ‘jam-ma ha-ha-ha dpal-las / ya-a ha-ha-ha-i-ya / ya-
a ha-ha-ha Gshin-a-ni ha-ha-ha / rje’i-a a-ye-ha gshed / a-ha a-ha a-ha / ye-ha ha-ha ya //
°
37L’énonciation des quatre vers qui suivent se poursuit sur un ton de psalmodie simple, portant sur deux vers, incluant peu de tshig-lhad et prévoyant une frappe de cymbales une syllabe sur deux; la segmentation est irrégulière:
(1) ‘khor bcas sgyu / ‘phrul–a phyag-rgya ha-ha-ha ha-ha-ha rol-pa’i tshogs-ba /
° ° ° ° °
(2) ma lus / ‘dir gshegs / dbang bskur-u byin phob la-ba /
° ° ° ° °
(3) mthu-rtsal nus / bskyed-a rtags dang ha-ha-ha mtshan-tan ma-a ston-nas /
° ° ° ° °
(4) mchog thun / dngos-sgrub ma lus / deng stsol cig-ya
° ° ° ° °
38Une fois encore, les enregistrements confirment la stabilité de la note de référence sur laquelle se base cette forme de « tone-contour melody» selon la terminologie d’Ellingson, tandis que les sonagrammes mettent en évidence la richesse des formants qui résultent des changements de voyelles dus à l’énoncé des tshig-lhad.
39C’est en effet la place occupée par les tshig-lhad qui façonne en quelque sorte ces « chants à voyelles» ou chants « voyellisés» comme j’ai tendance à les appeler.
40Seul l’examen systématique de toutes les notations proposées permettrait d’esquisser une théorie générale des formes illustrées dans les chants dbyangs; l’absence quasi absolue de chercheurs s’intéressant à ces questions l’a jusqu’à présent rendue impossible.
41Même si les notations des dbyangs-yig concernent essentiellement la production vocale, ils fournissent en outre quantité de prescriptions relatives à l’instrumentation, aux interventions des différents instruments – avec conque (dung-dkar bcas), avec tambour damaru et clochette dril-bu (da-dril bcas), avec tambour (rnga bcas) –, aux formules rythmiques à exécuter, aux formules de trompettes rkang-gling à introduire, aux pièces pour hautbois rgya-gling ou trompes longues dung-chen préconisées à tel ou tel moment du rituel, etc. De plus, des commentaires en petits caractères sont parfois ajoutés entre les lignes pour rappeler certains aspects de la tradition orale (ou certaines modifications apportées par un des maîtres de chant).
42L’examen de ces données, complété par l’étude des enregistrements qui en illustrent l’application, va permettre de dégager les caractéristiques formelles des diverses interventions instrumentales qui ponctuent et embellissent la proclamation des textes. Les remarques qui suivent porteront successivement sur la structuration du temps par le jeu des cymbales et tambours, les interventions des instruments dans lesquels on souffle, la coordination entre le jeu des différents instruments.
43Comme il a déjà été signalé à propos du chant des dbyangs, les notations musicales marquent clairement la ponctuation à effectuer par rapport aux textes en vers qui sont chantés, mais les manuels contenus dans S.T.1 comportent également de nombreuses indications relatives aux séquences rythmiques intercalées entre strophes ou parties de rituels, qui servent de signaux sonores ou qui sont organisées en pièces complexes portant éventuellement des titres.
44Ces indications sont portées, comme on l’a vu à propos des chants, au moyen de petits cercles de différentes tailles, selon que la frappe doit être jouée f ou p, mais ceux-ci sont alors surmontés d’un chiffrage indiquant la structuration de ces séquences et correspondant à la façon dont les tibétains « comptent».
45Parmi les séquences de base les plus fréquentes, on notera le « frapper trois» (gsum-brdung) et le « frapper neuf» (dgu-brdung), qui interviennent avec de nombreuses variantes. Pourtant le titre donné à ces séquences ne doit pas faire illusion.
46Le chercheur formé au solfège occidental serait bien en peine de compter trois frappes dans les diverses formulations qui peuvent être faites de gsum-brdung. Dans le cas le plus simple, gsum-brdung enchaîne trois coups f, suivis d’un coup p (noté par la syllabe byas, prononcée djé), puis à nouveau trois coups f:
1 2 3 byas 1 2 3
Cette formulation peut être prolongée par un coup faible:
1 2 3 byas 1 2 3 byas
Elle peut aussi être suivie d’un tremolo des cymbales exprimé par la syllabe thang:
1 2 3 byas 1 2 3 byas thang
Elle peut être précédée de deux syllabes hors-compte suivies d’un coup faible, ce qui donne un total de 12 frappes:
sbram sbram byas 1 2 3 byas 1 2 3 byas thang
47C’est ainsi qu’elle apparaît, combinée à une formule jouée par les hautbois, tout au long de la propitiation des neuf protecteurs de la religion, pour séparer les prières adressées à chacun des protecteurs (CD Sounds of Tibet, plage 6), comme on le verra ci-après (fig. 13).
