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Livres

Kali ARGYRIADIS et Sara LE MENESTREL: Vivre la guinguette/ Gage AVERILL: Four Parts, No Waiting, A Social History of American Barber-shop Harmony

Paris: Presses universitaires de France, 2003
Denis-Constant Martin
p. 365-367
Référence(s) :

Kali ARGYRIADIS et Sara LE MENESTREL: Vivre la guinguette, Paris: Presses universitaires de France, 2003, 266 p. Bibliogr. Discogr. Filmogr. Index

Gage AVERILL: Four Parts, No Waiting, A Social History of American Barber-shop Harmony, New York: Oxford University Press, 2003, xii-234 p. Bibliogr. Index. CD

Texte intégral

1Il est des domaines où la nostalgie demeure bien ce qu’elle a de tout temps été: une manière de se réfugier dans l’imaginaire d’un passé reconstruit pour s’affranchir des contraintes du temps présent et en manifester la critique tranquillement, sans effort pour le changer, tout en se donnant les moyens d’un plaisir qui semble refusé ou impossible dans le réel quotidien. Dans ces constructions et ces pratiques de la nostalgie, la musique joue fréquemment un rôle central. C’est ce que montrent et analysent ces deux ouvrages qui traitent pourtant de sociétés et de genres fort différents.

  • 1  Closeharmony (polyphonie «serrée») utilisant notamment des swipes (changements d’accords sans so (...)

2Le Barbershop singing est l’une des pratiques les plus courantes et les mieux illustrées (souvent de manière caricaturale) des musiques étatsuniennes mais, finalement, l’une des plus mal connues. Le livre de Gage Averill permet de mieux comprendre ses origines et le sens qu’elle a acquis depuis au moins les années 1930. Des quartettes masculins dont les voix sont distribuées en deux ténors (le second chantant la ligne mélodique principale), un baryton et une basse, un répertoire vaste en partie spécifique, en partie puisé dans la chanson commerciale, des techniques polyphoniques particulières1: telle est la base musicale à partir de laquelle a été construite une « sentimentalité nostalgique et ringarde [corny]» (viii) qui en est venue à occuper une grande place dans la culture populaire américaine, non seulement à cause du nombre de quartettes amateurs qui la perpétuent, mais aussi parce qu’elle s’est trouvée au cœur des croisements moteurs entre noirs et blancs qui ont engendré la vocalité populaire américaine et ont donc influencé de manière décisive l’ensemble des musiques commercialement diffusées depuis le XXe siècle.

3La guinguette est d’abord un lieu, évidemment; elle est toutefois indissolublement associée à une constellation musicale qui, derrière l’appellation musette, cache mal une infinie diversité (du « musette» supposé emblématique aux formes les plus contemporaines telles la techno), et joue d’abord le rôle de support à la danse. La guinguette est donc un établissement où l’on danse, où l’on regarde danser, où l’on mange et boit. Il est situé dans un espace particulier, les bords de Marne en région parisienne. En ce cas, plus que la musique elle-même, c’est l’ensemble des associations espace / musique / danse / alimentation qui sert à fabriquer une nostalgie, ici aussi génératrice de lien social.

  • 2   Cette Main Street,USA recréée dans les Disneyland et Disneyworld qu’animent d’ailleurs en permane (...)
  • 3   Un peu comme chez les chanteurs sardes qu’a étudiés Bernard Lortat-Jacob, ce que souligne Gage Av (...)

4Le Barbershop singing est au départ une affaire d’hommes et sa pratique vise à entretenir une mâle camaraderie que les femmes ne pourraient que perturber.
Bien sûr, il a fallu que cet ostracisme s’amollisse un peu: des quartettes féminins se sont constitués et organisés en associations parallèles à celle qui règne sur les ensembles masculins (la Society for the Preservation and Encouragement of Barbershop Singing in America, SPEBSQSA). Ce petit monde de « garçons», de « copains» rêve à son adolescence et la projette sur l’âge d’or qu’auraient été les Gay Nineties (les joyeuses années 1890) dans de petites villes fantasmatiques où la rue principale 2 abritait des relations basées sur de bonnes vieilles valeurs (old fashioned values): moralité, éthique du travail, contrôle de soi; chacun y était à sa place et chacun respectait la place des autres; l’harmonie régnait et nul besoin de changement ne se faisait ressentir. L’unité atteinte, sublimée lorsqu’un quartette « frappe» ou « claque» un accord de manière à faire résonner des harmoniques, est le symbole profondément vécu3 de cette harmonie que seul un hors-du-temps permet de retrouver. L’éphémère des rassemblements compétitifs organisés par la SPEBSQSA, mis en scène, décoré pour mieux resituer des chanteurs eux-mêmes déguisés en costumes d’époque, les concerts auxquels se convient mutuellement les quartettes dans des niches semblablement aménagées fournissent les occasions où peuvent se vivre ces relations, littéralement utopiques.

  • 4   Effectivement nourries de peinture impressionniste et de cinéma réaliste dont le Casque d’or (195 (...)

5De tous les points de vue, la nostalgie que matérialisent les guinguettes a plus de chair. Parce qu’il y faut danser, c’est un espace de nécessaire mixité, de jeux de séduction. Cette mixité s’étend d’ailleurs au social: sur la guinguette se greffent des images complexes4 où l’idéal d’un abolissement des frontières sociales se conjugue à la titillation d’une marginalité incarnée par les « apaches». Bonne franquette et rêve de lutte sociale, idéal de rassemblement populaire enrobent en chaque établissement des rivalités feutrées entre « bons» danseurs habitués et dilettantes de passage, entre maîtres des parquets et consommateurs voyeurs que, nécessité économique oblige, des cars entiers déversent dans les guinguettes. Il n’empêche, au conservatisme réactionnaire (au sens propre) des chanteurs de Barbershop, s’oppose l’esprit contestataire hédoniste des guinguettes qu’entretiennent des associations militantes comme Culture guinguette.

