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1Understanding Archaeomusicology est une anthologie qui rend compte d’une manière condensée du statut de l’archéomusicologie de l’Asie occidentale, et ce, à partir de plusieurs travaux précédemment publiés par Richard Dumbrill1. Ce livre, paru en 2023, se compose de dix chapitres. Le premier est une approche de la psychogenèse de la musicologie ouest-asiatique antique ; le deuxième explore l’appréhension de cette archéomusicologie par l’auteur ; les six suivants étudient les tablettes cunéiformes UET VII, 126, N.4782, UET VII, 74, CBS 1766, CBS 10996, YBC 11381 ; le neuvième se concentrant sur la question de la quantification des intervalles, tandis que le dixième chapitre réalise une édition critique de la plus ancienne notation musicale connue, celle de l’hymne hourrite H.6.
2Au premier chapitre, l’auteur met en garde le lecteur contre l’occidentalocentrisme dans l’archéomusicologie de l’Asie occidentale et contre l’attitude postérioriste qui en résulte et qui consiste à vouloir expliciter les théories du passé à l’aide de théories tardives. Il construit ensuite une hypothèse relative à la genèse du chant, à l’aube de l’humanité, et à l’évolution de cette faculté en termes de développement organique structurel aboutissant à l’élaboration de proto-structures mélodiques, et ce, en combinant des considérations d’ordres morphophonologique linguistique, cognitif, ethnomusicologique et historique avec des observations sur le chant spontané des enfants.
3Le deuxième chapitre explique la conception qu’a l’auteur du développement organique de la théorie musicale entre le troisième millénaire mésopotamien et l’empire séleucide, avec la formation de chaînes de tierces, celles-ci s’assemblant par paires pour former des quintes. Or, l’assemblage de ces quintes par paires donne lieu à une structure ennéacordale générative, la quinte étant à l’ennéacorde ce qu’est la quarte à l’heptacorde. En outre, l’auteur établit des liens cognitifs entre l’utilisation préférentielle des tierces et leur matérialisation en échelles ennéatoniques spécifiques qui apparaissent à partir du deuxième et du premier millénaire av. J.-C., mettant en exergue un lien indissociable entre ambitus et théorie, ce principe ayant été abandonné dans la théorie occidentale ultérieure. L’auteur relie de surcroît la signification de certains termes musicaux sumériens et akkadiens à leur emplacement géographique. Richard Dumbrill achève cet exposé par une mise en relation du concept de modes formulaires (et celui de corde-mère) chez Dom Jean Claire (étude de la modalité archaïque dans le plain-chant latin) avec le matériel babylonien, et ce, tout particulièrement avec la position systémique du pien/quilisma au sein de l’ennéacorde mésopotamien.
4Le chapitre trois présente un texte remarquable en écriture cunéiforme, connu sous le nom « UET VII, 126 » (Ur Excavation Texts, vol. VII, tabl. 126), également connu sous son numéro de fouille, U.3011, mais aussi sous son nom sumérien SIG7.ALAN, et son équivalent akkadien nabnītu xxxii. En fait, le terme akkadien nabnītu signifie « création », ou « créature ». Il décrit la construction de l’échelle ennéatonique générative unificatrice, connue sous le nom de pītum. Ce texte bilingue, suméro-akkadien, fournit des indications essentielles pour l’identification de cette échelle et des valeurs spécifiques des intervalles générés. Aussi Richard Dumbrill renforce-t-il ces analyses en citant Claude Lévi-Strauss et son assimilation des cultures à des systèmes analysables en termes de relations structurelles entre leurs éléments, les modèles étant des produits de la trame de l’esprit humain. Ce texte est illustré graphiquement comme un processus cognitif où la lyre ennéacordale séminale exprime signifiant et signifié.
5Le chapitre quatre décrit un autre texte en écriture cunéiforme fragmentaire, connu sous le nom de N.4782 et hébergé au Musée Universitaire de Philadelphie. L’auteur explique que ce document est complémentaire du texte précédent nabnītu xxxii. Il introduit un hapax legomenon (terme mono-occurrent) : siḫip qui explique la formation de l’échelle par laquelle la deuxième quinte de l’ennéacorde devient la première quinte de la nouvelle échelle, et ainsi de suite. Or, c’est en l’occurrence l’une des deux méthodes de génération des échelles.
