Ameneh YOUSEFZADEH: Les bardes du Khorasan iranien. Le bakhshi et son répertoire
Ameneh Yousefzadeh, Les bardes du Khorasan iranien. Le bakhshi et son répertoire, Travaux et mémoires de l’Institut d’Etudes Iraniennes, nº 6. Louvain: Peeters, 2002. 316 pages, photos, accompagné d’un CD
Texte intégral
1Le premier pas qui conduit de la musicologie à l’ethnomusicologie consiste à sortir hors de son cadre de vie, à abandonner ses références culturelles familières, à se confronter à une réalité toute différente, pour se retrouver en tant qu’étranger face à un autre, dans l’espoir de le comprendre et, à terme, d’être accepté et peut-être compris à son tour. Quelle impulsion anime l’ethnomusicologue ? Le plus souvent une attirance, un goût personnel pour une musique et ceux qui la font et partant pour leur culture et leur pays. Aimer la musique des autres et s’y intéresser n’est pas une démarche naturelle, surtout si l’on a soi-même été formé à écouter et apprécier des formes musicales très spécifiques. Les facteurs qui rendent possible le développement de l’écoute, l’éveil intellectuel et la reconnaissance de la valeur des musiques des autres et de leurs sensibilités radicalement différentes sont probablement nombreux et complexes; ils semblent liés, entre autres, à la prise de conscience de la relativité des valeurs de sa propre culture.
2Ce phénomène s’observait en Iran dès le début des années 1970. Les classes cultivées, parlant le français ou l’anglais (de leur plein gré et non par quelque effet de colonisation), voyageant volontiers en Europe, fortes d’un passé millénaire et glorieux, guère affectées du complexe tiers-mondiste et savourant les fruits de la modernité, commencèrent à s’intéresser à leur passé récent et aux aspects les plus populaires de leur culture. Le style qajar (c. 1800-1920) revenait à la mode, les élégantes et les dandys adoptaient des éléments de vêtements folkloriques, les amateurs d’art collectionnaient les peintures naïves ou leur équivalent en tapis de nomades, les mélomanes découvraient avec émerveillement les musiques populaires, notamment « professionnelles», qui sont d’une extrême diversité sur le plateau iranien: Azeris du nord-ouest, Turcs, Kazakhs, Kurdes, Turkmènes du Nord-est (le Khorasan précisément), Baloutches, Arabes et Africains du Sud, Kurdes et Lors, tribus Bakhtiyar ou Qashqa’i…
3Dès la fin des années 1960, des expéditions de collecte furent conduites dans tout le pays, aussitôt suivies de la présentation de nombreux artistes sur les scènes nationales et internationales, pour un public cultivé, tant iranien qu’international. Au festival de Chiraz, les bourgeois « branchés» écoutaient Stockhausen, leurs grands maîtres traditionnels (dont certains avaient durant toute leur vie refusé de se produire en public), découvraient le Living Théâtre, Mohinuddin Dagar, les Musiciens du Nil, aussi bien que Hamra Golafruz ou Hoseyn Yegâne, bardes et conteurs du Khorasan.
4Que le lecteur nous pardonne ce long détour pour introduire l’ouvrage d’Ameneh Yousefzadeh, mais s’il est ethnomusicologue, et donc attentif au contexte, il doit admettre la légitimité d’une métacontextualisation dont ce genre de travail peut faire l’objet. Ce que l’on veut dire ici, c’est que les conditions ont été rassemblées très vite en Iran pour passer du stade de la recherche folklorique (ou de la musicologie locale) à celui d’une véritable ethnomusicologie, avec ce mouvement caractéristique de distanciation qui précède la fusion avec le champ de recherche.
5Peu avant la Révolution, Ameneh Yousefzadeh, formée à la musique par l’étude du piano (dans la tradition néo-bourgeoise iranienne), se prend de passion pour l’art des bardes du Khorasan. Des années plus tard, elle se libère d’un cursus musicologique classique à la Sorbonne pour aborder enfin son terrain, via Nanterre.
