- 1 Cette première rencontre avec le bollo en 2017 eut lieu lors d’un terrain ethnographique effectué a (...)
- 2 Le terme apatam désigne une structure légère formant un toit fait de végétaux, soutenu par de fins (...)
12 décembre 2017, quartier Bardot 14, San Pedro, Côte d’Ivoire1
Reçue en présence des notables de la chefferie kroumen du quartier Bardot 14 de San Pedro, la noix de cola est partagée et consommée avec du piment, puis un verre de cane juice est offert, suivi d’un peu d’eau. Peu après, la performance de bollo commence sous l’apatam2. L’orchestre du bollo est composé de quatre musiciens et musiciennes jouant respectivement d’une scie, d’une bouteille de verre, d’un tambour et d’un harmonica simultanément, et d’une paire de sonnailles. Une danseuse arrive soudain, un sifflet à la bouche, bientôt suivie par quatre danseuses puis quatre danseurs. Tandis que les couples se forment en s’agrippant bras dessus bras dessous, ils serpentent rapidement entre les fins piquets de bois qui soutiennent le toit de l’apatam. À chacun de leur passage devant moi, le courant d’air créé dans leur sillage et la poussière soulevée du sol en terre battue amplifient l’impression de tourbillon donnée par les tournoiements des danseurs. Soutenues par un tempo enlevé, les figures chorégraphiques s’enchaînent, puis les quatre couples se produisent l’un après l’autre au centre du cercle formé par l’assistance. Ils rivalisent notamment de virtuosité dans l’exécution de tours très rapides effectués front contre front, le buste très penché en avant, l’homme évoluant parfois au sol appuyé sur ses deux mains tandis que la cavalière tourne autour de son partenaire sans que les fronts ne se détachent.
- 3 Pour plus d’informations sur les quadrilles créolisées, voir notamment Manuel 2009, Cyrille 2006, K (...)
1Par les mots anglais dont le « front manager » a usé pour indiquer aux danseurs les figures à réaliser comme dans certaines formes de quadrilles à commandement3, le cane juice servi comme le veut l’accueil kroumen aux étrangers dans cette ville au nom dérivé du Portugais (San Pedro), la singularité de cette danse en couple mixte, l’orchestre composé d’instruments de musique constitués pour moitié d’objets détournés de leur usage (la scie, la bouteille de verre), la musique caractérisée par la répétition presque sans variations d’ostinati mélodico-rythmiques exécutés par l’harmonica, le tambour et les autres idiophones, cette performance du bollo que je découvrais pour la première fois m’est apparue à la fois dans sa singularité et dans la complexité de son histoire. Un seul terme me vint alors pour tenter de comprendre ce que j’observais dans cette ville secondaire du sud-ouest ivoirien : créolisation. Cependant, ce terme ne ressortait pas tel quel des enquêtes préliminaires menées cette année-là et la question demeurait ouverte : le bollo pratiqué aujourd’hui en Côte d’Ivoire peut-il être considéré comme « créole » au vu de son histoire particulière, alors qu’il a justement subi des processus mêlés d’« indigénisation progressive » (Collins 2005) et d’« appropriation créative » (Manuel 1994) faisant désormais de cette pratique l’apanage des Kroumen de la région de San Pedro ?
- 4 Entretien, San Pedro, 17 décembre 2017.
2Anatole Thaé Néan, le directeur du groupe Bollo Dance qu’il a fondé en 1993 et dont j’ai partiellement relaté la performance, présente en effet le bollo comme une « danse du terroir », « traditionnelle » et « caractéristique de l’ethnie kroumen »4. Il explique pourtant par ailleurs que cette danse est plus précisément originaire de la ville de Tabou, située à une centaine de kilomètres de San Pedro, près de la frontière avec le Libéria. Elle y serait arrivée par le biais du Libéria voisin où d’anciens esclaves libérés s’installèrent au début du XIXe siècle. Ainsi, dans ce quartier pauvre de la ville de San Pedro, ville portuaire créée dans les années 1970 avec le développement de l’industrie du cacao – San Pedro est en effet le premier port exportateur mondial de cacao –, se joue à travers la pratique musico-chorégraphique du bollo la mémoire d’un phénomène historique remontant à la création du Libéria au début du XIXe siècle.
Fig. 1. Kané Sondé, intronisé « roi de la culture Kroumen », entouré de son orchestre le Bollo Super. 30 juillet 2022, San Pedro.
Photo Elina Djebbari.
