LORTAT-JACOB Bernard, 1980, Musique et fêtes au Haut Atlas. Paris : Mouton-EHESS (disque 45 tours encarté).
ROVSING OLSEN Miriam, 1997, Chants et danses de l’Atlas (Maroc). Paris : Cité de la Musique/Actes Sud (CD encarté).
Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles
Alessandra CIUCCI : The Voice of the Rural. Music, Poetry, and Masculinity among Migrant Moroccan Men in Umbria, Chicago & London : The University of Chicago Press, 2022. 228 p., ill. n.b.
1Bien connue pour ses recherches sur la musique des plaines et plateaux atlantiques marocains, Alessandra Ciucci nous livre ici un ouvrage captivant sur les pratiques d’écoute musicale des hommes de ces régions de tradition agro-pastorale qui ont émigré en Ombrie (Italie). Travaillant, pour beaucoup d’entre eux, dans les plantations de tabac, ces hommes, souvent illettrés ou peu scolarisés, sont arrivés en Italie dès les années 1970, avec une démographie, des statuts et des conditions de travail qui n’ont cessé d’évoluer jusqu’à aujourd’hui.
2Exception faite des chanteurs interrogés au Maroc, les interlocuteurs d’Alessandra Ciucci ne sont pas des musiciens. Mais ils restent profondément attachés à la musique de leur région d’origine, dont ils ramènent des enregistrements qu’ils écoutent en Italie « en privé » et entre amis (par exemple dans leur voiture).
3À travers une approche ethnomusicologique qui s’appuie sur des observations fines de terrain tant au Maroc qu’en Italie, c’est une analyse aux implications importantes qu’effectue Alessandra Ciucci. Au cœur de sa réflexion se trouve une notion du « rural » désigné comme l-carubiya qui se réfère spécifiquement aux plaines et plateaux atlantiques et à laquelle les migrants revendiquent fermement leur appartenance. Bien distincte de la « campagne urbanisée » de l’Ombrie (p. 15), cette notion, qui les a façonnés émotionnellement et qui est pleinement constitutive de leur personnalité, se définit non seulement par un lieu, des paysages, des animaux, des sons, des odeurs et une culture ancrés dans un passé historique de tradition bédouine, mais aussi par une masculinité mise en sourdine en Italie car perçue comme incompatible avec la modernité. Dans son livre, Alessandra Ciucci soutient avec force que la musique, la poésie et la voix propres à cette région du Maroc (ṣawt l-carubiya, » la voix du rural ») permettent de reconstruire cette part d’eux-mêmes, en les reconnectant à leur campagne et à cette dimension intime de leur être qu’est leur masculinité.
4Trois genres poético-musicaux, ‘aiṭa, abidat r-rma et shacbi, accessibles en live en de nombreuses occasions au Maroc (surtout dans les mariages) et porteurs de la notion de l-carubiya, illustrent la thèse de l’auteure. Le ‘aiṭa (litt. « cri » ou « appel »), chanté par des chanteuses-danseuses professionnelles (shikhat), puise dans un répertoire de poésie transmis oralement depuis le XIXe siècle au moins, dans lequel la forme poétique qaṣida figure en bonne place. Il est accompagné par un ensemble de musiciens jouant pour l’essentiel des instruments à cordes et des percussions. Proche du ‘aiṭa par sa poésie de qaṣida, abidat r-rma (litt. « serviteurs des chasseurs [ou tireurs] ») est par contre un genre chanté et dansé exclusivement masculin lié traditionnellement à des circonstances de chasse. Il est accompagné de percussions, parmi lesquelles une paire de gros ciseaux [de tonte] frappés à l’aide d’une tige métallique. La performance de ce genre effectué sur un rythme dit « traînant »1 inclut des cris alternés par le chœur (sur les syllabes hu/ha ou la syllabe ḥay), lesquels se réfèrent à ce moment précis de la chasse où, avec les chiens, les chasseurs cherchent à se rapprocher de leur proie2. Le troisième genre discuté est d’une autre nature puisqu’il relève du genre populaire largement diffusé appelé shacbi. Il absorbe, selon l’auteure, différents styles musicaux locaux tout en les modernisant, notamment par diverses technologies récentes, par l’instrumentation et par les thématiques chantées.
