1Transmusicality : le terme désigne ici le fait pour un musicien de s’immerger et de maîtriser plus ou moins la musique d’une culture autre que sa culture maternelle. La signification du terme « transmusicalité » proposée par Deschênes – qui l’emploie depuis 2007-2008 (voir aussi 2005, 2011) – diffère de celle qu’en donne le philosophe Élie During (2008).
2Il y a indubitablement plusieurs manières de lire ce livre personnel, théorique et engagé : on débutera par la plus éloignée, la plus abstraite : les définitions de la « transculturalité », posées par Welsch (1999), d’où dérive « transmusicalité », que l’auteur oppose assez curieusement à la bimusicalité prônée par Mantle Hood (1960), qui ne concerne pourtant que l’exigence pour l’ethnomusicologue de connaître sa propre musique et d’apprendre la musique qu’il étudie ; après quoi on trouvera, reposées dans ce contexte particulier d’un interprète qui a passé la frontière du familier, les questions de l’identité et de l’authenticité, pour arriver à une mise en garde contre les trois « dangers » qui guettent ce périple : l’orientalisme (dans certains cas), l’exotisme et l’essentialisme ; cette partie se termine, après le compte rendu de sept entretiens avec des musiciennes et musiciens transculturels, avec l’apologie d’un engagement non seulement de la connaissance, des savoirs, de la pensée, de l’esprit, mais aussi du corps lui-même, jusqu’à l’incorporation de la culture musicale « autre ».
3Un autre parcours suivra une voie différente de ce chemin mystérieux vers l’intérieur : l’auteur évoque d’abord la rencontre avec Nathalie Dussault, joueuse de kora, puis de Pierre-Olivier Bolduc, joueur de didjeridoo et de handpan – une adaptation du hang bernois, lui-même dérivé du steelpan jamaïcain –, Michel Zenchiku Dubeau, jazzman jouant des instruments à vent et maître de shakuhachi, Sham Mativetsky, joueur de tabla, Katia Makdissi-Warren, cheffe, Ziya Tabassian, joueur de tombak, tous de Montréal, et Yuko Eguchi, pianiste japonaise devenue chanteuse de kouta (le chant des geishas) américaine. Plus en effet que les mots, les termes et les concepts, ce sont ces parcours réussis et le fait qu’ils soient jugés par certains d’ailleurs ou d’ici comme étonnants qui installent la question.
4Il faut en effet rompre avec des préjugés dont, hélas, l’ethnomusicologie est souvent imprégnée et qu’une partie, fortement essentialiste, de la discipline a nourris, qui postulent qu’il faudrait être né dans une culture pour pouvoir en jouer la musique. La question est judicieusement rapprochée de celle de la langue « maternelle », mais l’absence de références (p. 133) nuit cruellement, mais ponctuellement, à l’aspect scientifique de l’ouvrage. Les personnes curieuses iront voir du côté d’Urbain (1982) et de Vierling-Weiss (2006). De même, la référence même pas littérale (n. 162 p. 87) à un Arnold Schoenberg (1950) qui aurait publié en français en 2002 (référence hélas bien dans le style actuel) fait l’impasse sur la source : une conférence à Prague en allemand de 1926, reprise en anglais en 1933 à Boston puis à Chicago en 1946, publiée en 1950 en anglais, puis en 1976 en allemand, et enfin en 1977 en français.
5De manière un peu obsessionnelle, Deschênes revient sur ce qui apparaît pour lui comme un paradoxe, selon lequel des Coréennes et des Coréens pourraient légitimement jouer du Brahms au violon ou du Corelli à la viole de gambe, mais qu’un musicien non japonais ne pourrait pas être un authentique joueur de shakuhachi. Bizarrement, Deschênes semble limiter la définition du non-Japonais à l’Occidental, excluant de ce fait un Burkinabé ou un Persan. Mais peu importe, ce paradoxe n’est, malgré la référence à Gelbart (2007), que partiellement situé dans l’histoire de la constitution entre 1750 et 1815 du préjugé qui voudrait que la musique des trois cultures de France, d’Italie et d’Allemagne-Autriche soit la seule à vocation universelle. Cette histoire explique – sans la justifier – la différenciation opérée entre une musique savante, qui n’est plus occidentale mais universelle, et des musiques locales, écossaise, chinoise ou mandingue. Quant à l’authenticité, elle doit être remise à sa place : c’est une valeur détenue par les experts, les marchands d’art et les maquignons, qui ne relève pas des valeurs traditionnelles. L’étude critique des sources me permet d’affirmer que la mélodie Moli hua utilisée par Puccini dans sa Turandot est authentiquement chinoise, et pourtant l’opéra italien n’a rien de traditionnel et pas grand-chose de chinois ; quant à Chinese Opera (1986) du compositeur Peter Eötvös qui n’est d’ailleurs pas un opéra, il n’a aucun élément authentiquement chinois, si ce n’est l’utilisation de quelques gongs.
