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Livres

François AUBOUX: L’Art du raga. La musique classique de l’Inde du Nord

Paris: Minerve, 2003. 220 p. Collection Musique Ouverte
Philippe Bruguière
p. 351-356
Bibliographical reference

François Auboux, L’Art du raga. La musique classique de l’Inde du Nord, Paris: Minerve, 2003. 220 p. Collection Musique Ouverte

Full text

1Cet ouvrage posthume, publié six ans après la disparition soudaine de son auteur, s’inscrit avec bonheur dans l’univers très restreint des livres écrits en langue française sur la musique indienne. Le fait mérite d’être salué, d’autant plus qu’il ne s’agit pas ici d’une énième introduction théorique à l’art musical hindoustani comme il en existe tant dans la littérature anglophone, mais de la réflexion pragmatique et éclairée d’un musicien accompli. La personnalité attachante de François Auboux, c’était aussi celle d’un sitariste passionné, également chroniqueur talentueux, homme de radio et conseiller artistique qui consacra trente ans de sa vie à l’étude de cette tradition musicale. Baigné dans une atmosphère familiale où la musique occupait une place privilégiée, il était avant tout devenu un homme d’expérience et d’ouverture. Chez lui, le sitar, qu’il avait étudié auprès des plus grands, côtoyait en bonne intelligence le synthétiseur et l’informatique musicale.

  • 1  Voir le compte rendu dans Cahiers de musique traditionnelles 13/2001 : 254-256

2L’Art du raga est le fruit d’une longue expérience doublée d’un regard transculturel perspicace qui met en lumière bien des aspects peu ou mal connus de la musique de l’Inde du Nord. Il y a quelques années déjà, les amateurs de musique indienne avaient pu apprécier la sortie du Raga Guide, un ensemble de 74 raga enregistrés par quatre célèbres musiciens à des fins purement didactiques (Bor 19991). Avec L’Art du raga, un autre vide est également comblé, celui qui, depuis La Musique de l’Inde du Nord d’Alain Daniélou (1985), laissait souvent l’auditeur, encore sous le charme d’un concert ou d’un enregistrement, perplexe et en proie à de nombreuses interrogations. François avait acquis, au fil des ans et de son apprentissage, une connaissance intime de ce concept clef qu’est le raga, le cœur de la musique de l’Inde, l’essence et l’aboutissement d’un art unique. Plutôt que de tenter d’exposer la multiplicité des formes que revêt cette musique, ses classifications et ses genres, il avait choisi d’orienter sa pensée vers son principe fondateur et unificateur, en estimant avec raison que l’univers du raga ne pouvait être compris d’un Occidental s’il n’était au préalable rapporté aux pôles fondamentaux de la musique: mélodie et harmonie. Ainsi, au fil des pages, le lecteur est-il invité à se placer en situation active d’auditeur ou d’interprète pour mieux pénétrer les arcanes d’un art au raffinement insoupçonné.

3L’Art du raga s’ouvre sur un préliminaire qui découvre les origines d’une civilisation où le son a toujours joué un rôle primordial. La culture indienne est probablement la seule qui accorde au phénomène vibratoire une place aussi importante dans sa cosmogonie, la création de l’Univers étant regardée comme le produit d’une vibration originelle issue de l’énergie créatrice divine. La puissance d’évocation de la langue sanscrite procède de cette représentation et la récitation, ou plutôt la scansion des hymnes védiques, possède une indéniable musicalité qui fonde un lien indéfectible entre la parole et la musique. Il n’est pas surprenant qu’ainsi, musique, religion et pensée philosophique aient été par la suite très intimement associées.