3Cinq ans plus tard dans la même ville, le 30 juillet 2022 en milieu d’après-midi, sous la chaleur qui écrase San Pedro ce jour-là, se tient une cérémonie d’intronisation tout à fait particulière. Vêtu d’un ensemble de pagnes superposés de manière complexe, un homme au port altier, le visage grave, est invité à s’assoir trois fois de suite sur un fauteuil faisant office de trône. Les dignitaires qui l’entourent lui remettent ensuite les différents attributs de son nouveau statut : une coiffe lui est posée sur la tête, un collier au lourd pendentif en or lui est passé autour du cou, on le chausse de sandales recouvertes d’or et une canne au pommeau d’or lui est également remise. Cet homme est le chanteur et musicien Kané Sondé, âgé de 75 ans, originaire d’un village proche de la ville de Tabou sus-citée. Il vient d’être ainsi intronisé « roi de la culture en pays kroumen » dans le cadre du Bamoubli Festival. Ce titre, dénué de toute portée politique bien qu’il ait été accordé par les dignitaires et chefs coutumiers de la région concernée, célèbre le rôle important joué par Kané Sondé dans le développement du genre musical bollo qui a permis aux Ivoiriens de connaître cette pratique musicale et dansée au-delà de la région kroumen.
4Organisé par Aimé Hiné et son équipe, le Bamoubli Festival dans lequel prend place cette cérémonie se consacre depuis 2019 à la promotion de la culture Kroumen (chants, danses, musiques, cuisine, concours de beauté, tatouages traditionnels, etc.) et proposait cette année-là de célébrer l’œuvre de Kané Sondé de différentes manières. La veille de la cérémonie d’intronisation, un concert de gala s’était tenu dans la grande salle du conseil régional de San Pedro, et le soir, en guise de clôture du festival, l’artiste et son groupe se produisaient sur la grande scène montée dans l’espace du Rotary, apprêté pour l’occasion pendant toute la semaine du festival. Après les prestations successives de nombreux artistes se produisant en playback, le groupe de Kané Sondé montait enfin sur scène vers 5 heures du matin. L’orchestre Bollo Super est cette nuit-là composé d’une dizaine de musiciens, chanteurs et choristes et constitué principalement de guitares et basse électriques, claviers et batterie.
5Alors que Kané Sondé, à la guitare lead, égrène les notes de ses chansons les plus connues, un groupe de danseurs et danseuses, le groupe Batcha venu d’Abidjan pour l’occasion, investit l’espace devant la scène, au pied du podium. Sous les acclamations du public encore vaillant malgré l’heure tardive, les couples se forment et enchaînent les figures chorégraphiques à une vitesse vertigineuse, soutenue par le tempo très rapide de la musique. L’un des danseurs, visiblement le leader du groupe, lance à intervalle régulier en pidgin anglais : « move, move ! », « one by one ! », « two by two ! ». Ces annonces entraînent des changements de directions dans les parcours empruntés par les danseurs, des échanges de partenaire ou le passage à de nouvelles figures de danse. Après ces circonvolutions en groupe, qui rappellent les formes de quadrilles ou contredanses, une autre phase chorégraphique incite les quatre couples à se produire l’un après l’autre au centre de l’espace de danse. Chaque passage est singulier car les figures proposées diffèrent d’un couple à l’autre. Mais souvent, le climax de chaque prestation semble se produire lorsque les partenaires tournent à la fois sur eux-mêmes et l’un autour de l’autre en gardant le front comme point de contact, figure acclamée par des exclamations enthousiastes de la part du public (journal de terrain, San Pedro, nuit du 30 au 31 juillet 2022).
6Nous retrouvons ici, au niveau de la danse surtout, les mêmes caractéristiques que celles évoquées lors de la scène présentée antérieurement. La mise à l’honneur du bollo et l’intronisation de Kané Sondé comme « roi de la culture kroumen » pour honorer son travail créatif sur ce genre amplifient les nombreuses questions qui se posent quant à l’histoire singulière de cette pratique musicale et dansée pour comprendre son rôle actuel dans la valorisation patrimoniale et artistique des populations se reconnaissant comme kroumen.
7Issu de recherches et d’enquêtes ethnographiques récentes, cet article propose de dresser une première approche du bollo dans une perspective mêlant histoire, anthropologie et ethnomusicologie. Même si le bollo est régulièrement mentionné dans les ouvrages s’intéressant aux Kroumen et à leurs pratiques culturelles, souvent d’un point de vue historique (Hié 2020 ; Hiné 2021 ; Gnépa 2018), les recherches bibliographiques menées jusqu’à présent ne m’ont pas permis de découvrir de travaux anthropologiques et/ou ethnomusicologiques approfondis ayant porté sur ce genre musico-chorégraphique.
8De manière plus générale, alors que la Côte d’Ivoire est riche d’une grande diversité culturelle, notamment favorisée par sa position géographique (Kipré 2004 : 88), peu d’études anthropologiques et ethnomusicologiques ont étonnamment été consacrées à l’étude de ses musiques et danses traditionnelles (Zemp 1964 ; Lemaire 1999 ; Reed 2003 ; Koné 2013), et guère plus aux musiques et danses urbaines modernes comme le zouglou ou le coupé-décalé (Kohlhagen 2006 ; Kadi 2014 ; Kolé 2021 ; Andrieu 2023). Dans son inventaire des genres musicaux ivoiriens, Germain-Arsène Kadi mentionne le bollo super de Kané Sondé mais le considère « disparu de l’univers de la musique ivoirienne » (2014 : 206). La Côte d’Ivoire a pourtant joué un rôle de plateforme de premier plan pour le développement des carrières des musiciens africains (Dedy 1984). Abidjan, la capitale économique du pays, a en effet accueilli les plus grands musiciens ouest-africains dans la seconde moitié du XXe siècle qui venaient y enregistrer leurs albums dans les studios ivoiriens. Si le bollo n’occupe certes pas un rôle de premier plan au niveau national, il est en revanche prépondérant pour les Kroumen et les habitants de la région de San Pedro, aux côtés d’autres formes de danses traditionnelles comme le klé, le boyê ou le matiko qui attendent également d’être documentées.
