- 1 Éd. Anacharsis (Toulouse), 2022.
1La mélodie du monde. Les musiques extra-européennes en Allemagne autour de 1900 a été publié par Isabelle Kalinowski en 2023 aux éditions de la Cité de la Musique-Philharmonie de Paris, à la suite de l’ouvrage La parole inouïe. Franz Boas et les textes indiens1, coécrit avec Camille Joseph. Entre autres spécialiste et traductrice de Franz Boas et (co-)autrice de plusieurs travaux relatifs au grand anthropologue germano-américain, Kalinowski y avait interrogé les raisons de l’œuvre de collecte par Boas d’un grand nombre de chants, mythes et textes indiens, dont il a ensuite assuré la publication, tout en insérant par endroits des partitions musicales.
2Mais Franz Boas (1858-1942) n’est que l’un des deux principaux instigateurs de ce que certains ont l’habitude de désigner par « École de Berlin », et qui s’est appelé Vergleichende Musikwissenschaft, soit « science musicale comparative », l’autre étant Carl Stumpf (1848-1936). Ce dernier joua un rôle de tout premier plan dans la genèse et l’animation scientifique de ce courant, lui qui entreprit, dès le milieu des années 1880, l’étude empirique des musiques amérindiennes. Cette approche s’appuya, non pas sur des documents de seconde main, mais sur une ethnographie musicale dont le terrain, certes une peu biaisé, était constitué d’enregistrements réalisés à l’occasion de tournées européennes de musiciens « exotiques ». Contrairement à ce qui a pu être parfois écrit (Boilès, Nattiez 1977 : 29, 30), Stumpf n’a ni séjourné chez les Indiens Bella Coola, ni enquêté chez les Pawnee ; en revanche, c’est sa rencontre avec une troupe de neuf Bella Coola, de passage à Berlin en 1885, qui fut le véritable déclencheur de son engagement en faveur de l’étude de l’altérité musicale. Il fut rapidement rejoint par Erich von Hornbostel (1877-1935), son assistant à l’Institut de Psychologie de l’université de Berlin depuis 1896, et Otto Abraham (1872-1926).
3Ce qui frappe immédiatement chez ces savants est leur extraordinaire éclectisme disciplinaire. Ils possédaient en premier chef des compétences musicologiques certaines. Toutefois, ces aptitudes musicales n’empêchaient pas le phénomène de « cécité sonore », concept repris par Boas pour évoquer, comme chez Georg Simmel, l’impression « d’incroyable monotonie » des « chants des sauvages », associée à leur « disharmonie », cela en raison d’une incapacité à discerner la complexité musicale et la variabilité. Mais, au-delà de cette inclination pour la musique, sans laquelle rien n’aurait été possible, Boas était aussi linguiste et anthropologue, Stumpf, philosophe et psychologue, Hornbostel, chimiste, physicien et philosophe, et Abraham, gynécologue. « Cette brève évocation des parcours scientifiques des collaborateurs de Stumpf […] dévoile la genèse d’investigations ethnomusicologiques qui n’étaient pas mues, de prime abord, par un tropisme orientaliste ni par une fascination pour l’exotisme, mais bien davantage par une pulsion épistémologique visant à confronter des modèles théoriques avec des phénomènes empiriques… […] la continuité entre [les] approches [de Stumpf] et celles de ses collègues de la génération suivante atteste l’absence de toute frontière tranchée entre expérimentations physico-acoustiques, études physiologiques, ethnologie musicale et musicologie » (p. 152, 190).
4L’ouvrage est divisé en quatre parties. Dans la première, Les sciences expérimentales de l’écoute musicale, Kalinowski présente les théories de l’écoute musicale développées par le physicien allemand Hermann von Helmholtz (1821-1894), lequel entendait « soustraire l’étude de la musique à la subjectivité des jugements de goût, tout comme à l’histoire des compositeurs, des musiciens, des œuvres ou encore des doctrines musicales, pour la faire entrer dans le laboratoire scientifique où sont mesurées les fréquences acoustiques, où l’anatomie de l’oreille, du cerveau et des liaisons nerveuses est étudiée au microscope, et où sont menées des expériences de psychologie » (p. 26). Mais c’est surtout la Gestaltpsychologie (psychologie de la forme), au cœur de l’œuvre de Stumpf, à la base de la science musicale comparative, qui fait l’objet de la seconde moitié de cette partie.