4Après un bref passage rappelant l’importance de la confluence des cultures musicales indienne et persane qui fondèrent autrefois ce que nous appelons aujourd’hui la musique hindoustanie, Auboux fait état de quelques considérations anthropologiques sur les rapports particuliers qu’entretiennent musique et société. Ainsi, de nombreux raga ont-ils une origine géographique, voire ethnique qui serait la conséquence de mouvements de populations dus aux nombreuses phases d’invasion ou de migrations qui marquèrent l’histoire du sous-continent. Les modes sur lesquels sont construits les raga constituent en Inde un corpus particulièrement riche, et la multitude des mélodies qui en émanent dévoilent un ensemble de principes qui permettent de mieux comprendre les fondements de la science du raga. Le quatrième chapitre de l’ouvrage intitulé « Harmonie et mélodie: deux univers irréductibles» expose les bases du système musical indien en se référant à notre conception occidentale dans une réflexion analytique qui révèle les différences essentielles opposant ces deux univers musicaux. D’un côté, une organisation essentiellement mélodique avec une attention extrême apportée à l’intonation juste, l’ornementation ou le rythme, et de l’autre, la polyphonie, le tempérament égal et le développement de l’harmonie. Deux conceptions qui divergent radicalement, mais dont se dégagent néanmoins certaines analogies dans les règles strictes édictées pour servir leurs buts respectifs. L’interprétation d’un raga met en œuvre un ensemble de principes qui gouvernent l’expression mélodique dans un rapport semblable à celui qu’exerce l’harmonie sur la polyphonie. L’improvisation, qui joue un rôle fondamental dans la musique hindoustanie, est indissociable des notions d’interprétation et de composition, tout comme il n’y a pas si longtemps, ainsi que le remarque Auboux, elle avait atteint des sommets dans notre culture musicale lorsque J. S. Bach la pratiquait dans son écriture contrapuntique.

5Les cinq chapitres suivants sont consacrés au concept même de raga. Dans un premier temps, Auboux souligne combien le raga est en réalité bien plus qu’un simple mode et en indique les caractéristiques formelles, changeantes selon les genres, les styles ou encore le contexte de la « performance». Évoquant ensuite brièvement l’importance de sa dimension esthétique (rasa, litt.: « saveur»), il s’attache à montrer combien le raga est avant tout une entité dynamique, évolutive avec le temps et qui comporte un certain nombre de traits spécifiques (échelles ascendantes et descendantes, notes consonantes, mouvements mélodiques) permettant ainsi de l’identifier et de l’interpréter correctement. Un raga doit au moins posséder cinq notes pour être musicalement viable et les exemples de raga pentatoniques ne manquent pas. Auboux envisage ici une relation de filiation entre ces structures minimales et le vaste répertoire de raga présentant sept ou huit notes pouvant se rapporter à l’un ou l’autre de ces pentatoniques. L’intérêt de ce qu’il nomme « pentatonique associé» et qu’il considère comme « la colonne vertébrale du raga» réside dans la richesse des variations que l’on peut obtenir à partir d’un thème, en utilisant les cinq notes les plus importantes d’un raga, degrés essentiels qui en préservent l’unité.

6Vient ensuite le principe d’intonation, omniprésent dans toutes les cultures de tradition orale. Plutôt que de traiter du phénomène de micro-tonalité dont chaque raga illustre à merveille les règles (cf. Jairazbhoy 1971) mais qui, en raison du terrain mouvant des particularismes régionaux, risquerait de complexifier le propos, Auboux attire notre attention sur la notion de justesse d’accord et sur les compromis et seuils de tolérance qui en découlent. Pour cela, il observe le phénomène acoustique de résonance par sympathie des cordes annexes taraf probablement apparues en Inde vers la fin du XVIIIe siècle. Celles-ci, accordées avec précision à la hauteur des différents degrés du raga choisi, définissent une sorte de compromis entre les relations harmoniques des notes et la sensibilité de l’oreille à l’écoute de la réalité physique de la consonance. L’ornementation, une autre distinction remarquable du raga, conclut cette section. Ce terme sous-entend ici une idée bien différente de celle que nous lui accordons en Occident et équivaut en Inde à la manière d’approcher une note ou de la suggérer. Pour cela, une parfaite image mentale du raga est indispensable et nombre de musiciens insistent sur cet aspect comme étant une étape essentielle dans l’apprentissage de la musique. Selon les genres ou les styles, l’ornementation prendra des formes bien spécifiques, allant du simple glissando reliant deux notes à l’arabesque la plus complexe.