- 5 Je dois souligner ici l’impressionnante générosité de mes interlocuteurs qui ont partagé leurs conn (...)
9Cet article entend ainsi constituer une première tentative de description du bollo, tel que j’ai pu en prendre connaissance à travers des terrains ethnographiques récents et les témoignages que j’ai pu recueillir5. Je me pencherai d’abord sur l’histoire des populations appelées Kroumen, puis sur l’arrivée de quadrilles créoles dans cette région du sud-ouest ivoirien. Ensuite, un regard sur les caractéristiques musicales et chorégraphiques du bollo permettra de resituer ce genre musical et dansé original au sein d’un phénomène plus large de « créolisation trans-africaine » (Bilby 2011 : 137). En retraçant la genèse transatlantique de cette forme musicale et dansée à l’aune de sa pratique contemporaine, j’interrogerai in fine la notion de créolisation à l’endroit de cette pratique développée le long du littoral atlantique ouest-africain.
- 6 Il précise que les Kroumen « seront les premiers à s’enrôler à bord des navires européens opérant s (...)
10La localisation du bollo dans le sud-ouest de la Côte d’Ivoire invite à se pencher sur l’histoire particulière de cette région et à s’intéresser aux questions relatives au peuplement de cette zone côtière de l’Afrique occidentale. Dans le même temps, il s’agit de s’interroger sur celles et ceux qui se reconnaissent aujourd’hui comme appartenant à cette « labellisation » ethnique en partie issue de l’administration coloniale (Amselle et M’Bokolo 1999 [1985] ; Chauveau et Dozon 1988). Le discours émique le plus partagé lie l’étymologie du terme francisé « Kroumen », aussi écrit parfois « Krumen » ou « Kroomen » et prononcé à l’anglaise, à la contraction de l’expression anglaise « crew men », hommes d’équipage. Comme l’explique l’historienne Jane Martin, ceux qui furent appelés « krumen » (ou « kruboys ») par les Anglais au XIXe siècle constituaient ainsi un groupe très hétérogène, issu de « plusieurs populations différentes de l’est du Liberia et de l’actuelle Côte d’Ivoire » (1985 : 402). L’historien Alfred Schwartz signale comment les populations de la portion de littoral située entre les rivières San Pedro et Cavally furent désignées, à la fin du XIXe siècle, sous le vocable générique de Kru (ou Krou en français). Pour Schwartz (1980 : 151), « la graphie krou (ou kru) est une corruption de l’une des nombreuses appellations données à travers les âges aux ressortissants de ce peuple Krao (Croa, Crouw, Croo, Kroo, Crew, Krew...) ». Il réfute de ce fait que l’appellation Kroumen soit issue de l’expression « crew men »6. Selon les linguistes, les Kroumen appartiennent au groupe Krou et les historiens les estiment par ailleurs responsables de la diffusion d’un pidgin anglais (Schmidt 2000 : 94). Les termes issus de l’anglais contenus dans les langues kroumen sont d’ailleurs toujours perceptibles, que ce soit dans les paroles de chansons de bollo ou dans les indications données aux danseurs par celui qui est justement appelé en anglais « front manager ». Quelle que soit l’origine du terme Kroumen, celui-ci réunissait sous un label commun des groupes humains disparates qui, certes, partageaient certains traits, notamment sur le plan de leur histoire et de leur organisation sociale, mais qui ne formaient en aucun cas une « ethnie ». Ce sont ces groupes qui ont fourni, tout au long des XIXe et XXe siècles, les plus importants contingents de main-d’œuvre aux navires européens (Schwartz 1993 : 210-211).
11Les Kroumen étant aguerris à la traversée de la barre, leur habileté à naviguer a été très tôt mise à contribution par les bateaux européens, à la fois pour charger et décharger les cargaisons, mais aussi pour servir d’hommes d’équipages sur de longues distances. Par conséquent, les migrations de travail des Kroumen se sont déroulées à grande échelle, jusque dans les ports européens (Frost 2002). Ils ont ainsi parcouru de grandes distances le long des côtes africaines, et ce jusqu’en Afrique du Sud ; ils ont également traversé l’Atlantique pour travailler dans les Caraïbes, au Panama (Martin 1985 : 406 ; Schwartz 1980 : 153). L’appellation « kroumen » désignait ainsi essentiellement les marins et travailleurs migrants – souvent cantonnés aux travaux de force – circulant le long des côtes ouest-africaines et au-delà, et ne correspondait en aucun cas à une dénomination recouvrant une quelconque idée d’« ethnie ». Cependant, les processus de fixation ethnique initiés par les administrations coloniales conduisirent peu à peu certaines populations de cette zone à se reconnaître comme Kroumen, au sens qui est entendu aujourd’hui par les personnes concernées et qui n’ont plus forcément de liens avec les activités littorales et maritimes, surtout depuis la création du port de San Pedro (Behrens 1982).