5La proposition théorique de l’auteur est soutenue par une méthodologie qui confronte les discours, les expressions et les attitudes des différents interlocuteurs à l’analyse de certains chants emblématiques des répertoires, dont les poésies sont entièrement restituées en langue vernaculaire et dans leurs traductions. Les entretiens menés avec délicatesse, souvent à plusieurs, et dont l’auteure reproduit merveilleusement bien les ambiances et les débats, sont d’une belle qualité littéraire. Placés en tête des chapitres et de certains sous-chapitres et indiqués en italique, ces entretiens, toujours datés et situés dans les titres, relancent en permanence la dynamique de l’argument et les thèmes abordés. Dans l’introduction, qui pose le cadre théorique et méthodologique, la parole est longuement donnée aux interlocuteurs marocains, et l’un d’eux, le célèbre chanteur de shacbi Abdelaziz Stati, affirme en l’occurrence et fort à propos que « la voix du rural [ṣawt l-carubiya] est la source de tout » (p. 10)3.
6La construction du livre en quatre chapitres suivis d’une conclusion reflète le parcours migratoire du Maroc vers l’Italie et le retour. Dans le premier chapitre centré sur l-carubiya au Maroc, l’auteure rapporte l’intérêt porté par le Protectorat français (1912-1956) à l’exploitation de ce territoire riche en phosphates et rappelle les émigrations auxquelles ont été contraints les hommes, suite aux expropriations de leurs terres fertiles, d’abord vers les villes marocaines du Nord, puis vers l’Italie. Elle attribue à l’historiographie coloniale d’être à l’origine du dénigrement des habitants de cette région, du son de leur langue parlée et de l’expression de leur chant, lui préférant la musique citadine dite andalouse.
7Le deuxième chapitre confronte au récit fragmenté et désenchanté d’un migrant et à son parcours géographique du sud vers le nord, celui d’un long chant d’abidat r-rma relatant (sous forme de dialogue entre un migrant et sa mère) l’issue tragique d’une traversée en Méditerranée. Les interlocuteurs de Ciucci insistent sur l’importance de la prise de risque, justifiée à la fois par la nécessité de devenir un homme (« a real man ») et par la valeur sacrée attribuée historiquement à de telles épreuves (associées au pèlerinage à La Mecque).
8Avec le troisième chapitre, Alessandra Ciucci aborde l’accueil des migrants marocains en Italie, un accueil qu’elle décrit comme plutôt hostile. Elle situe la source de leur stigmatisation dans un événement historique qui remonte à la fin de la Seconde Guerre mondiale et au Corps expéditionnaire français en Italie centrale et du sud auquel participèrent des Algériens, des Tunisiens, des Marocains, des Sénégalais et des Français. Seuls les Marocains furent tenus pour responsables des violences commises auprès des civils italiens. Resté dans les mémoires, ce passé traumatique aurait contribué à une certaine retenue des migrants marocains dans leur quotidien en Italie. Les conseils édifiants (destinés aux jeunes hommes migrants) de Staiti dans un chant de shacbi sur le comportement et les vertus attendues d’un homme et d’un paysan carubi prennent alors tout leur sens en leur rendant leur dignité.