6Dans les deux cas, cependant, pour en arriver là, il a fallu un mouvement de renaissance, un revival. L’esprit s’en fait sentir dès les années 1855 pour les guinguettes, alors indissociables du canotage, et il va surtout souffler après la libération et, à nouveau, dans les années 1980-90 au cours desquelles les établissements prennent l’allure qu’on leur voit aujourd’hui et connaissent un engouement nourri par la presse et la mythologie du bal illustrée dans Le Bal d’Ettore Scola (1984). Aux États-Unis, c’est vers 1935-36 que le mouvement du Barbershop singing prend son envol en Oklahoma et à New York. Il va en fixer, pour ne pas dire figer, les règles et les formes et, à travers les compétitions, instaurer des critères de qualité où le musical se mêle au moral, alors que, si des normes esthétiques gouvernent bel et bien le comportement des usagers des guinguettes, ces normes font débat et aucune instance n’a pu leur donner une autorité canonique.

7Guinguettes et quartettes Barbershop incarnent donc deux formes bien distinctes de nostalgie; leurs âges d’or sont presque opposés terme à terme: petite-bourgeoisie américaine contre petit peuple français; valeurs néo-victoriennes contre esprit frondeur et marginalité. Leurs symboliques musicales sont radicalement différentes: formes et modes d’interprétations spécifiques chez les uns; capacité de tout phagocyter à partir du musette dans les autres. Pourtant le rapport de la musique à l’imaginaire y fonctionne de même manière: la musique sert de point d’ancrage à des représentations du passé idéalisées qui expriment en filigrane le désenchantement du présent. Ce passé est mis en scène dans des lieux, permanents pour les guinguettes, temporaires pour les quartettes Barbershop, où peuvent se nouer des relations sociales qui, pensent leurs protagonistes, ne pourraient plus exister dans le « réel» ordinaire. L’ensemble lieu / musique / valeurs / interactions sociales manifeste un imaginaire qui, loin d’être homogène, agrège des mythes divers. La plasticité (sans doute plus forte pour les guinguettes) de l’imaginaire dessine les vallonnements d’un paysage utopique dont les habitants vivent intensément et immédiatement une société meilleure que la « vraie». La satisfaction qu’ils se procurent ainsi éteint le besoin de transformer le monde où ils s’en retournent en quittant les bords de la Marne ou les lieux des conventions Barbershop. La musique, ici et là, ne charrie encore une fois que les sens construits dans le moment de la performance, en fonction des imaginaires où elle se trouve enchâssée. Ce n’est pas l’un des moindres enseignements que, au terme de parcours très différents (plus musicologique chez Gage Averill; plus anthropologique chez Kali Argyriadis et Sara Le Menestrel), ces ouvrages permettent de tirer. Tous deux fournissent par ailleurs des informations précieuses sur l’histoire des genres dont ils traitent; ils permettent de mieux comprendre l’évolution de la musique populaire aux États-Unis et en France en démystifiant certains récits d’origine. Celui de Gage Averill montre que, si les boutiques de barbiers ont quelque chose à voir avec l’invention du Barbershop singing, elles étaient « noires» et non pas « blanches» et que, de toute manière, le style d’interprétation érigé en emblème identitaire d’une classe moyenne blanche banalement américaine doit une grande partie de ses caractéristiques aux ensembles vocaux afro-américains et aux familles chantantes immigrées du XIXe siècle. Il n’est que « le produit mélangé et créolisé des relations raciales en Amérique» (p. 179). Quant au musette qui sert de blason aux guinguettes, il est évidemment le produit entremêlé de relations sociales impliquant des Italiens, des Auvergnats, des Gitans, à Paris et sur les rives agrestes de la Marne. L’imaginaire de l’identité repose toujours sur des embrassements, rarement proclamés, plus souvent occultés…

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Notes

1  Closeharmony (polyphonie «serrée») utilisant notamment des swipes (changements d’accords sans solution de continuité vocale) et des ringing chords (accords «bien sonnants» provoquant une émotion particulière parce que réalisés en intonation juste).

2   Cette Main Street,USA recréée dans les Disneyland et Disneyworld qu’animent d’ailleurs en permanence des quartettes.

3   Un peu comme chez les chanteurs sardes qu’a étudiés Bernard Lortat-Jacob, ce que souligne Gage Averill (p. 168).

4   Effectivement nourries de peinture impressionniste et de cinéma réaliste dont le Casque d’or (1952) de Jacques Becker, avec Simone Signoret et Serge Reggiani, demeure le plus bel exemple.

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Pour citer cet article

Référence papier

Denis-Constant Martin, « Kali ARGYRIADIS et Sara LE MENESTREL: Vivre la guinguette/ Gage AVERILL: Four Parts, No Waiting, A Social History of American Barber-shop Harmony »Cahiers d’ethnomusicologie, 17 | 2004, 365-367.

Référence électronique

Denis-Constant Martin, « Kali ARGYRIADIS et Sara LE MENESTREL: Vivre la guinguette/ Gage AVERILL: Four Parts, No Waiting, A Social History of American Barber-shop Harmony »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 17 | 2004, mis en ligne le 13 janvier 2012, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/538

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Auteur

Denis-Constant Martin

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