48Quant à la séquence à neuf frappes (dgu-brdung), abondamment représentée dans les parties du rituel touchant à Gshin-rje-gshed, elle se caractérise bien par une succession de neuf coups, mais ceux-ci peuvent faire l’objet d’agencements différents:
499 coups de force égale pour la « musique violente» (drag-rol):
<O O O O O O O O O>
1 2 3 4 5 6 7 8 9
50présence d’un 7e coup faible, ce qui est le cas le plus fréquent:
<O O O O O O o O O>
1 2 3 4 5 6 7 8 9
51alternance coup fort / coup faible pour la « musique galopante» (‘dur-rol)
<O o O o O o O o O>
1 2 3 4 5 6 7 8 9
52A côté de ces formules de base, il existe également des formules-signaux pour marquer des transitions, mais elles ne font pas l’objet de notation graphique; c’est notamment le cas du zil-‘bebs qui se traduit par une succession de frappes de plus en plus rapprochées et de plus en plus piano et de bzhag-rol qui indique l’arrêt du jeu des cymbales qui doivent alors être déposées.
53Le répertoire de Shechen comporte en outre plusieurs compositions développées qui enchaînent des séquences au sein desquelles la séquence à 9 frappes joue un rôle prédominant.
54Un exemple en est fourni par la « bénédiction développée des cymbales» (rol-mo byin-rlabs rgyas-pa) qui figure dans un autre rituel et se présente comme suit:
Fig. 5: Notation de byin-rlabs rgyas-pa (S.T.1: 209)
55La transposition qui suit met en évidence la structure de la pièce, avec ses trois retours à la séquence à 9 frappes, séparés les uns des autres par des formulations de la séquence à 3 frappes diversement exprimées (avec ajout de tremolos thang, avec premier coup faible…).
Adaptation de la notation tibétaine de byin-rlabs rgyas-pa
thang-gsum nas / zil-‘bebs dal mthar /
sbram sbram thang
1 thang 2 thang 3 thang 1 2 3 byas 1 2 3 byas 1 2 3 byas
sbram sbram thang 1 2 3 4 5 6 7 8 9 thang
1 thang 2 thang 3 thang 1 2 3 byas 1 2 3 byas 1 2 3 byas
sbram sbram thang 1 2 3 4 5 6 7 8 9 thang
1 thang 2 thang 3 thang 1 2 3 byas 1 2 3 byas 1 2 3 byas
sbram sbram thang 1 2 3 4 5 6 7 8 9 thang
mthar sbram sbram byas 1 2 3 byas 1 2 3 thang
56Même rôle préférentiel de la séquence à 9 frappes pour la « formulation développée de la musique de bon augure» (bkra-shis rol-mo rgyas-pa) exécutée à la fin de deux rituels différents et qui commence par trois énoncés successifs de dgu-brdung avant d’enchaîner trois énoncés de 7 frappes, puis trois énoncés de 5 frappes et trois énoncés de 3 frappes, avant de terminer par une coda.
Fig. 6: Notation tibétaine de bkra-shis rol-mo rgyas-pa d’après S.T.1: 418
Adaptation de la notation tibétaine de bkra-shis rol-mo rgyas-pa
Sbram sbram thang
f 1 thang 2 thang 3 thang 4 thang 5 thang 6 thang 7 thang 8 thang 9 thang
mf 1 2 3 4 5 6 7 8 9 thang
p 1 2 3 4 5 6 7 8 9 thang
f 1 thang 2 thang 3 thang 4 thang 5 thang 6 thang 7 thang
mf 1 2 3 4 5 6 7
p 1 2 3 4 5 6 7
f 1 thang 2 thang 3 thang 4 thang 5 thang
mf 1 2 3 4 5
p 1 2 3 4 5
f 1 thang 2 thang 3 thang
mf 1 2 3
p 1 2 3
[Coda] après trois fois thang, zil-‘bebs suivi de bzhag-rol
N.B. un chiffre de petite taille indique un coup faible
57Plus complexe encore s’avère la pièce intitulée « les neuf frappes du rgyal-po» – rgyal-po’i dgu-brdung – dédiée à Tsi’u dmar-po, qui appartient à la catégorie des divinités rgyal-po; elle prend place dans le rituel des protecteurs (chos-skyong) et le CD Sounds of Tibet: plage 4 en fournit un enregistrement recueilli en 1997.