6En dehors de tous les mérites du livre qu’elle nous offre fait date. Fruit d’un travail de longue haleine, présenté sous forme d’une thèse de qualité avant d’être considérablement étoffé et amélioré, enfin sur le point d’être publié en traduction persane, Les bardes du Khorasan iranien témoigne du pas franchi par les intellectuels et les érudits Iraniens, devançant la plupart des autres nations de l’Asie intérieure et du Moyen-Orient, dans la connaissance et la reconnaissance de leurs traditions populaires. À l’époque où l’auteur commence ses enquêtes, l’islamisme est à son sommet; mais paradoxalement, on ne compte plus les anthologies de musiques régionales, savantes ou populaires, sous forme de luxueux coffrets de cassettes estampillées du nihil obstat et promues par des organismes officiels. Avant cela déjà, plusieurs monographies de folklore régional (Est du Khorasan, Nord du Baloutchistan, Turkmènes, chant religieux populaire) avaient été publiées par le regretté Mohammad Tâqi Massoudieh. Travail méritoire, mais dans le style de la musicologie comparée berlinoise: abondance de transcriptions et d’analyses modales sur fond d’enquêtes rapidement menées.
7L’auteur procède tout autrement, mais, l’on pourrait objecter qu’elle est aussi une « native» présentant une tradition de son propre pays, et que sa démarche ne diffère guère de celle de ses jeunes confrères non occidentaux inscrits dans nos universités: un étudiant (généralement lui-même musicien), originaire de la région X dans le pays des Y prend pour sujet la musique X d’« Y.istan», s’il est de Z, il traitera des chants folkloriques du « Z.istan», et ainsi de suite à quelques variations près. Il faut un début à tout.
8Le cas présent est bien différent: ces bardes du Khorasan sont turcs, kurdes, rarement « persans», ils chantent essentiellement en turc et en kurde (deux langues qui n’ont rien de commun à part le vocabulaire), leurs modes, gammes, intervalles, rythmes et textes n’ont rien à voir avec ceux de la musique persane. Le dépaysement est total pour la jeune Iranienne qui a passé plus d’années de sa vie en Europe et aux Etats-Unis que dans son propre pays. Le machisme local et celui, plus agressif, des Gardiens de la Révolution et de la morale visent particulièrement cette quasi « étrangère». Ne dit-on pas que chaque ethnologue doit inventer les méthodes appropriées à son terrain ? Son premier séjour, elle le passe avec sa grand-mère comme garantie de son honorabilité auprès des autorités locales. Sa longue fréquentation des agents culturels l’a d’ailleurs incitée à conclure l’ouvrage par un appendice substantiel déployant l’organigramme de la gestion officielle de la culture musicale, laquelle est loin de tout couvrir, qu’on se rassure.
9Pour en finir avec ces aspects métacontextuels, disons que, naturellement, d’autres ethnomusicologues parmi ses compatriotes lui ont emboîté le pas et qu’on en voit même certains faire un pas décisif: sortir du pays, afin de poursuivre leur enquête. L’ethnomusicologie serait ainsi l’aboutissement naturel de l’étude de toute musique et non une forme d’« exoticisme» propre à l’Occident. Si l’on en doute encore, qu’on se réfère aux écrits des pionniers de cette discipline que l’on prend pour moderne: ceux de Fârâbi d’abord, puis, durant la période moghole, les traités persans qui comparent la musique de l’Iran et des alentours à celle de l’Inde, établissant des tables de correspondance entre maqâm et râga.
10La culture des bardes du Khorasan est comme un écho lointain de ces époques heureuses où la porosité ou l’absence de frontières favorisaient le syncrétisme musical à son plus haut niveau. Comment s’est opérée cette fusion entre les éléments turkmènes, turcs et kurdes (sans exclure une probable contribution persane), autour d’un instrument, le luth à deux cordes (do-târ) ? Comment se fait-il que ces peuples déplacés du Kurdistan et du Caucase se retrouvent sur une langue musicale commune et deux langues poétiques différentes ? C’est à se demander si, comme le dit un mythe courant, les mélodies ne viendraient pas de la terre, de l’eau, de l’air, indépendamment des peuples qui se succèdent sur un même espace. L’ouvrage s’ouvre sur une somptueuse fresque de l’histoire de cette terre fertile en biens matériels autant que spirituels et culturels. Une très savante synthèse qui se lit sans peine, même si l’on s’y perd parfois dans tous ces mouvements de population, ces glissements linguistiques (des Kurdes qui ne parlent plus que le turc, des Turcs qui chantent en kurde, mais récitent en persan), ces subtiles nuances qui sont parfois radicales (entre Turkmènes et Turcs, par exemple).