- 7 Selon certains chercheurs comme Alfred Babo (2010), cette crise foncière locale peut être considéré (...)
12Les rares études existantes sur les Kroumen sont d’une part relativement anciennes et, d’autre part, se concentrent sur les courants de migration et les activités essentiellement physiques qu’ils menaient (Martin 1985). De plus, elles concernent davantage le Liberia que le sud-ouest de la Côte d’Ivoire, ceci étant certainement dû au fait que les études existantes à ma connaissance ont été en majorité produites par des chercheurs anglophones travaillant au Ghana, au Nigéria, au Liberia ou en Sierra Leone. Les mentions les plus récentes relatives aux Kroumen ivoiriens apparaissent dans les analyses des conflits fonciers entre « autochtones » et « étrangers » qui se produisirent à la fin des années 1990 en Côte d’Ivoire (Babo et Droz 2008), particulièrement lors de la crise de Tabou en 1999 qui opposa les Kroumen aux cultivateurs Burkinabè installés dans la région (Banégas et Otayek 2003 : 76 ; Babo 2010)7.
- 8 Avant d’indiquer certains genres musicaux diffusés le long des côtes ouest-africaines, le terme gum (...)
13Malgré le peu d’informations quant à leurs pratiques culturelles et performatives, les Kroumen sont considérés par certains chercheurs comme étant à l’origine de la diffusion de techniques de jeu de guitare que l’on retrouve notamment dans la palmwine music, elle-même issue du gumbé8 (Collins 1987 ; Schmidt 2000). Ce sont également aux Kroumen que l’on devrait l’introduction de nouveaux instruments de musique tels que le banjo, l’accordéon, l’harmonica, le concertina ou encore le tambourin sur les côtes africaines, les marins kroumen les obtenant auprès d’Européens au gré de leurs pérégrinations maritimes (Schmidt 2000 : 100). Nombreux sont d’ailleurs les praticiens du bollo rencontrés sur le terrain à mentionner des parents dockers ou marins embarqués sur les bateaux. Le père de Kané Sondé par exemple était « chef cacatois » (chef d’équipe) sur les navires européens accostant au large de Tabou (Hiné 2022 : 3) ; et c’est d’ailleurs par l’intermédiaire d’un parent navigateur qu’il obtint sa première guitare acoustique (Ibid. : 25).
14Si les Kroumen sont donc historiquement des voyageurs porteurs de pratiques culturelles cosmopolites depuis plusieurs siècles, il convient de remonter plus loin encore dans l’histoire pour comprendre les imaginaires qui alimentent toujours les récits des Kroumen actuels liés à certaines spécificités ou pratiques culturelles comme le bollo. En effet, avant que les archives coloniales ne permettent de prendre connaissance de l’appellation « kroumen » (et ses variantes) donnée aux personnes engagées sur les bateaux ou circulant le long des côtes, ces populations avaient déjà une longue histoire de contacts avec les Européens. Dès le XVe siècle, les Portugais engagèrent des relations commerciales avec les populations du golfe de Guinée. Avant la chute d’El Mina en 1637 (dans l’actuel Ghana), les Portugais exercèrent un monopole commercial sur cette côte (appelée notamment « côte des graines » car on y commerçait la malaguette). De la présence des Portugais, subsistent les traces toponymiques que l’on retrouve notamment au niveau des noms des villes et des cours d’eau de la région, comme Sassandra, San Pedro, Fresco. Dans leur sillage, l’établissement de nombreux comptoirs européens le long des littoraux ouest-africains contribua à façonner un « monde atlantique » complexe (Thornton 1998), au sein duquel ceux qui seront plus tard appelés Kroumen jouaient déjà un rôle crucial. Ces populations représentent donc l’un des jalons essentiels dans la mise en relation du continent africain avec le monde transatlantique dominé alors par les navires européens, transformant durablement les migrations des populations dans le golfe de Guinée (Kipré 2004 : 91-92).
15Si l’on suit les travaux d’Ira Berlin à propos des « Atlantic creoles », un terme qui désigne pour lui ces populations diverses ayant l’océan comme point commun et qui entrèrent en contact de gré ou de force les unes avec les autres dès le XVe siècle, des processus de créolisation s’engagèrent également sur les rives ouest-africaines de l’Atlantique par la « rencontre historique entre les Européens et les Africains sur la côte occidentale de l’Afrique » (1996 : 254). Selon cette perception, ceux qui ont été appelés Kroumen peuvent être considérés comme faisant partie de ces « créoles atlantiques ». Si la définition et l’usage du terme « créole » ont évolué historiquement (Cohen 2007), désignant d’abord les Européens établis au Nouveau Monde puis ceux nés sur place avant de désigner différents ensembles de personnes, notamment celles mises en esclavage dans les plantations, la proposition d’Ira Berlin de penser en termes de « créoles atlantiques » semble particulièrement heuristique pour comprendre le cas des populations kroumen comme issus de processus de créolisation sur le sol africain.