Fig. 7: Notation tibétaine de rgyal-po’i dgu-brdung selon S.T.1: 361-362
58La séquence à 9 frappes (dgu-brdung) y est répétée neuf fois comme le met en évidence la transnotation proposée ci-après:
Adaptation de la notation tibétaine de rgyal-po’i dgu-brdung
[Formule d’introduction]
O thang 1 2 3 4 5 6 7 8 9 suivi de zil-‘bebs
O O O O O O o O O [1]
[Développement]
A sbram 1 2 3 4/1 2 3 4/1 2 3 4
O o o O/ O o o O/O o o O
1 2 3 4 5 6 7 8 9
O O O O O O o O O [2]
1 2 3 4 / 1 2 3 4 / 1 2 3 4
O o o O / O o o O / O o o O
1 2 3 4 5 6 7 8 9
O O O O O O o O O [3]
1 2 3 4 / 1 2 3 4 / 1 2 3 4
O o o O / O o o O / O o o O
1 2 3 4 5 6 7 8 9
O O O O O O o O O [bis] [4 et 5]
B 1 2 3 / 1 2 3 / 1 2 3 byas/ 1 byas 2 byas 3 byas 4 byas 5 byas
O o O / O o O/ O o O o / O o O o O o O o O o
1 2 3 4 5 6 7 8 9
O O O O O O o O O [6]
1 2 3 / 1 2 3 / 1 2 3 byas / 1 byas 2 byas 3 byas 4 byas 5 byas
O o O / O o O / O o O o / O o O o O o O o O o
1 2 3 4 5 6 7 8 9
O O O O O O o O O [7]
1 2 3 / 1 2 3 / 1 2 3 byas / 1 byas 2 byas 3 byas 4 byas 5 byas
O o O / O o O / O o O o / O o O o O o O o O o
1 2 3 4 5 6 7 8 9
O O O O O O o O O [bis] [8 et 9]
[Conclusion]
Répétition à trois reprises (f / p / f) de la séquence à 9 frappes
sous une forme élargie.
[Coda = gsum-brdung] sbram sbram byas / 1 2 3 byas / 1 2 3 byas sbram thang
59Ceux-ci – trompettes rkang-gling, longues trompes télescopiques dung-chen, hautbois rgya-gling – sont toujours joués par paires d’instruments identiques; les dbyangs-yig indiquent bien où ils doivent intervenir, mais pour connaître les modalités de leurs interventions, il faut consulter des recueils spécifiques, généralement manuscrits, comme ceux qui vont être succinctement décrits. Mais il faut surtout avoir recours à la tradition orale. On remarquera que chacun des répertoires considérés fait mention de sept pièces. Les experts consultés sur la raison de ce nombre régulier de compositions ont reconnu leur ignorance.
60Que ces trompettes soient en os comme l’indique la terminologie (rkang-gling, « flûte en jambe») ou en métal, leurs interventions se limitent à de courtes formules composées d’un certain nombre de reprises de souffle, effectuées de la même façon quelle que soit la paire d’instruments utilisée et donc sans référence à une hauteur déterminée.
61Le recueil manuscrit des notations, conservé au monastère de Shechen, se réfère à la tradition de Smin-grol-gling et distingue sept formules: trois variantes de « souffler à trois reprises» (gsum-‘bud), trois variantes de « souffler à quatre reprises» (bzhi-‘bud), une formulation de « souffler à six reprises» (drug-‘bud) (cf. CD accompagnant Helffer 1994: pl. 14, d’après des enregistrements effectués à ma demande en 1981).
62Les signes graphiques employés pour évoquer ces différentes formules sont peu nombreux et présentent un caractère à la fois prescriptif et descriptif: la prescription porte sur le nombre de reprises de souffles à effectuer, la description est suggérée par la forme des signes graphiques adoptés: un triangle allongé avec pointe vers le haut pour les sons à garder jusqu’à extinction, même figure tronquée pour un son qui doit être brusquement coupé (bcad-pa), prolongation de la pointe par une sorte de flamme pour indiquer que le son doit être violent et haché.
63Un feuillet manuscrit de notations pour le jeu des mêmes trompettes, dites ici rkang-dung, provenant de Smin-grol-gling, m’a été généreusement donné par mon collègue et ami Alexander Macdonald qui l’avait acquis en 1961; ce document exceptionnel, que j’ai pu transmettre au monastère de Shechen, est intitulé « les façons de souffler les trompettes: voix rugissante des démons srin-po» (rkang-dung ‘bud-tshig srin-po’i ngar-skad); il fournit une liste un peu différente des sept formules précédentes et a l’intérêt de préciser les conditions d’emploi de ces formules. Il distingue en effet: – Trois variantes de gsum-‘bud, selon qu’elles interviennent pour l’invitation aux protecteurs de la religion, l’invitation aux divinités paisibles (zhi-ba’i spyan-‘dren), et l’offrande aux divinités paisibles (zhi-ba’i mchod-pa). Elles sont associées au jeu des cymbales sil-snyan.– Deux variates de bzhi-‘bud, associées au jeu des cymbales sbug-chal / rol-mo, à utiliser au début et à la fin de l’invitation aux divinités terribles (drag-po’i spyan-‘dren).– Une formulation de « souffler à cinq reprises» (lnga-‘bud) pour la propitiation des protecteurs. – Une formulation de « souffler à six reprises» (drug-‘bud) pour la sommation (‘gugs-pa) des mêmes divinités. (cf. CD Sounds of Tibet, pl. 9).