5La deuxième partie, Naissance de l’ethnomusicologie, est essentiellement axée sur une historiographie de l’ethnographie musicale des chants amérindiens, ainsi que sur celle des premiers enregistrements phonographiques et des réflexions théoriques y afférentes. L’émergence de la musicologie comparée, entre 1884 et 1919, est concomitante de la mise en place par l’Empire allemand de sa politique coloniale. Stumpf estimait d’ailleurs que plus les cultures européennes imposaient la disparition de cultures autres, plus les opérations de collecte revêtaient un caractère d’urgence. Peut-être cela explique-t-il que les premiers à avoir étudié les chants des Indiens d’Amérique du Nord aient été des chercheurs allemands ou américains formés dans les universités allemandes, dans les années 1880, à l’image de Theodore Baker (1851-1934), musicologue américain formé au conservatoire et à l’université de Leipzig et dont Frances Densmore précise qu’il fut le premier à transcrire des chants indiens selon la notation occidentale. Cependant, ces travaux furent vite relayés par des recherches américaines, comme celle, fondamentale, d’Alexander John Ellis (1814-1890) en 1885, lequel, également linguiste et spécialiste d’acoustique physique et physiologique, avait rencontré à Londres des musiciens javanais en 1882, chinois en 1884, thaïlandais en 1885. Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que de dresser un inventaire des entreprises ethnographiques américaines relatives aux musiques des Indiens et de rappeler les liens étroits et permanents entre l’Allemagne et les États-Unis. Outre Boas qui recueillit des mélodies inuit dès 1883 ou des chants et musiques d’Indiens (266 cylindres de chants des Indiens Kwakiutl et Thompson gravés entre 1893 et 1895), ou encore Hornbostel qui effectua un terrain chez les Pawnee de l’Oklahoma (31 cylindres gravés), il faut noter les travaux de Jesse Walter Fewkes (1850-1930), le premier à réaliser des enregistrements musicaux phonographiques, en l’occurrence chez les Passamaquoddy du Maine, puis chez les Zuñi (1890) et les Hopi (1891). Mais aussi les recherches de l’ethnologue américaine Alice Cunningham Fletcher (1838-1923) sur les chants des Omaha, celles de Frances Densmore, formée par Fletcher et qui participa à l’expédition Jesup organisée par Boas dans le détroit de Béring en 1897-1902, pour le compte de l’American Museum of Natural History de New York… À cette époque, un véritable consensus s’établit chez les ethnologues américains pour accorder une place centrale à la musique dans l’étude des rites indiens.
6Stumpf n’utilisa le phonographe qu’à partir de 1900, d’abord pour enregistrer des musiciens thaïlandais de passage à Berlin, puis, entre 1901 et 1910, pour des captations sonores de performances musicales asiatiques, océaniennes, africaines et amérindiennes réalisées avec ses disciples. Ces très nombreux cylindres furent archivés par le Berliner Phonogramm-Archiv, fondé en 1900 par Stumpf au sein de l’Institut de Psychologie de l’université de Berlin et qu’il codirigea avec Hornbostel jusqu’en 1906, date à partir de laquelle ce dernier en devint l’unique directeur.
7Les deux dernières parties du livre (Comparatisme et évolutionnisme musical en question ; Mélos et rythme, sur les rapports entre musique et danse) sont consacrées aux questions théoriques et aux débats soulevés par la science musicale comparative, dont Kalinowski rappelle le foisonnement d’interrogations : « mise en question de l’universalité de l’harmonie, réflexions sur la mélodie, investigations sur l’acoustique et sur les intervalles, débats sur l’écriture musicale et les méthodes de transcription, approches psychologiques, culturelles et historicisées de l’écoute musicale » (p. 14). La multiplicité des thèmes ici abordés ainsi que la densité du propos obèrent toute tentative de recension détaillée. À l’inlassable quête de Stumpf sur les « origines » de la musique, également partagée par Simmel, faisait écho le débat sur la primitivité de certaines musiques (yodel, par exemple) que certains aspects (comme le faible ambitus de leurs mélodies) venaient renforcer. Nourri de l’idée que l’harmonie, dans sa forme la plus aboutie de « rationalité » (Max Weber), était l’apanage de l’Occident (Helmholtz considérait que la musique homophone avait précédé toutes les autres et s’était perpétuée dans certaines régions du monde), même si certaines musiques « exotiques » peuvent être d’une grande complexité, le débat s’engagea sur leur véritable nature musicale, que certains (comme Karl Bücher) postulèrent avant tout rythmique, quand Stumpf et Hornbostel, malgré la vivacité du débat de l’époque sur les rythmes et les gestes, les mouvements corporels et la danse, étaient convaincus de leur dimension fondamentalement mélodique (d’où le titre de l’ouvrage).