16L’appréhension de l’historicité des mobilités des Kroumen et des contacts de ces derniers avec les Européens sur le temps long permet de comprendre comment les Kroumen ont joué un rôle important dans la diffusion de pratiques culturelles le long du littoral ouest-africain. Certains acteurs du bollo mentionnent en effet ces rapports avec les Européens comme l’une des sources du genre. Cependant, cela n’est pas suffisant pour appréhender la particularité du bollo dans toute sa complexité référentielle. Il faut pour cela se pencher plus avant sur la source principale qui ressort des discours émiques : l’arrivée de la pratique par le biais du Liberia voisin.
- 9 Entretien, 13 juillet 2022, San Pedro.
- 10 Entretien, 11 décembre 2017, San Pedro.
17« L’histoire du bollo est liée à la traite des noirs ». C’est par cette phrase que débuta l’entretien9 mené avec Anatole Thaé Néan, directeur de la troupe Bollo Dance de San Pedro. Dans un entretien mené précédemment10, il précisait son récit en expliquant :
le bollo est une danse traditionnelle qui est née de la traite des Noirs depuis les États-Unis d’Amérique. Le soir après les labeurs, les durs labeurs, ceux-ci se réunissaient et chantaient et dansaient le bollo. Et c’est à partir de ce moment, la première vague arrivée au Liberia en 1821, [qu’ils] sont venus avec beaucoup de rythmes, dont le bollo. Le bollo est arrivé en Côte d’Ivoire depuis 1821, c’est-à-dire [avec comme] origine le Liberia. C’est eux qui nous ont donné cette danse. C’est une danse traditionnelle des Kroumen.
18Comme ce propos le montre, la reconnaissance de processus historiques d’« appropriation créative » (Manuel 1994) – façonnés sur la longue durée de part et d’autre de l’Atlantique – n’empêche en rien les praticiens de percevoir le bollo comme une forme traditionnelle, aujourd’hui considérée comme l’apanage des Kroumen en Côte d’Ivoire. Les danseurs et musiciens rencontrés à San Pedro ou Abidjan évoquent précisément la création du Liberia au début du XIXe siècle comme étant à l’origine de l’arrivée de ce genre musico-chorégraphique en Côte d’Ivoire. Par ailleurs, l’étymologie du terme « bollo » est liée au mot anglais « ball » et désigne en kroumen un certain nombre d’éléments se distinguant par leur aspect circulaire.
19Fondé en 1821 par la National Colonization Society of America pour y rapatrier d’anciens esclaves libérés, le Liberia devient en 1847 la première République indépendante en Afrique. Il ne sera d’ailleurs pas annexé par les puissances coloniales à l’issue de la conférence de Berlin en 1885. À l’instar de la fondation de Freetown et de la Sierra Leone à la fin du XVIIIe siècle, la population du Liberia est notamment composée d’« autochtones », d’anciens esclaves libérés revenant des plantations d’Amérique du Nord et des Caraïbes ou interceptés par les navires britanniques après l’abolition de l’esclavage alors que la traite clandestine continuait. Il se produit donc au Liberia au XIXe siècle un processus similaire à celui qui a eu cours dans les plantations au Nouveau Monde (Bilby 2011 : 147 ; Little 1950 : 318), formant dès lors des sociétés créoles sur le sol africain (Jackson 2011 ; Little 1950 : 318). Les anciens esclaves, appelés Américano-Libériens, formèrent rapidement une élite se distinguant par certaines pratiques culturelles, comme celle des quadrilles européens créolisés au Nouveau Monde (Covington-Ward 2013 : 47). Ainsi écrit l’ethnomusicologue John Collins : « These ex-slaves became the country’s American-Liberian elite, and the quadrille, a Creole dance of the southern United States with which they were familiar, became their national dance » (Collins 1987 : 176). Dans leur panorama de l’expansion des quadrilles européens aux quatre coins du globe sous l’effet de la colonisation et des sociétés de plantation, Szwed et Marks considèrent également que le quadrille devint la danse nationale du Liberia (1988 : 31). La pratique des quadrilles au Liberia était ainsi à la fois un symbole du lien transatlantique partagée par les esclaves et affranchis rapatriés des États-Unis et une marque distinctive de la nouvelle élite américano-libérienne. Même si les informations sur les caractéristiques musicales et chorégraphiques des quadrilles pratiqués au Liberia depuis le début du XIXe siècle manquent à ce jour, il semble que les danses de bal libériennes dont le bollo serait issu étaient réservées à l’élite des Americano-Libériens dans une société très stratifiée, au sein de laquelle les populations dites autochtones étaient marginalisées politiquement et économiquement (Covington-Ward 2013 : 47). Peu à peu, ces danses furent cependant adoptées, et bien sûr transformées, par les populations autochtones et continuèrent à circuler le long des côtes ouest-africaines, notamment, là encore, grâce aux Kroumen.