Les signes graphiques adoptés s’inspirent nettement des notations neumatiques adoptées pour les chants dbyangs.
Fig. 8: reproduction du feuillet de notations pour le jeu des rkang-gling selon la tradition de Shechen
Fig. 9: Reproduction du feuillet de notations pour rkang-dung du monastère de Smin-grol-gling
64L’écoute des enregistrements confirme le fait que les prescriptions de ces recueils sont bien observées dans la pratique; il s’avère en particulier que, au cours de la propitiation (bskang-ba) des divinités protectrices, la formule à cinq reprises de souffle avec coupure (lnga-‘bud bcad-ma) a bien été exécutée lorsqu’était mentionnée l’offrande du son du rkang-gling. (cf. CD Sounds of Tibet pl. 6)
65C’était le cas pour la propitiation de Mgon-po legs-ldan avec le quatrain qui suit:
Sha chen khrag dang dbang-po lnga
Par la chair humaine, le sang, les cinq organes des sens,
Tshil-chen shun-mar mkhris dang
par la graisse humaine, le beurre fondu et la bile,
g.yang-gzhi lhab-lhub rkang-gling sgra
par une peau humaine flottant au vent, par le son de la trompe en os
dpal-mgon legs-ldan thugs-dam bskang
que soit loué le Glorieux protecteur.
66Même énoncé de lnga-‘bud bcad-ma lorsque un texte similaire exprimait les offrandes destinées à propitier la « Grand-mère gardienne des Mantras» (Ma-mo sngags-srung-ma); le son du rkang-gling étant cette fois associé à celui du tambour en crânes:
Mkhris-chen bdud-rtsi’i dri-chab dang
Par cette bile humaine au parfum d’ambroisie
Sha-khrag rus-pa’i zhal-zas dang
par cette nourriture de chair, sang et os
Rkang-gling thod-rnga’i rol-mo sogs
par la musique de la trompette en os et du tambour en crânes
Mthun-pa’i rdzas kyis thugs-dam bskang
par ces substances appropriées, qu’elle soit louée.
67Il en allait de même lors de la propitiation de la « Grand-mère qui sévit dans les cimetières», pour laquelle l’accumulation des offrandes requises culmine avec le son du rkang-gling:
Dgra-bgegs srog-rtsa’i khrag dang dbang-po lnga
Tshil-gsur zhun-chen mar-nag sgron-me spar
Khrag zhag dri-chab sha rus don snying lnga
Rkang-gling rol-mor bcas-pa thugs-dam bskang
68Ces trompes dont les tailles sont variables – la plupart des monastères en possèdent des « grandes» (dont la taille peut dépasser 3 m) et des « petites», plus transportables (dont la taille avoisine 1,70m) – sont utilisées dans des contextes différents: solo pour accueillir un dignitaire (suites snyan-gsan) ou annoncer l’arrivée de danseurs pendant les ballets rituels ‘cham et surtout participation à l’ensemble instrumental monastique, en liaison avec une composition pour cymbales et tambours.
Fig. 10: Deux joueurs de trompes dung-chen dans la cour du monastère de Shechen
69A Shechen, comme dans tous les monastères du bouddhisme tibétain, l’usage qui en est fait repose sur l’émission de trois hauteurs, désignées en tibétain par les termes ‘dor pour le son grave, rgyang pour le son « étendu», à un octave du ‘dor, ti/ni pour le son aigu, généralement à la quinte du rgyang.
70Le répertoire, consigné dans un manuscrit peu soigné qui se compose de sept folios écrits recto/verso (S.T. 6), fournit une notation pour sept pièces de longueurs inégales. Dans le texte introductif qui précède les notations, il est précisé qu’il s’agit là d’une tradition conforme à celle de Smin-grol-gling (ce que confirme la consultation du recueil (dkar-chag) où sont consignés les us et coutumes de Smin-grol-gling (S.T.4 /156).
71Ces sept pièces sont désignées par des noms qui correspondent le plus souvent aux syllabes qui sous-tendent les signes de notation et qui servent de référence mnémotechnique aux musiciens:
– La première d’entre elles, intitulée Lha-rgyal-ma, s’appuie sur les syllabes bien connues, criées au passage des cols: Lha rgyal-lo ! Victoire aux dieux. Son exécution est préconisée dans le dbyangs-yig.