11Les chapitres suivants présentent une réalité plus accessible: qui est barde ? Que fait-il, que chante-t-il ? Pour le savoir, allez chez le coiffeur. Car le barde (bakhshi) a hérité d’une des fonctions du chamane (bakhshi, baksi, baqsi… selon les langues turciques): celle de guérisseur, dans la mesure où les barbiers manient non seulement le rasoir, mais le bistouri, pour la circoncision notamment. Au fond de la boutique, vous trouverez probablement un dotâr. Demandez au barbier d’en jouer, de chanter, puis de vous présenter ses confrères. Mais ne tardez pas, car l’art des bardes conteurs qui avait émerveillé Bartók en Anatolie a disparu totalement des maisons de thé avant même l’apparition de la télévision. C’est dans ce cadre que Hoseyn Yegâne ou Hamra Golafruz étalaient sur plusieurs soirées la narration d’une épopée amoureuse entrecoupée de nombreuses chansons qui constituent l’essentiel du répertoire. Difficile d’assurer la relève d’un barde qui a mémorisé (et parfois noté) des milliers de vers. Un autre sens ancien du mot bakhshi est celui de scribe, de lettré.
12Les bardes sont encore nombreux et jouissent de l’estime et des faveurs du public, même à la capitale; mais il se pourrait bien qu’ils deviennent avec le temps de simples chanteurs s’accompagnant de leur luth, comme c’est le cas plus à l’est, près de la frontière afghane. (Un peu plus loin encore, autour de Hérat, le dotâr à deux cordes a quasiment disparu en 30 ans, remplacé par une sorte de sitâr.)
13Quoi qu’il en soit, si l’ère des grandes épopées semble révolue, l’art de ces bardes n’a rien perdu de sa qualité, de sa vigueur et de son originalité. Les enregistrements qui accompagnent le livre l’attestent. Une recherche plus approfondie sur les répertoires instrumentaux aurait probablement fait apparaître le haut degré de sophistication que peut atteindre le jeu du dotâr, luth qui est bien plus qu’un simple guide du chant. L’auteur a préféré se concentrer sur la partie textuelle. Les genres poétiques sont décrits et classés, de nombreux poèmes en turc ou en kurde sont soigneusement transcrits et traduits, tandis que les échelles et les modes sont recensés et analysés avec les doigtés correspondants, car le dotâr utilise systématiquement le pouce gauche pour créer un contrepoint aux mélodies, à base de quartes, quintes, octave. (Il s’agit là d’une particularité typique du jeu instrumental dans le monde turkique, de l’Anatolie au Kirghizstan). Ces descriptions couvrent encore bien d’autres aspects comme la lutherie, les formules rythmiques et doigtés de la main droite, les structures de modèles mélodiques (maqâm). Mais cette exhaustivité n’est aucunement rébarbative et, comme pour tous les autres chapitres, la rédaction en est sobre et claire. Il aurait bien sûr été possible d’en dire plus, d’aller plus loin, par exemple en décrivant et en photographiant la technique de fabrication des cordes en soie, remplacées depuis longtemps par de l’acier, et dont seules deux ou trois personnes connaissent encore le secret. Mais enfin, il faut bien s’imposer des limites, et il y a des chances que l’auteur poursuive des recherches dans ce domaine, notamment dans les régions voisines.
14Avec ses aperçus historique et ethnographique, son approche de la tradition de l’orature en général (terme plus approprié que celui de « littérature orale»), sa description de l’appareil culturel officiel, Les bardes du Khorasan iranien est une contribution de qualité aux études iraniennes et turkiques. Alors qu’elle n’était qu’à l’état de thèse, cette étude fut proposée à la publication dans une collection orientaliste. Il est évident que l’ethnomusicologue au sens strict y trouve largement son compte, et ceci d’autant plus que ce beau livre déborde son cadre géographique pour nous faire pénétrer dans un champ immense sur lequel les travaux sont trop rares, ou difficiles d’accès, car rédigés en kirghiz, en turkmène, en qaraqalpak, en ouzbek, ou en russe dans le meilleur des cas. Or le Khorasan est bien la porte d’entrée du monde fabuleux des bardes turkiques, qui s’étend vers les steppes du Nord et les montagnes de l’Est.
15Malheureusement, une porte d’entrée est souvent aussi une porte de sortie. Cet aspect de la culture iranienne, l’art des bardes, qui remonte aux gôsan parthes et dont les épopées se sont propagées jusqu’au Xinjiang en traductions turkiques, n’est plus représenté que par les Kurdes déplacés au Khorasan et les she’rgu baloutches, bardes charismatiques circulant librement dans le grand sud de l’Iran et du Pakistan.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean During, « Ameneh YOUSEFZADEH: Les bardes du Khorasan iranien. Le bakhshi et son répertoire », Cahiers d’ethnomusicologie, 17 | 2004, 357-360.
Référence électronique
Jean During, « Ameneh YOUSEFZADEH: Les bardes du Khorasan iranien. Le bakhshi et son répertoire », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 17 | 2004, mis en ligne le 13 janvier 2012, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/534
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