8En filigrane de ces questionnements techniques, se profilaient des questions fondamentales comme la quête des universaux (la physiologie des sens possède, selon Stumpf, un caractère d’universalité), les tendances évolutionnistes (un travers classique de toute quête des origines), l’ethnocentrisme, etc. Mais l’un des apports fondamentaux de Kalinowski à cette histoire est de tout le temps nuancer, mettre l’accent sur les contradictions, citer des propos divergents (Herbert Spencer, Max Wertheimer ou Max Weber relativisant la « monotonie » de certaines formes musicales ; Boas et Hornbostel prenant leurs distances avec la quête des universaux, ce dernier admettant que la tentation d’aboutir à des « synthèses » recelait un piège cognitif et réaffirmant que la méthode de la musicologie comparative consistait à « procéder […] par différenciation », p. 328-329). L’autrice, par la subtilité de ses analyses, éclaire la nature profondément hétérogène et dynamique de ce courant intellectuel, notamment par le biais d’une riche discussion autour de la théorie de la Gestalt, désignant une forme définie par un certain nombre d’éléments musicaux possédant une variabilité intrinsèque (cette théorie évoluera plus tard vers celle du pattern ou de la structure, terme proposé par Lévi-Strauss pour Gestalt) (p. 247 sq., 251, 311-312). Pour Kalinowski, les promoteurs de la science musicale comparative ont construit une forme de comparatisme affranchi des égarements de l’évolutionnisme. Cette exigence épistémologique n’était pas leur point de départ théorique, mais est devenue le point d’aboutissement de leurs recherches, face à la difficulté croissante de délimiter les critères d’une primitivité musicale (p. 257).
9La seule réserve que l’on pourrait formuler est la présentation de « l’école de Berlin » comme la « naissance de l’ethnomusicologie », lorsque l’on sait l’apport fondamental des collecteurs européens de l’époque romantique dans l’élaboration d’une méthodologie de la collecte (recommandations contre la « cécité sonore » en France dès les années 1850, réflexions sur le statut et le rôle du collecteur, sur la transcription musicale, etc.). Si, selon l’autrice, « l’ethnomusicologie puise ses racines dans l’histoire de la “psychologie du son” et dans les sciences expérimentales de l’écoute musicale, développées par une lignée de chercheurs qui va de Hermann von Helmholtz à Carl Stumpf », il ne s’agit que d’une partie de ses racines…
10Il n’en demeure pas moins que l’apport de cet ouvrage est inestimable, la plupart des travaux émanant des penseurs de la science musicale comparative étant inédits en français. Directrice de l’UMR 8547 Pays germaniques (Cnrs, École normale supérieure), Isabelle Kalinowski, qui ne provient pas de l’ethnomusicologie, livre ici une matière de tout premier plan, qui lui permet de présenter un visage détaillé, finement argumenté et analysé, utilement illustré aussi (une trentaine d’illustrations historiques pertinentes), de cette école de pensée qui a joué un rôle si particulier dans la genèse de l’ethnomusicologie, prolongeant et renouvelant ainsi un certain nombre d’études antérieures (Merriam 1977 ; Clayton 2007 ; Schneider 2008 ; Bachir-Loopuyt 2014 ; etc.), même si la musicologie comparée semble connaître actuellement une forme de revivalisme2, démentant d’une certaine manière les propos de l’autrice selon lesquels cette école serait tombée dans une forme d’oubli historique qui, rétrospectivement, ne doit pas être confondu avec la sanction légitime d’un caractère scientifique « dépassé » (p. 334-335).
11La mélodie du monde est un ouvrage important, sans doute destiné à devenir un classique des études ethnomusicologiques et anthropologiques.