– La deuxième, intitulée « Le grand miséricordieux» Thugs-rje chen-po, réfère au bodhisattva Avalokiteshvara (tib. Spyan-ras-gzigs); les signes de notation sont sous-tendus par les syllabes Thugs-rje-chen répétées plusieurs fois, suivies de l’énoncé du célèbre mantra en six syllabes d’Avalokiteshvara OM MANI PADME [HUM] , et complétées par le vœu que tous les êtres parviennent à la libération (‘gro drug sems-can lam la sgrol / thar lam la drongs).
– La troisième, intitulée Rdo-rje sgra-dbyangs semble référer à une déesse de ce nom. Les syllabes qui sous-tendent les signes de notation correspondent à un texte difficile à établir en raison des nombreuses répétitions, mais qui renvoie explicitement à un des tantras les plus importants de l’école nyingmapa, à savoir le Sgyu-‘phrul dra-ba ( = « le Filet d’illusion») Rdo-rje sgra-dbyangs lha-mo / kun-bzang rol-mo’i sprin-phung / sgyu-‘phrul dra-ba’i dkyil-‘khor lha-tshogs la spros-te phul dbyangs kyi rol-mo spros //
– La quatrième Dpal-mgon lcam-‘dral renvoie à la forme du protecteur Mgon-po désigné par cet épithète et l’invite à venir pour accomplir les œuvres correspondant aux quatre catégories d’actions rituelles (las-bzhi): dpal-mgon lcam-dral ‘dir byon / las-bzhi’i phrin-las thegs sgrub du gsol-bar mjod.
– La cinquième Rgyal-ba’i bstan-srung dam-can rgya-mtsho renvoie à l’océan des « protecteurs» de la doctrine bouddhique.
– La sixième Dam-can go-thog évoque la soumission des « liés par serment» (dam-can) qui ont fait le vœu de protéger la doctrine bouddhique, avec la succession dam-can bsrung-ma go-thog répétée plusieurs fois.
– La septième Bkra-shis ‘khyil-ba « Enroulement de bon augure» est articulée sur les syllabes bkra-shis gad zhig zhing ‘dir dpal ‘bar / bkra shis gad zhig zhing ‘dir ‘khyil dont je ne comprends pas le sens.
72Le nombre des signes de notation relatifs aux hauteurs à émettre se limite à huit, diversement combinés selon les pièces considérées qui commencent toutes par la succession ‘dor-dor-rgyang et se terminent toutes par ‘dor-rgyang.
73Le développement des différentes pièces s’effectue à grand renfort de répétitions concernant le passage du son ‘dor au son rgyang, avec de rares appels au son aigu ni /ti, toujours atteint en venant de rgyang exécuté ff et suivi d’une coupure. En fait, c’est le son ‘dor qui marque les articulations des phrases.
74On ne constate la présence d’aucune indication relative aux durées à respecter. Une description plus précise de la notation de lha-rgyal apportera néanmoins quelque lumière sur les enchaînements qui président à la composition de cette pièce emblématique.
75Les indications manuscrites ajoutées aux courbes neumatiques, souvent difficiles à déchiffrer, portent sur deux points: d’une part le nom des hauteurs à émettre: le son grave ‘dor ou le son aigu ni, d’autre part sur les syllabes d’un texte dont l’énoncé va accompagner l’émission du son rgyang, chaque syllabe correspondant à un signe neumatique distinct. Ce qui peut être traduit ainsi avec en italiques le nom des hauteurs et en majuscules la formule mnémotechnique à retenir par les musiciens:
‘dor -‘dor rgyang enchaîné à LHA RGYAL LHA RGYAL LHA ni RGYAL LO /
suivi de
‘dor en chaîné directement à LHA RGYAL LHA RGYAL LHA ni LHA ni RGYAL LO
suivi de ‘dor rgyang.
76Les enregistrements de lha-rgyal réalisés à Shechen à plusieurs années d’intervalle avec des joueurs différents ont montré la stabilité de la forme générale de la pièce, mais une grande élasticité des durées: 10’12 en 1991 et 13’04 en 1997. L’exécution de lha-rgyal, la première pièce du répertoire, commune d’ailleurs à de nombreuses traditions monastiques (Helffer 1994: 53 tableau 8), qui figurait au début de la suite snyan-gsan enregistrée en 1997 n’a pu être conservée pour la publication du CD Sounds of Tibet en raison de sa qualité technique insuffisante.
Fig. 11: Notation de Lha-rgyal selon la tradition du monastère de Shechen
77Que cette pièce présente un caractère emblématique me semble confirmé par le fait qu’il en existe une notation imprimée – provenant du monastère-référence de Smin-grol-gling – qui est reproduite ci-dessous, mais dont je ne suis pas en mesure de fournir une explication complète. Je remarque néanmoins que les enchaînements préférentiels de la fig. 11 y sont observés et que la prescription concernant l’emploi des sons ‘dor, rgyang (indiqué ici par l’expression « voix naturelle» rang-skad) et ni ne s’écartent guère du modèle décrit ci-dessus.