6Un historique de la transmission du shakuhachi en Occident aurait commencé avec le Bâlois Andreas Gutzwiller qui reçoit le titre de shihan et le nom de Fuyu en 1976, et continué avec Michael Chikuzen Gould (grand maître en 1987), Véronique Piron (2002), Jean-François Lagrost (grand maître en 2014), Deschênes lui-même (2016), Shawn Head (2019). On pourrait faire le parallèle avec le parcours et la carrière du violoncelliste Yoyo Ma, né à Paris en 1955, parti aux USA pour se perfectionner à la Juilliard School, et dont tous ceux qui l’ont vu jouer du gong à son ascendant luo (témoignage de Stephen Jones) savent que pour lui la musique chinoise n’a rien de comparable avec une langue maternelle. On saluera ici (p. 104) l’heureuse déconstruction de la relation trop souvent invoquée du shakuhachi avec le zen comme spiritualité. Néanmoins, si comme tant d’autres j’ai découvert le shakuhachi par la seule audition hors de tout contexte, à la radio, jusqu’à me précipiter acheter un disque de « Hosanna Mamoto » (en fait山本邦山) cet authentique maître japonais jouait une composition de Charlie Mariano, « Stone Garden of Ryoan Temple », sur un album du contrebassiste Gary Peacock (1971), qui avait lui-même découvert le shakuhachi à travers le zen californien du Dr Suzuki.
7On notera quelques imperfections dans la bibliographie : l’inévitable Homi K. Bhaba (cité n. 136 p. 74) y est oublié tandis que Gelbart, très judicieusement cité, y est malheureusement référencé sous Gerbart. Et Nicolas Elias, tout aussi judicieusement cité (lire aussi 2012), n’a pas écrit « La démarche d’un ethnomusicologue à l’autre de la globalization [‘The Approach of One Ethnomusicologist to Another of Globalization‘] » mais « …à l’aune de la globalisation… ». Mais surtout, on peut s’interroger sur la pertinence de l’index : il recense en effet une grande majorité de noms d’auteurs en faisant référence non pas à la page ou à la note où ils apparaissent dans le texte, mais à la page de la bibliographie ; curieuse coutume que l’on trouvait déjà dans l’édition française de l’Encyclopédie de Nattiez (2003-2007), et qui est peut-être une règle québécoise.
8La lecture de ce livre, pour un ethnomusicologue et musicien transculturel qui suit avec amitié et admiration le parcours et les réflexions de Deschênes depuis plus de dix ans, est stimulante, enrichissante, et entre pleinement en écho avec d’autres parcours, dont on peut espérer qu’ils croiseront ce livre : cela a été le cas à l’abbaye de Sylvanès en avril 2023, où le colloque Musiques modales d’aujourd’hui et d’hier : une approche par la pratique a permis les échanges entre Brice Duisit, troubadour occitan, Alexandre Cerveux, cantor érudit, Nidaa Abou Mrad, médecin formé au violon baroque à la Schola Cantorum de Bâle devenu passeur et interprète de la tradition arabe, y compris la spéculation, Damien Poisblaud, chantre catholique français, Paco Escobar, guitariste flamenco et professeur des universités, Peppe Frana, interprète notamment de musique chypriote, Marie Zopounidis, chanteuse élève de Françoise Atlan, ou Chloé Loniriant et Emmanuelle Martin, deux personnalités rayonnantes (les autres le sont aussi) qui ont passé sept à dix ans en immersion en Inde du Nord et du Sud : ces parcours sont actuels, et posent en vérité des questions – identité, légitimité – que la lecture de Deschênes aidera à situer, relativiser, relancer, inspirer, justifier.