7Faisant suite aux caractéristiques modales du raga s’ouvre tout naturellement un chapitre consacré au rythme, qui occupe une place privilégiée dans la musique indienne et qui, lui aussi, est d’une réalité bien différente de celle que nous connaissons en Occident. Appelé tala, il repose avant tout sur une conception cyclique servant de base à de multiples variations beaucoup plus proches, comme le souligne Auboux, « de la métrique d’une versification où les syllabes et les mots seraient les objets rythmiques». La structuration interne d’un tala, faite de découpages, d’articulations et d’accentuations affranchies de toute volonté de répétitivité, induit une sorte de microrythmie d’où se dégage une profonde impression de liberté. Avec pertinence, Auboux met en perspective les conceptions indienne et occidentale de pulsation, de temps et de mesure pour donner au lecteur quelques clefs qui lui permettront de mieux saisir le fil de son propos concentré sur la pratique musicale. Après avoir expliqué combien l’apprentissage rythmique (d’abord verbal, en exprimant une succession de syllabes qui correspondent aux différentes frappes sur le tambour) se révèle être une méthode hautement pédagogique, il fournit quelques exemples d’exercices importants qui aideront à mieux saisir les mécanismes d’assimilation et de maîtrise en jeu pour une indépendance totale entre structure mélodique et divisions rythmiques.

8Les deux chapitres suivants abordent l’interprétation in situ d’un raga dans une analyse circonstanciée des deux parties qui le composent: l’alap, exposition délicate du raga dans un mouvement non mesuré et le gat ou « composition», qui repose sur un tala donné et où intervient un percussionniste. Le mot alap est un terme ambivalent dénommant à la fois la partie du raga qui précède la composition et en son sein même, la toute première des trois sections – alap, jor et jhala – qui la constituent. En musicien attentif, Auboux perçoit dans l’alap un rythme interne, une pulsation implicite dont la présence se manifestera différemment selon l’état de réceptivité de l’interprète. Le flot continu de sons riches provenant du tanpura, saturés de résonances harmoniques qui se déroulent en séquences périodiques sous-tend ce rythme et nourrit l’interprète. La présentation d’un alap exige d’un musicien qu’il soit totalement immergé dans l’image mentale du raga qu’il s’apprête à exécuter. Ce premier mouvement est d’autant plus délicat qu’il doit exprimer cette image avec suffisamment de conviction pour que très progressivement elle « colore» l’esprit de l’auditeur et permette alors à celui-ci de goûter aux plus fines subtilités existant dans la relation ou la combinaison de notes entre elles, dans les tensions et relâchements mélodiques comme dans l’espace presque palpable qui sépare le silence du son. Pour cela, l’alap était autrefois considéré par les maîtres comme l’aspect le plus important de la musique, l’âme du raga qui révélait ou non la véritable qualité d’un musicien. Le jor, animé d’une franche pulsation binaire est ensuite développé dans un schéma identique à celui de l’alap. Le tempo s’accélère progressivement ou par paliers, les variations mélodico-rythmiques se multiplient jusqu’à la virtuosité technique, pour aboutir dans un paroxysme au jhala dont la particularité repose sur une construction rythmique minimaliste, en général à quatre temps.

9La composition intervient à ce moment et procure, en s’ouvrant sur l’exposition d’un thème d’abord exécuté dans un tempo lent, un relâchement bienvenu qui amène dès lors l’auditeur à l’écoute du dialogue qu’entretient la mélodie avec le rythme, tous deux se jouant avec malice l’un de l’autre à l’intérieur d’un cycle rythmique préétabli. Une composition est en réalité bien plus qu’un simple thème; elle incarne à elle seule l’identité du raga et en exprime les contours parfois les plus inattendus. Ces compositions faisaient autrefois partie de l’héritage musical de familles de musiciens et beaucoup d’entre elles étaient tenues secrètes, jalousement préservées. L’improvisation dans la composition est ici le maître mot et sa pratique, qui nécessite une inspiration mélodique sans cesse renouvelée et une conscience claire et simultanée de son déroulement dans le cycle rythmique, requiert de nombreuses années d’apprentissage. Ici encore, Auboux nous livre quelques exemples pour mieux appréhender l’extraordinaire complexité des découpages, entrées et sorties du thème ou de l’improvisation et qui, à une oreille non exercée, donnent à proprement parler le vertige.