78Enfin, toujours concernant lha-rgyal selon la tradition de Smin-grol-gling, un assez long texte décrit les enchaînements dont il est composé et mériterait un examen attentif avec un joueur de ce monastère (S.T.5: 143).
79C’est encore lha-rgyal qui avait été choisi par le maître de chant du monastère de Phyang au Ladakh pour illustrer le film de deux jeunes chercheurs hollandais Robert Boonzajer-Flaes et Maarten Rens: ‘dor low is better et l’on avait la surprise d’y entendre clairement l’énoncé des hauteurs à émettre, accompagné d’une gestuelle chironomique inspirée par le système de notation de ce monastère.
80Je ne peux que souscrire aux remarques judicieuses d’Ivan Vandor quand il estime que l’architecture des pièces pour dung-chen est conçue par « juxtaposition de groupes symétriques»; il en propose même deux notations sur portée (Vandor 1976: 88-89), tout en reconnaissant que « La transcription de ces morceaux ne donne qu’une parmi les exécutions possibles, car le rapport entre les deux exécutants, tout en étant basé sur la même partie musicale, admet toutefois des différences de détails dans l’exécution. […] On ne donne pas d’importance à ces différences, pourvu que l’allure générale du morceau soit respectée dans ses notes et leur durée, ainsi que dans ses pauses».
Fig. 12: Notation de Lha-rgyal selon la tradition du monastère de Smin-grol-gling
81Rappelons pour commencer quelques traits de la facture des hautbois rgya-gling: ils sont composés d’un tuyau en bois de perce cônique, pourvu de sept trous équidistants sur la face antérieure plus un trou sur la face postérieure et munis d’un pavillon plus ou moins évasé en métal. L’embouchure, à la base de laquelle est inséré un disque de métal, se compose d’un mince tuyau de métal dans lequel est insérée l’anche double (pi-pi). Ce dispositif favorise la technique de jeu qui fait appel à la respiration continue. Ce sont les deuxièmes phalanges des index, majeur et annulaire de la main proximale (« main du haut» lag gong-ma) et index, majeur, annulaire et accessoirement auriculaire de la main distale (« main du bas» = lag ‘og-ma) qui sont utilisées pour obturer les trous de jeu. Seul le premier registre de l’instrument est utilisé et donc l’ambitus couvert par les joueurs de rgya-gling ne dépasse jamais la septième.
82D’après le livret des études (sgrigs-gzhi) du monastère de Shechen qui m’a été montré par un moine, les pièces suivantes sont au programme: bla-ma mkhyen / mkha’-‘gro gtso-mo (dont l’usage est préconisé en S.T.1: 418) / khrom-‘bud ‘gyur-ma (dont l’usage est préconisé en S.T.1: 339 et 361) / bung-ma (S.T.1: 346) / rdzogs rgan-ma ‘am mdo-‘bud / rdzogs gsar-ma / shri chen et shri chung //. La plupart de ces pièces figurent dans les enregistrements réalisés à ma demande en 1993, où sont enchaînés les titres suivants:
83Bla-ma mkhyen-no « hommage au lama» / ‘Khrom-‘bud ‘gyur-ma / mkha’-‘gro gtso-mo / bung-ma « l’abeille» / « don-grub» ( correspondant probablement à khrom-‘bud ?) / shri chen et shri-chung (pour les prières du soir) / ‘dra ‘bud ring-thung sna-tshogs / Rgya-‘bud, pièces de style chinois, jouées pour la fête de Padmasambhava lors de la célébration du 10e jour du mois (tshes-bcu), consacré à la mémoire des hauts faits de celui qu’on appelle aussi Guru Rinpoche.
84Comme dans le cas des trompes dung-chen, selon les circonstances, ces pièces peuvent être jouées en solo – durant les processions ou au cours d’une suite snyan-gsan – ou en combinaison avec une composition pour cymbales et tambours comme on peut le constater à maintes reprises. Certaines d’entre elles sont jouées plus fréquemment, tel est le cas pour ‘khrom-‘bud ‘gyur-can (CD Sounds of Tibet: pl. 4) ou mkha’-‘gro gtso-mo (CD Sounds of Tibet pl. 12), pièce sur la composition de laquelle nous reviendrons ci-dessous (fig. 14).
85En l’absence d’une notation propre à Shechen pour le jeu des hautbois rgya-gling, seule la simple écoute des documents sonores a permis de dégager certains traits de la composition des différentes pièces où abondent des répétitions multiples de séquences formées de courtes cellules mélodiques dont la structure semble découler de la facilité des doigtés (enchaînant comme on le verra des degrés conjoints).
86Dans les rares cas où il a été possible de comparer plusieurs enregistrements d’une même pièce, il m’a toujours semblé qu’il y avait similarité du profil mélodique et donc conservation de la forme, quelles que soient les hauteurs absolues et l’élasticité des durées qui pouvaient être constatées. Mais la confirmation de ce point mériterait une étude approfondie que je n’ai pu entreprendre jusqu’à maintenant.