20Du reste, d’autres sources sont mentionnées par les acteurs pour expliquer certaines caractéristiques du bollo. « Nous sommes des Ecossais ! » s’exclama ainsi fièrement le maire de Grabo lorsque je le rencontrai à Tabou en compagnie d’Aimé Hiné et d’Irel Germain, les organisateurs du Bamoubli Festival. Dans son ouvrage biographique consacré à Kané Sondé, Aimé Hiné écrit notamment dans un chapitre sur les origines du bollo (2022 : 30-31) :
En 1621, des Écossais venus des Highlands débarquent dans les grandes colonies d’Amérique du Nord et créent Cap Bretton (1625) ainsi que New Jersey. En souvenir des cours de leur Royaume, ils aiment à pratiquer la Danse de cour et la Danse des Highlands. Les danses de cour écossaises sont des danses pour couples, généralement en formation de 4 couples alignés ou en quadrille. Le nombre de couples est variable. […] Le Bollo Super tirerait donc ses sources des « Highlands écossais ».
Extraordinaire révélation ! En effet, les esclaves et les matelots Kroumen, ces maîtres des eaux, se divertissaient après les interminables besognes dans les plantations de canne à sucre, imitant la danse de leurs maîtres écossais. […] Ils enseignèrent alors aux leurs, cette nouvelle danse « Bollo » en déformation de « Ball- round », en faisant référence aux cercles formés au cours des danses écossaises, des expressions nouvelles qui se transformeront avec le temps en langage tribal et surtout un style vestimentaire « Highland ». En effet, les chefs traditionnels revêtent désormais des chaussettes, au lieu de la jupe, un pagne, une serviette au cou et un chapeau. Le Kroumen a donc digéré cette culture étrangère, l’a formatée et l’a restituée au monde !
21La référence spécifiquement écossaise qui ressort souvent dans les discours émiques recueillis sur le terrain sert plus particulièrement à expliquer le costume caractéristique des hommes Kroumen en général, pas seulement des danseurs de bollo, qui se distingue en effet, comme le dernier paragraphe reproduit ci -dessus le mentionne, par le port d’un bermuda ou d’un pagne porté en jupe arrivant sous les genoux, des chaussettes portées haut sur le mollet, un chapeau et une serviette éponge autour du cou.
Fig. 2. Aimé Hiné en tenue kroumen, derrière lui Kané Sondé, San Pedro, 29 juillet 2022.
Photo Elina Djebbari
Fig. 3. Irel Germain en tenue kroumen, San Pedro, 29 juillet 2022.
Photo Elina Djebbari
22Même si de plus amples recherches s’avèreront nécessaires pour comprendre l’omniprésence de cet imaginaire écossais qui imprègne le bollo, il n’empêche que localement, comme le résume Hiné (2022), « certains historiens l’assimilent à l’une des danses traditionnelles écossaises, donc venue du Royaume-Uni. D’autres estiment que c’est un mélange de musiques importées des États-Unis et de celles des autochtones libériens, après l’abolition de l’esclavage ». Les récits liés aux origines du bollo révèlent donc une fragmentation stratifiée des différentes sources possibles ayant contribué à son arrivée dans la région de l’actuel sud-ouest ivoirien. Quels que soient les imaginaires relayés par ces références, tous désignent les Européens d’une part, et le Liberia voisin d’autre part. Si le bollo représente aujourd’hui pour les Kroumen ivoiriens un marqueur ethnique traditionnel, la référence à la création du Liberia et au retour des esclaves libérés au XIXe siècle leur permet cependant de situer précisément dans le temps l’origine exogène de cette pratique. Différents éléments historiques propres à l’histoire des circulations transatlantiques sur la longue durée se combinent donc pour faire du bollo actuel une pratique au riche héritage culturel qui se distingue par la variété de ses formes, tant musicales que dansées, que l’on peut rencontrer aujourd’hui dans la région de San Pedro.
23Comme l’indiquaient les deux récits ethnographiques proposés en introduction, les recherches menées jusqu’à présent mettent en évidence la coexistence de deux types de bollo dans la région de San Pedro : le bollo dit traditionnel, c’est-à-dire dont l’orchestre est composé d’instruments acoustiques ; et le bollo moderne, souvent appelé bollo super, dont l’instrumentarium est électrifié et amplifié, sur le modèle des orchestres modernes qui se développèrent partout en Afrique à partir des années 1950.
24L’orchestre composant le bollo traditionnel inclut une scie, une bouteille de verre ou un cylindre de métal, un accordéon ou un harmonica, un sifflet, et un tambour à membrane de facture locale.
- 11 On peut en revanche percevoir le gumbé dans le genre ivoirien appelé grolo.
