Gamelan of Central Java
Gamelan of Central Java, Coffret de trois CD encartés, « Flowers», « The Meditative Gender» et « Colours», un livret de 43 pages anglais/français. Yantra Productions & Disques Arion, ARN 64629, 2003
Texte intégral
1Avec ce coffret de trois CD de musique de gamelan javanais, c’est une production surprenante que nous offre le label Arion en collaboration avec la maison de production italienne Yantra. Surprenante car cette fine enveloppe de carton, de la taille d’un CD « normal», recèle en fait plus de deux heures trente d’une sélection pointue de cette musique cristalline et mélodieuse, ainsi qu’un livret bilingue qui nous révèle les clefs essentielles de l’univers musical présenté; mais aussi étrange, car la multiplicité des orientations données aux textes, aux présentations et aux pièces choisies finit par jeter un certain flou sur le sens général de cette production: nous y reviendrons. Les enregistrements ont été réalisés entre 1999 et 2002 par des musiciens et chanteurs du réputé STSI – le Conservatoire de Musique de Surakarta – sous la direction artistique de John Noise Manis, joueur de gamelan javanais et producteur basé à Montebello en Italie. Malgré leur grande diversité, toutes les situations d’enregistrement sont d’une grande qualité sonore et musicale, et les pièces sont exécutées avec une précision technique et une rigueur toute institutionnelle. L’aspect quelque peu « scolaire» des interprétations retient d’ailleurs parfois l’envol de l’âme, mais il sied au côté plus didactique, voulu semble-t-il par les producteurs.
2Le premier des trois, disques « Flowers: four outstanding traditional gendhings», nous propose donc quatre pièces (gendhing) traditionnelles dont le point commun est de contenir, dans leur titres ou leurs paroles, les termes javanais utilisés pour dire « fleur». La présence fréquente des fleurs dans l’inspiration de nombreuses compositions de gamelan, tant javanaises que balinaises d’ailleurs, donne une certaine pertinence, même superficielle, au concept général. Mais, au-delà de ce dernier, le choix des morceaux nous dévoile de riches exemples de la beauté et de la diversité de ce répertoire, ainsi que de la poésie de ses textes. Soulignons la présence particulière d’un des morceaux les plus connus du répertoire du gamelan javanais – Puspa Warna – qui n’est habituellement enregistré que partiellement (deux ou trois couplets), et qui est ici interprété pour la toute première fois dans son intégralité (neuf couplets). Louable intention certes; mais c’est là qu’entrent en jeu d’autres préoccupations, entre traditions musicales et production musicale, qu’il nous semble intéressant de soulever.
- 1 http://www.gamelan.it/page3.htm: « I wish to mention here that my recordings of traditional music (...)
3En effet, l’interprétation classique de cette pièce particulièrement longue lui donne un côté répétitif qui ne convient pas forcément à une production discographique visant un large public. John Noise Manis en propose donc une orchestration mettant en avant, à chaque couplet, un ou deux instruments ou voix en particulier, avec les premier et dernier couplets en tutti. La succession des différents instruments et de leurs timbres spécifiques, les variations amenées dans les parties vocales et l’insert de parties instrumentales donnent alors une dynamique nouvelle à la pièce qui la rend certes moins « monotone» aux oreilles profanes. Le producteur-arrangeur, qui se présente lui-même comme designer-musical1, assume d’ailleurs pleinement sa démarche créative en transformant ouvertement les canons établis.
4Sans rien enlever aux qualités de l’expérience et au sérieux de la démarche, est-on encore en train d’écouter une « pièce traditionnelle du gamelan de Java Centre» ? Doit-on regretter que, pour la première fois que cette pièce est effectivement enregistrée en entier, qu’elle ne le soit pas dans une interprétation plus « traditionnelle» ? Cette lente répétition ne ferait-elle pas justement partie de l’essence même de cette pièce et de son style poétique ? Sans pour autant oublier que la ré-interprétation perpétuelle est aussi un aspect fondamental des traditions musicales, surtout de celles qui se transmettent oralement, et que cette production a de plus reçu une sorte de consentement institutionnel de la part de l’autorité normative qu’est le conservatoire national. Cette expérience musicale est, à notre sens, un exemple de qualité nourrissant la réflexion sur les « nouveaux enjeux» qui secouent les « musiques du monde» et l’ethnomusicologie aujourd’hui. Ajoutons pour conclure que cet arrangement-présentation des instruments accentue par ailleurs l’aspect didactique des enregistrements proposés.