87Je me limiterai donc à l’examen de deux exemples enregistrés en situation pendant le gtor-zlog en 1997 et figurant sur le CD Sounds of Tibet. Pour la présentation qui en est faite, je suis redevable à la compétence de Mikhail Malt, conseiller pédagogique à l’IRCAM, auquel je suis heureuse de dire ma reconnaissance pour l’inlassable intérêt qu’il a manifesté à l’égard de mes recherches; c’est grâce à lui qu’ont été mises en forme les notations des figures 13 et 14 obtenues par l’usage combiné de différents programmes informatiques (acousmographe, open music etc). Les dispositions adoptées ont pour but de mettre en évidence les quelques cellules mélodiques, arbitrairement identifiées au cours des écoutes répétées des documents sonores.
88Déjà, dans une publication antérieure (Helffer 1994: 78-79) j’avais tenté, à partir d’enregistrements faits en 1991, de montrer les variantes d’une courte séquence de hautbois correspondant à l’énoncé de la formule rythmique à trois frappes (gsum-brdung); la même démarche effectuée pour la même section rituelle exécutée en 1997 (CD Sounds of Tibet: plage 6) a permis de proposer la notation qui suit, dans laquelle les quatre énoncés retenus s’organisent autour de trois courtes cellules notées respectivement ré#-mi-sol / mi-sol-la / si-sol-la, avec simplification progressive d’énoncé en énoncé; les traits verticaux qui découpent les lignes de notation ont été tracés par rapport à la figure rythmique énoncée, mais montrent bien la liberté qui préside à l’énoncé de la séquence de hautbois.
89Si je me reporte maintenant à la plage 12 du CD Sounds of Tibet (durée: 3’54) qui correspond à la section finale du gtor-zlog (mais est également exécutée pour d’autres rituels), je constate que la composition, conformément aux prescriptions du manuel de notation, juxtapose non seulement une importante pièce pour les cymbales / tambours, mais aussi les hautbois et les trompes dung-chen. En raison de problèmes techniques, liés aux propriétés acoustiques des différents instruments, il n’a pas été possible d’obtenir une notation satisfaisante de l’ensemble ainsi constitué et je me limiterai ici à une tentative d’analyse de la composition jouée par les hautbois.
Fig. 13: Notation de plusieurs énoncés d’une séquence de hautbois correspondant à l’exécution de la formule rythmique gsum-brdung
90Cette pièce qui, selon les informateurs (et les indications concordantes du dbyangs-yig), s’intitule « la plus noble des dâkini(s) « (mkha’-‘gro gtso-mo) repose (comme les séquences de la fig. 13) sur l’agencement de cellules qui introduisent par paliers successifs, en mouvement ascendant, les six hauteurs utilisées, notées respectivement <mi-fa#- la-si –do#-ré#>. La division en cellules adoptée, basée sur les répétitions observées, distingue:
– Une cellule initiale dans le registre grave, basée sur les hauteurs mi-fa#-la et dont certains éléments peuvent être répétés.
– Une cellule fa#-la-si qui reprend les deux derniers degrés de la cellule initiale et introduit le degré suivant si.
– Une cellule do#-la-si, introduisant le do# en broderie des deux derniers degrés de la cellule précédente et éventuellement prolongée par si ou la-si.
– Une cellule ré#-do#-ré# qui peut être considérée comme une broderie autour du do # atteint dans la cellule précédente et constitue le point culminant de la pièce qui se développe ensuite avec un retour au registre grave en empruntant les cellules précédemment définies.
91Dans la notation proposée ci-dessous, chacune des cellules a été entourée d’un cadre, sans qu’il soit tenu compte des durées.
92Il s’avère que, dans un court manuel de la tradition de Smin-grol-gling (S.T.8), sont énumérées et décrites sept compositions pour rgya-gling dont les titres ne correspondent malheureusement pas au répertoire de Shechen, mais qui confirment les observations faites sur le terrain selon lesquelles la transmission du répertoire de rgya-gling se fait par la reproduction des doigtés utilisés par la main du bas et la main du haut (Helffer 1994: 80-83). Il est d’ailleurs frappant de constater à quel point, lorsque deux musiciens jouent ensemble du rgya-gling, le musicien le moins expérimenté a les yeux fixés sur les doigts de son partenaire !
93La terminologie utilisée dans ce manuel n’a pu jusqu’à présent être complètement élucidée et les musiciens de Shechen interrogés à ce sujet ne la connaissaient pas.