10En consacrant ensuite quelques pages à la transmission du savoir musical et plus particulièrement à la relation traditionnelle guru-shishyia (maître-disciple), Auboux, qui témoigne incontestablement d’une forte expérience personnelle, décrit avec perspicacité quelques mécanismes et règles implicites de cette relation d’une conception peu familière en Occident. Si les méthodes d’enseignement se sont aujourd’hui institutionnalisées en Inde et permettent d’acquérir une bonne culture musicale, rares sont les écoles de musique capables de former un musicien professionnel qui réunira en lui les qualités d’instrumentiste, d’improvisateur et de compositeur requises pour explorer le raga et en dévoiler les charmes. La nature de cette transmission, ici comme dans toute autre culture de tradition orale, « échappe à l’écrit et ne peut donc se faire que d’individu à individu». Les moyens mis en œuvre par le maître pour tester, éveiller et stimuler les capacités de son disciple sont aussi pour lui l’occasion d’enrichir ses propres connaissances en développant ses qualités de compositeur. La diversité des formes, des structures, des ornements comme les subtilités de l’intonation ou la complexité des rythmes sont autant de pôles d’attraction qui demandent de nombreuses années de pratique dans une relation de respect et de confiance mutuelle inimaginable sous nos latitudes.

11Les trois derniers chapitres de l’ouvrage traitent respectivement des principaux instruments de musique de l’Inde du Nord et des raga et tala les plus courants du répertoire. Après un court préambule sur la facture instrumentale, Auboux décrit chaque instrument dont il explique l’accord et les techniques de jeu en soulignant les singularités qui le caractérisent. Cordes sympathiques, bourdons, chevalets plats et autres dispositifs destinés à enrichir ou à prolonger les sons sont mis en perspective avec une esthétique musicale qu’ils servent à merveille. L’on pourra cependant s’étonner de la présence d’illustrations des instruments réalisées par ordinateur et regretter une plus grande rigueur historique concernant leur filiation ou leur développement.

12Enfin, dans la même veine didactique dont il ne s’est à aucun moment départi, Auboux choisit de donner un bref aperçu des structures de 62 raga et 15 tala, autant d’exemples que le lecteur sera mieux à même de saisir et d’apprécier en écoutant les références discographiques qui y sont associées. Un glossaire des termes les plus usités, une bibliographie sommaire et une précieuse discographie comprenant nombre de LP mémorables des années 60-70, dont certains ont été depuis réédités en CD, concluent L’Art du raga. Ce volume, qui n’a d’autre ambition que d’apporter « des réponses musicales au pourquoi des pratiques observées», ne s’adresse pas uniquement à l’amateur de musique indienne, mais aussi à tout musicien désireux de s’enrichir en intégrant un principe modal à sa démarche musicale. Tout au long de son propos, rapprochant avec pertinence certaines des caractéristiques de la musique hindoustanie d’éléments spécifiques qui nous sont familiers dans la musique classique occidentale, le jazz, le rock ou encore le rap, François Auboux ouvre une voie d’approche transculturelle qui donne à cet ouvrage une qualité rare. A recommander sans modération.

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Bibliography

BOR Joep (ed.), 1999, The Raga Guide. A Survey of 74 Hindustani Ragas. Gwent: Nimbus Records & Rotterdam: Conservatory of Music.

DANIELOU Alain, 1985 [1967, La Musique de l’Inde du Nord. Paris: Buchet-Chastel.

JAIRAZBHOY Nazir, 1971, The rags of North Indian Music. Middletown: Wesleyan University Press.

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Notes

1  Voir le compte rendu dans Cahiers de musique traditionnelles 13/2001 : 254-256

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References

Bibliographical reference

Philippe Bruguière, “François AUBOUX: L’Art du raga. La musique classique de l’Inde du NordCahiers d’ethnomusicologie, 17 | 2004, 351-356.

Electronic reference

Philippe Bruguière, “François AUBOUX: L’Art du raga. La musique classique de l’Inde du NordCahiers d’ethnomusicologie [Online], 17 | 2004, Online since 13 January 2012, connection on 04 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/531

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