6Le chapitre cinq décrit le fonctionnement de UET VII, 74 (numéro de champ U.7/80), un texte en babylonien ancien datant d’environ 1800 ans avant J.-C. Ce texte fragmentaire trouvé à Ur est certainement le texte le plus remarquable de la théorie musicale antique qui ait été trouvé à ce jour. La nature de la théorie qu’il contient a permis sa reconstruction par extrapolation. Le texte fournit une série de huit échelles ennéatoniques qui sont construites par cette méthode unique. Il commence par énumérer les hauteurs d’une échelle x. Dans cette échelle, est localisé un intervalle procustéen, qui est la quinte diminuée ou « quinte diminuée/pseudo-intervalle tritonique » où le texte indique qu’une corde (parfois deux cordes) de la lyre, encadrant cet intervalle, est censée être accordée vers le haut ou vers le bas par un demi-ton non qualifié, générant ainsi une autre échelle ennéatonique, et ainsi de suite. La conséquence est la création de huit échelles diatoniques ennéatoniques descendantes qui contiennent les huit échelles modales (ou plutôt les huit tropes de transposition) qui sont décrites 1500 ans plus tard dans la théorie grecque antique et qui sont reprises, encore plus tard, par la théorie latine de la modalité. Ceci témoigne aux yeux de l’auteur du remarquable génie créateur babylonien.
7Le chapitre six décrit le texte CBS 1766 qui date d’environ 800 av. J.-C. C’est la première attestation d’un système d’échelle diatonique heptatonique descendante, bien avant que le pseudo-Euclide ne l’ait proposé. Les tablettes présentent un heptagramme inscrit dans deux cercles concentriques. Les points de l’heptagramme à l’intérieur du premier cercle indiquent les noms de sept cordes (de la lyre de référence) connues à partir de textes beaucoup plus anciens, tandis que les numéros un à sept figurent sur le cercle extérieur. Au-dessous du diagramme se trouvent des tablettes qui mentionnent indubitablement des paires de nombres, par quartes descendantes et quartes ascendantes jusqu’à la complétion de l’heptacorde. Ceci permet de générer sept échelles heptatoniques.
8Le chapitre sept se concentre sur le texte néo-babylonien CBS 10996 qui date d’environ 800 av. J.-C. Il liste les intervalles par le biais d’une numération et d’une nomination. Cependant, l’irrégularité des séquences de nombres indique que ce texte consiste en une adaptation de l’élaboration scalaire à base de sept quintes descendantes et de sept tierces ascendantes d’un ambitus tridécacordal bien plus grand, qui évolue vers un heptacorde plus petit. Ceci permet de montrer que, si l’ennéatonisme a été pratiqué au cours du deuxième millénaire, il a été supplanté par l’heptatonisme vers le milieu du premier millénaire, et ce, bien qu’il soit possible que les deux systèmes aient pu cohabiter comme le montre le texte suivant.
9Quant au chapitre huit, il étudie un autre texte néo-babylonien, qui date d’environ 600 ans av. J.-C. et qui énumère les neuf chaînes/modes de l’ennéacorde lesquels correspondent aux neuf tons « modaux » du système ennéatonique. Chaque corde modale est attribuée à un incipit associé à chacune des neuf divinités. Ceci permet d’imaginer que les louanges à chaque divinité étaient chantées dans à un mode particulier.
10Le chapitre neuf propose une formulation de la quantification des hauteurs au sein des systèmes mésopotamiens. Pour ce faire, l’auteur évoque, en premier, les « nombres divins ». Les divinités babyloniennes sont en effet associées à des nombres spécifiques et ce sont précisément les rapports qui associent ces nombres qui seraient à la base d’une échelle supposément générative. Cette construction se base sur le système sexagésimal adopté par les Babyloniens, où le nombre associé au dieu principal, AN, est 60, qui est équivalent à 1. Avec l’intégration des numéros d’autres divinités, on obtient la séquence suivante : 60-50-40-30. Ceci génère les intervalles d’octave (60/30), de quinte (60/40), de quarte (40/30), de tierce majeure (50/40) et de tierce mineure (60/50), de même que les intervalles de seconde majeure et de seconde mineure, qui s’intercalent entre les intervalles de quarte et de tierce. Par ailleurs, ce texte présente la disposition logique de l’échelle générative pītnu où les cordes/tons sont numérotés dans un ordre palindromique : 1-2-3-4-5-4-3-2-1, établissant une quinte juste 1-5 et 5-1 et une quarte juste 2-5 et 5-2, ce qui permet de générer l’échelle de base : a-g-f-e-d-c-b-a-g. Enfin, la bibliothèque du Temple de Nippur comprend des tableaux mathématiques de réciprocité qui datent d’environ 2300 av. J.