Fig. 14: Notation de Mkha’-‘gro gtso-mo
94Pour des tentatives d’analyse des compositions pour hautbois rgya-gling selon d’autres traditions, on peut se reporter aux travaux de Crossley-Holland qui, à partir des enregistrements qu’il avait réalisés en 1961 lors de sonneries exécutées le matin et le soir (très probablement lors d’un snyan-gsan), propose une notation sur portée et une analyse détaillée des différentes cellules mélodiques dont la juxtaposition forme la trame des pièces en question (Crossley-Holland 1970).
95L’organisation des suites snyan-gsan
96Ces suites, auxquelles il a été fait allusion à plusieurs reprises, se composent d’une alternance de pièces pour dung-chen et de pièces pour rgya-gling et s’adressent aux gens de l’extérieur pour leur annoncer quelque événement important.
97Selon Dakpo trulku, une réincarnation du monastère de Smin-grol-gling, en résidence à Shechen, interrogé par Matthieu Ricard à mon intention (lettre du 24 août 1998) « la véritable occasion pour laquelle on joue les sept morceaux du rtsa-tshig est lors de la pleine lune, lorsque plusieurs moines font sur le toit du monastère l’offrande d’encens (lha-bsangs): certains d’entre eux ne jouent que du tambour et des cymbales, mais d’autres, depuis 3 h. du matin, jusqu’à 10-11 h., toutes les heures, enchaînent les sept morceaux de rgya-gling et les sept morceaux de dung-chen, associés deux à deux».
98Cette information recoupe exactement un passage du dkar-chag de Smin-grol-gling qui énumère sept pièces pour dung-chen et sept pièces pour rgya-gling:
Répertoire de Smin-grol-gling d’après S.T.: 156
|
Les sept pièces pour trompes dung-chen
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Les sept pièces pour hautbois rgya-gling
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Lha-rgyl
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bla-ma mkhyen-no
|
Thugs-rje chen-po
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khrung-‘bebs
|
Rdo-rje sgra-dbyangs
|
khra-skad
|
Dpal-mgon lcam-dral
|
bung-ba
|
Rgyal-ba’i bstan-srung
|
sva-ha
|
Dam-can ‘go-thog
|
btsun-mo chung-ba
|
Bkra-shis ‘khyil-ba
|
bkra-shis ‘khyil-ba
|
99Lors du snyan-gsan enregistré à Shechen en 1997, depuis le toit-terrasse du monastère (et malgré la pluie !), seulement six de ces pièces ont été exécutées, sans qu’il soit possible d’élucider les raisons du choix des musiciens: Lha-rgyal / bla-ma mkhyen-no / dam-can go-thog / ‘khrom-‘bud / bkra-shis ‘khyil-ba / bung-ma //
100Toujours est-il que, quelles que soient les pièces choisies, on ne saurait demeurer indifférent à la magie qu’exercent les longs appels des trompes relayés par la stridence du jeu continu des hautboïstes.
101Au terme provisoire de ce regard sur les traditions musicales du monastère de Shechen, s’appuyant d’ailleurs, comme je l’ai signalé, sur celles du monastère de Smin-grol-gling, il s’avère qu’au cours du seul rituel pris en compte, de multiples manifestations sonores interviennent.
102L’analyse des diverses composantes musicales qui contribuent à la magnificence et à l’efficacité des rituels et qui constituent « l’offrande musicale» (mchod-rol) présentée aux divinités permet, me semble-t-il, d’affirmer que les critères musicaux qui sont privilégiés sont essentiellement la forme générale et le timbre, au détriment des hauteurs et des durées.
103Qu’il s’agisse de la composition des chants dbyangs ou du répertoire instrumental, il y a agencement de courtes cellules préexistantes plutôt que développement à proprement parler, et il paraît légitime de parler à ce propos d’un mode de composition par centonisation.
104Pendant la performance, chaque instrumentiste ou chaque groupe d’instrumentistes se doit d’exécuter sa partie selon les modalités prévues par les manuels de notation et/ou par la tradition orale.
105Lorsque plusieurs groupes d’instruments jouent simultanément, ils doivent normalement s’aligner sur le jeu des cymbales/tambours qui fournissent le cadre général; même si les départs des uns et des autres peuvent être indiqués de façon précise (geste du maître de chant ou formule particulière jouée par les cymbales), on n’observe pas une véritable coordination entre les différentes parties musicales, et on assiste plutôt à une juxtaposition des répertoires individuels qui doivent perpétuellement s’ajuster aux impératifs du rituel. On pourrait presque dire qu’il y a primauté de l’exécution musicale ponctuelle sur la musique elle-même, et ceci explique qu’il faille souvent rester à un niveau descriptif d’une performance donnée, sans possibilité réelle de généraliser les résultats obtenus.
106Seule la multiplication des études ponctuelles dans un monastère donné, mais aussi dans plusieurs monastères d’une même tradition et, au-delà, dans les monastères des autres traditions et chez les bonpos, permettra de dégager si l’on peut parler d’un même fond commun de traditions musicales dans le monde tibétain.