25Ces instruments (scie, bouteille de verre, harmonica ou accordéon) apparaissent dans d’autres types orchestraux que l’on trouve tout le long des côtes atlantiques africaines, du Sénégal jusqu’en Angola, notamment en accompagnement du tambour gumbé (Aranzadi 2010 ; Jackson 2011 : 134). Par son histoire particulière liée au retour d’anciens esclaves en Afrique de l’Ouest, Kenneth Bilby considère le gumbé comme un « tambour créole africain » marqué par « une histoire transatlantique de déplacement, de réinvention culturelle, et de créolisation », initiateur d’une « créolisation transafricaine » (Bilby 2011 : 137, ma traduction). Malgré l’absence du tambour gumbé lui-même dans la pratique actuelle du bollo11, on retrouve néanmoins des traces à la fois des circulations transatlantiques de pratiques culturelles issues des Caraïbes et d’Amérique du Nord et du rôle des Kroumen dans la médiation de ces circulations culturelles transatlantiques. Par ailleurs, des témoignages concordent pour attester qu’un orchestre de type gumbé, incluant notamment la scie et l’harmonica, accompagnait les quadrilles des Américano-Libériens au début du XXe siècle (Dennis & Dennis 2008 : 33), avec cependant mention de la présence du violon que l’on ne trouve plus non plus dans le bollo aujourd’hui. Le cas du bollo ivoirien montre comment les processus conjoints de circulations transatlantiques – des quadrilles créolisées d’une part, et des musiques et instruments créoles comme le gumbé d’autre part – et de « créolisation transafricaine » ont convergé sur le temps long pour conduire à la création d’une pratique musico-chorégraphique originale.
Fig. 4. Orchestre du groupe Yiyi Bollo, 15 décembre 2017, San Pedro.
Photo Elina Djebbari.
26Si l’artiste Kané Sondé est l’initiateur du groupe Bollo Super dont la renommée a fini par donner son nom au genre, la modernisation du bollo est due principalement à l’initiative du musicien et danseur Djé Gnaffo Joseph qui, le premier, introduisit la guitare dans l’orchestre aux côtés des instruments sus-cités. Kané Sondé commença à travailler à ses côtés à la fin des années 1970 (Hiné 2022 : 30) et les innovations musicales se poursuivirent. La guitare électrique et la batterie, et un peu plus tard la basse, furent introduites aux côtés des instruments propres à la forme du bollo dite traditionnelle, à savoir l’accordéon, la scie et la bouteille de verre (Hiné 2022 : 39). Quand Djé Gnaffo Joseph se retira des activités musicales à la fin des années 1980, et passa le relais à Kané Sondé, ce dernier nomma l’orchestre Bollo Super. Il remplaça l’accordéon par les claviers électriques, la scie de charpentier et le tambour artisanal par une batterie complète et forma dans son orchestre de nombreux chanteurs qui évoluent aujourd’hui chacun de leurs côtés, comme Barou Sebsy et le Kruman Group Orchestra longtemps basé à Abidjan, ou Sibly Noël à Tabou. Il existe également des musiques inspirées par le bollo produites directement en version numérique dans les studios abidjanais, comme celui de Patché L’arrangeur, le fils de Djé Gnaffo Joseph.
27En corrélation avec le changement de nature des instruments de musique en fonction des deux types d’orchestre, les propositions musicales qui en ressortent sont sensiblement différentes, l’emphase sur le chant paraissant plus importante dans les formes modernes, certainement permise par les systèmes d’amplification. Cependant, elles conservent certaines caractéristiques communes, notamment au niveau du rythme et des placements syncopés des différentes lignes musicales les unes par rapport aux autres, et la rapidité du tempo.
28Au niveau chorégraphique, les danses exécutées au son de la musique produite par l’un ou l’autre type d’orchestre peuvent être relativement similaires. C’est-à-dire que les figures chorégraphiques dansées en couples peuvent être en effet exécutées de façon semblable tant sur du bollo traditionnel que du bollo super. Cependant, le bollo super accueille volontiers d’autres réponses kinétiques et façons de se mouvoir selon les contextes de performance. Selon les cas, le bollo peut ainsi se danser individuellement et non pas seulement en couple comme c’est le cas pour le bollo traditionnel. Ainsi explique Anatole Thaé Néan :
- 12 Entretien, 13 juillet 2022, San Pedro.
Le son du bollo super et puis nous, le travail que nous faisons, c’est même chose. Mais la différence, c’est les instruments. Et la danse. Parce que le super, c’est tout le monde qui danse. Y’a pas affaire de couple dedans. Donc c’est tout le monde, tous ceux qui sont là, c’est eux qui dansent, là c’est bollo super. Mais pour nous là, si je fais pi pi ti pi ti [il mime le frappement du tambour], là vous allez voir, les gens vont s’attraper. C’est toujours par couple, le bollo traditionnel12.