-C., donnant lieu à la série numérique : 81-80-72-64-60-54-50-48-45-40-36. Les rapports entre les nombres de cette série génèrent des intervalles sophistiqués, en particulier le rapport 81/80 que les Grecs dénommeront, beaucoup plus tard, « comma de Didyme ». Et l’auteur de noter que ces nombres ont 12 960 000 (=604 ou 36002) comme dividende. Or, les rapports réciproques des longueurs de cordes vibrantes sont des rapports de fréquences, ce qui signifie que les Babyloniens auraient mesuré la fréquence relative d’une hauteur, tout en ne sachant pas ce qu’est vraiment la fréquence. Richard Dumbrill rappelle enfin que Platon, dans son livre VIII, utilise ces ratios pour quantifier ses neuf muses…
11Le dixième et dernier chapitre porte sur l’hymne hourrite dénommée H6, qui date d’environ 1400 av. J.-C. et qui est la plus ancienne composition musicale notée de l’histoire. Cet hymne fait partie d’une collection d’environ vingt-neuf tablettes d’argile cunéiforme fragmentaires découvertes à Ras Shamra (Ougarit), sur le littoral syrien. L’écriture se répartit en trois parties. La première présente le texte du chant qui est écrit en langue hourrite mais avec des signes d’écriture babylonienne. La deuxième partie présente la notation de la mélodie et du rythme. La troisième partie est le colophon qui donne non seulement le nom du « mode » nid qibli (une sorte de mode de Ré) dans lequel la pièce doit être chantée, mais également celui du scribe Urḫiya, celui du compositeur Ammurabi et celui de la déesse Nikkal à qui est adressée (par une jeune femme) cette prière de fertilité. Plusieurs hypothèses ont été proposées par des chercheurs, au cours des précédentes décennies, pour décrypter la notation musicale de ce chant. Aucune n’est parvenue à fournir un profil mélodique cohérent. Seule la méthode proposée par Richard Dumbrill est réellement convaincante par ses principes et ses résultats. Or, la notation musicale de H6 consiste en une série de termes désignant des intervalles de quintes descendantes et de tierces ascendantes, bien connus grâce aux textes babyloniens précédemment étudiés, chaque nom d’intervalle étant suivi d’un nombre. L’auteur remplace le nom de chaque intervalle par une formule mélodique composée de la série de hauteurs encadrées par l’intervalle, tandis qu’il affecte le nombre qui suit cette formule à la durée de la dernière note de la formule, tout en supposant que les notes qui précèdent sont de durées brèves subdivisant par paires la pulsation de base, le nombre 1 encodant la durée de cette pulsation, le nombre 2 encodant une durée double de cette même pulsation, etc. Ceci permet de réaliser une transcription en notation occidentale qui est vraiment mélodieuse. Quant aux intervalles mélodiques séparant les degrés de l’échelle modale, l’auteur admet la possibilité qu’ils ne relèvent pas du diatonisme et qu’ils puissent relever d’une modalité proche de celle des traditions musicales anciennes et vivantes d’Asie occidentale, notamment, celles dites du maqām. Ceci ouvre la voie à la proposition d’interprétations historiquement informées enracinées dans le vivier traditionnel, à base d’échelles modales à secondes moyennes et secondes majeures.
12En conclusion, la publication de cette anthologie est cruciale pour les chercheurs et les étudiants en musicologie générale qui s’intéressent aux traditions d’Asie occidentale ou qui s’interrogent sur les strates archaïques de l’expression musicale humaine. La perspective épistémologique pluridisciplinaire élue par Richard Dumbrill permet avantageusement d’éclairer par des points de vue complémentaires ce matériau musical essentiel pour l’humanité. Récusant définitivement l’occidentalocentrisme de ses prédécesseurs, il adopte un point de vue créatif qui combine entre elles des méthodes empruntées à la linguistique, à la psychologie cognitive, à l’ethnomusicologie, à l’acoustique, à l’analyse musicale et à l’étude du chant spontané des enfants pour élaborer une conception historique à la fois précise, globale et cumulative de cette première musique qui ait été théorisée et notée de l’histoire de l’humanité, tout en rappelant à chaque étape d’une manière claire et simple les limites des modèles proposés que le lecteur est invité à s’approprier puis à faire évoluer. C’est en ce sens qu’il est légitime d’attribuer à ce maître le mérite d’avoir fondé pour de bon l’archéomusicologie d’Asie occidentale sur le socle de la musicologie générale et d’avoir ouvert la voie à une interprétation historiquement informée du legs musical noté de cette vénérable tradition.