9Le quatrième chapitre est centré sur la formulation par les migrants en Italie de ce que Alessandra Ciucci appelle « an alternative sense of place » (p. 124), un carubiya construit grâce aux poètes-chanteurs ou poétesses-chanteuses qui savent éveiller chez eux leurs émotions, par des scènes ou images poétiques propres à la région et à leurs valeurs masculines. L’auteur fournit deux beaux exemples de telles poésies chantées, un de abidat r-rma centré sur la forêt et la chasse, et un autre de ‘aiṭa dont la poésie mêle aux faits historiques et héroïques des allusions aux sentiments de désir et d’érotisme. La voix qui véhicule cet imaginaire est ici centrale. Définie pour ses qualités de force et de puissance, elle produit le timbre « rugueux et rauque » (ḥərsh) perçu comme venant du sol rocailleux et dont le champ sémantique s’étend à de nombreux autres domaines (p. 128). Le chanteur Shikh Sharqi, élève d’un célèbre interprète d’abidat r-rma (Shikh l-Bachir), la définit comme venant de la gorge et non du diaphragme (p. 125).
10La conclusion évoque le retour au pays d’une émigrée, à travers le sketch comique d’une série télévisée très populaire au Maroc. La scène illustre à merveille et avec malice la réception critique faite de la modernité (italienne) par le carubi resté sur place. Alessandra Ciucci y perçoit plus généralement la volonté non pas d’imiter la modernité de l’Occident, mais de la négocier et de la défier. Le rejet par les migrants des musiques aussi bien italiennes qu’urbaines marocaines (shacbi de Fez) participe de cette volonté, faisant de la pratique d’écoute un acte pleinement politique (p. 176).
11Le site de l’éditeur donne accès aux exemples audio et vidéo qui illustrent chaque chapitre. Il s’agit d’enregistrements, commerciaux, pour la plupart, qui reflètent les choix des interlocuteurs mais aussi les évolutions subies depuis deux décennies (création de festivals, diffusions télévisées, enregistrements en studio, etc.). On retiendra tout particulièrement les deux vidéos fascinantes d’un ‘aiṭa (présenté dans le chapitre quatre) dont les 86 vers sont chantés à tour de rôle par cinq shikhat (dont la légendaire Fatna Bent l-Houcine) sur des cycles rythmiques qui pour certains atteignent 58 temps !
12En révélant les liens puissants qu’entretiennent les Marocains en Ombrie avec leur culture d’origine à travers l’écoute de leur musique, cet ouvrage met en évidence une approche novatrice pour l’étude des communautés immigrées. Il s’agit de réorienter l’attention portée sur celles-ci vers leur région d’origine plutôt que vers leur seule adaptation au pays d’accueil. Si Alessandra Ciucci y parvient, c’est précisément parce qu’elle connaît bien les deux cultures locales concernées. Ajoutons à cela qu’elle inscrit subtilement sa réflexion dans les débats actuels des sciences sociales en s’appuyant sur de nombreuses références récentes, soutenant ainsi une belle ambition théorique.
LORTAT-JACOB Bernard, 1980, Musique et fêtes au Haut Atlas. Paris : Mouton-EHESS (disque 45 tours encarté).
ROVSING OLSEN Miriam, 1997, Chants et danses de l’Atlas (Maroc). Paris : Cité de la Musique/Actes Sud (CD encarté).
1 « Dragging rhythm » (l-iqac z-zeḥḥeffi (p. 131).
2 Signalons qu’il existe chez les Berbères Zaian du Moyen Atlas une pratique similaire, tant par les cris alternés que par le rythme, appelée aḥidus lḥit (Lortat-Jacob 1980 : 69). Pour un enregistrement de Lortat-Jacob de cette musique dansée, cf. pl. 12 du CD de Rovsing Olsen 1997.
3 « The voice of the rural [ṣawt l-carubiya] is at the source of everything ».
Haut de pageMiriam Rovsing Olsen, « Alessandra CIUCCI : The Voice of the Rural. Music, Poetry, and Masculinity among Migrant Moroccan Men in Umbria », Cahiers d’ethnomusicologie, 36 | 2023, 290-293.
Miriam Rovsing Olsen, « Alessandra CIUCCI : The Voice of the Rural. Music, Poetry, and Masculinity among Migrant Moroccan Men in Umbria », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 36 | 2023, mis en ligne le 10 octobre 2023, consulté le 11 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/5168
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