29La forme dansée sur le bollo super serait donc potentiellement plus simple, et ainsi plus inclusive. On peut danser comme on le souhaite, sans forcément devoir ni danser en couple, ni connaître les figures spécifiques à exécuter en groupe. Si le bollo, quelle que soit la configuration orchestrale, peut se produire dans des situations de type concerts ou spectacles, les contextes de performance sont très variés. Différentes réjouissances peuvent donner lieu à la sortie du bollo : récoltes, animations festives, fêtes de mariage, inaugurations, fin de construction d’une maison, etc. Un autre contexte important pour le bollo consiste en l’animation des veillées traditionnelles lors des funérailles en pays kroumen. Le culte des morts est en effet très important et les cérémonies funéraires peuvent s’étendre sur plusieurs mois. Lors de l’étape de la veillée traditionnelle, qui dure toute la nuit, le bollo représente, d’après mes observations, le point culminant des célébrations, et apparaît à une heure déjà avancée de la nuit jusqu’à l’aube. Ce genre de contexte donne à voir une grande diversité de réponses kinétiques à la musique bollo super émise par les orchestres en live : si des personnes dansent en couples, ceux-ci peuvent être constitués de deux hommes ou de deux femmes comme de couples mixtes ; des cercles peuvent se constituer et les participants se suivent en file indienne en exécutant de manière synchronisée une marche chaloupée en deux temps accentuant les changements d’appui au niveau du bassin et mobilisant de manière souple la ceinture scapulaire, le buste penché en avant ; des interprétations individuelles sont également observables, inspirées notamment des danses urbaines modernes comme le coupé-décalé ; d’autres danses de couple comme le rock peuvent également être exercées par celles ou ceux qui pratiquent par ailleurs ce type de danses. Quand des couples se forment, certaines figures comme les parcours circulaires exécutés front contre front ou bras dessus, bras dessous font partie des récurrences aisément observables.
30La variété des formes kinétiques prises par le bollo, aux côtés de la pratique inspirée des quadrilles à commandement – qui est d’ailleurs la forme valorisée dans les espaces de représentation officielle du bollo (scènes de spectacle, clips vidéo, etc.) –, contribue à la grande vitalité de ce genre musico-chorégraphique dans la région de San Pedro. En effet, les adaptations musicales ont entraîné une diversification des danses possibles exécutées au son du bollo super, sans cependant que ne soit oubliée par les praticiens l’histoire particulière de ce genre musico-chorégraphique.
31Les danseurs et musiciens de bollo dans le sud-ouest ivoirien reconnaissent une filiation musicale, instrumentale et kinétique avec les quadrilles créolisés du Liberia. Le bollo des Kroumen apparaît en cela comme un genre original, issu des circulations transatlantiques sur la longue durée, aux strates multiples et enchâssées. Les imaginaires multiples évoqués par les acteurs montrent tout à la fois comment le corps et le sonore peuvent être investis comme sources de définition d’une identité ethnique locale, et comme vecteurs et supports mémoriels d’une histoire musico-chorégraphique liée à la traite esclavagiste transatlantique.
32Dans son « inventaire ethnographique » des différentes formes prises par le gumbé en Afrique de l’Ouest (dont certaines rappellent précisément le bollo), Rachel Jackson affirme : « due to the history of the slave trade and circuitous cultural relationship between the Caribbean and Africa, it is entirely appropriate to apply the concept of creolization to Africa » (2011 : 130). Cependant, en dehors des archipels de l’Océan Indien ou du Cap-Vert qui ont pu être étudiés sous l’angle de la créolisation, ce n’est pas le cas de l’Afrique continentale, à l’exception peut-être de l’Afrique du Sud (Cohen 2007 ; Martin 2006 ; Gaulier 2010). Ainsi, malgré la longue durée des échanges commerciaux, culturels et artistiques qui ont marqué l’histoire des côtes du golfe de Guinée (Kipré 2004), les productions culturelles de la sous-région ouest-africaine n’ont guère été observées sous cet angle. Enrichie cependant du potentiel heuristique de penser les processus de créolisation culturelle qui se sont produits sur le continent africain, cette recherche émet l’hypothèse que le bollo ivoirien serait un exemple, parmi d’autres, de ces processus de créolisation à la fois transatlantique et transafricain.
33En m’inspirant des renouvellements heuristiques posés par l’approche de l’Atlantique Noir de Paul Gilroy (1993) et de la formulation d’Ira Berlin en termes d’« Atlantic Creoles » (1996), je propose le terme « Atlantique créole » – au singulier – (Djebbari 2020) pour englober davantage les interactions multidirectionnelles déployées dans l’Atlantique ainsi qu’en Afrique du XVe siècle à nos jours, dont la prise en compte conjointe permet d’éclairer l’émergence d’une pratique comme le bollo.
34Comme le notent Law et Mann, « le cadre conceptuel développé par Berlin, d’une culture cosmopolite reliant les ports de mer de tous les côtés du littoral atlantique, peut être utilement appliqué aux périodes ultérieures » (1999 : 310). Ainsi, l’idée de l’Atlantique créole évoquée à travers l’étude du bollo ivoirien pourrait contribuer à concevoir un cadre théorique qui, espérons-le, permette de saisir le cosmopolitisme issu de l’espace transatlantique du XVe siècle à nos jours. Le bollo en est certainement un riche représentant, dans la diversité de ses actuels développements, jusqu’à la récente célébration du bollo super et de son artiste phare, Kané Sondé.