5Le second disque porte un long titre à la consonance presque New Age: « The Meditative Gender: sounds and performances that are closest to the concept of rasa, the Indo-Javanese way of feeling and knowing». Il présente dix très belles pièces où le gender, un lamellophone aux lames de bronze frappées avec deux mailloches, prend une place prépondérante. Assurément un des plus difficiles à jouer, mais aussi un des plus expressifs, le gender est le plus raffiné des instruments du gamelan javanais. Ce CD tente de nous faire percevoir l’aspect spirituel du jeu du gamelan, avec les influences combinées du tantrisme et du soufisme, qui habitent la théorie comme la pratique de la musique à Java. Le livret propose d’ailleurs une longue introduction au concept de rasa (litt.: « saveur»), cette émotion, cette communication supra-sensorielle, qu’entretient le musicien avec sa musique, son instrument, et son public. Le jeu du gender devient une forme de méditation, de pratique spirituelle. Outre ces aspects religieux, les enregistrements ont été choisis pour présenter la division sexuelle et les différences qui existent entre les styles de jeu. Anciennement joué par les femmes, le gender est maintenant devenu un instrument principalement masculin. Deux styles coexistent donc, l’un appelé villageois ou vieux style, qui est féminin, et l’autre, citadin et plus moderne, joué par les hommes, comme le signale une brève et intéressante présentation par l’ethnomusicologue Sarah Weiss. Dans cette même démarche, saluons aussi l’insert, en commentaire du premier disque, d’une analyse des enregistrements par Bapak Sumarsam, un musicien classique très respecté. Ces points de vue extérieurs apportent des éclairages riches et précieux à l’ensemble de l’ouvrage.
6Le dernier volet de ce triptyque musical, peut-être le plus « expérimental», est consacré aux instruments eux-mêmes et à leurs timbres particuliers. Sous le titre « Colors: soloing the unique sounds of instruments of the gamelan», il réunit quatorze pièces relativement courtes, voire écourtées, où sont isolés les différents éléments de l’orchestre, en solo, en duo ou en trio. C’est l’occasion d’apprécier la richesse des sonorités, la subtilité des jeux et des dialogues entre instruments, mais aussi d’en apprendre plus sur leurs techniques et leurs particularités organologiques. Un dernier paragraphe sur les échelles, les accords et les « atmosphères» complète cette présentation. Ce troisième disque et son commentaire sont aussi les plus volontairement didactiques, dans la mesure où ils visent à ouvrir le néophyte au monde du gamelan, et à orienter l’apprenti musicien dans sa pratique.
- 2 Pour ajouter à la possible confusion, il existe par ailleurs une autre collection de quatre CD qui (...)
7Comme nous l’avons évoqué, ce triple CD est tout d’abord un bel ouvrage, bien réalisé tant techniquement que graphiquement, mais aussi un « produit» étrange aux contours rendus un peu flous par la multiplicité des approches qui y sont proposées. Il réunit en un seul « objet» autant une expérience artistique contemporaine que la volonté de présenter un répertoire traditionnel dans ce qu’il a de plus profond et a priori « d’authentique». Il semble aussi vouloir s’adresser à un public plus large que celui des spécialistes ou amateurs éclairés, mais comprend un texte passablement riche en termes vernaculaires, en commentaires ethnomusicologiques et en analyses musicologiques relativement pointus, ce qui donne à l’ensemble un ton finalement assez académique. Pour être un peu caricatural, entre les gendhing dites traditionnelles qui ne le sont plus vraiment, l’accroche quasi New Age et la méditation musicale, le séminaire vulgarisé d’ethnomusicologie et la méthode Assimil pour gamelan javanais, l’auditeur-lecteur doit malgré tout être bien accroché pour s’y retrouver. Il n’en reste pas moins que l’on passe de très agréables moments de musique et de découvertes, et que l’on en ressort certainement bien moins ignorant des choses du « Gamelan of Central Java».2
Notes
1 http://www.gamelan.it/page3.htm: « I wish to mention here that my recordings of traditional music – whether « ambient» or « studio» recordings – tend inevitably to undergo a sort of « rekreasi» or, in my own terms, « musical design». That means that occasionally I suggest some changes in the normal way of performing the pieces, and if the musicians accept the suggestions the changes are incorporated in the performances and the results evaluated.»
2 Pour ajouter à la possible confusion, il existe par ailleurs une autre collection de quatre CD qui porte le même nom, « Gamelan of Central Java», également produite par John Noise Manis, mais cette fois en collaboration avec Felmay/Dunya Records, sous les références FY8041 (2001), FY8042 (2002), FY8073, FY8074 (2004). Deux disques sont sortis avant le triptyque d’Arion, les deux derniers viennent tout juste de voir le jour.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Patrik Vincent Dasen, « Gamelan of Central Java », Cahiers d’ethnomusicologie, 17 | 2004, 388-390.
Référence électronique
Patrik Vincent Dasen, « Gamelan of Central Java », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 17 | 2004, mis en ligne le 13 janvier 2012, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/559
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