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Dossier : varia

L’expressivité du blues : une construction de signification? À propos d’un concert de Jimmy « Duck » Holmes à Natchez

Vincent Granata
p. 9-25

Résumé

Par quels mécanismes une chanson de blues en vient-elle à constituer un acte d’expression émotionnelle : s’agit-il d’une communication directe, à l’auditeur, des états internes et des émotions privées du chanteur ? Cet article aborde la question de l’expressivité du blues à travers l’analyse d’un concert de Jimmy « Duck » Holmes à Natchez, issue d’une enquête de terrain réalisée dans le Delta du Mississippi aux États Unis en janvier 2016. Il met en avant le rôle de trois types de médiations (organismes de tourisme, diffuseurs et organisateurs de concerts, producteurs et directeurs artistiques) et montre comment elles façonnent une certaine image de l’artiste et de sa musique. L’article critique ainsi les stéréotypes romantiques liés au concept d’expression musicale. Il invite à concevoir l’expressivité comme un processus d’attribution de sens, indissociable de certaines représentations et catégorisations issues d’une multiplicité d’acteurs.

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Texte intégral

L’expressivité au cœur du blues

  • 1 « Il paraît que personne ne chante comme moi le mot “faim” ou le mot “amour”. C’est sans doute parc (...)

1Si le blues désigne un genre musical, il renvoie également à un ensemble d’émotions, proches de ce que nous appelons couramment en français la mélancolie. Rarement perçu comme simple forme sonore, le blues est souvent appréhendé comme expression émotionnelle ; d’aucuns disent même que pour jouer ou chanter du blues, il faut avoir le blues1. Il n’est pas rare non plus que cette équivocité soit ramenée à un certain ancrage socio-historique : le blues véhiculerait une histoire particulière, celle des Afro-Américains et de leurs difficultés à être reconnus comme peuple légitime aux États-Unis. Il ne serait guère possible alors de se rapporter au blues sans en même temps évoquer l’esclavage, la ségrégation, le métayage, le travail pénible, les lynchages et le racisme ; et a fortiori, des sentiments comme la solitude, l’oppression, la résignation et la frustration individuelle. Une expression culturelle portant autant sur les souffrances que sur les aspirations, un symbole de l’asservissement et de la résilience de tout un peuple : voilà en somme ce qui définirait le blues, bien au-delà de sa simple caractérisation musicale.

2Ces présupposés laissent raisonnablement penser qu’au cœur du blues ne se trouve pas seulement la musique, mais aussi l’expressivité. Si cela est indéniable, je ne crois néanmoins pas que l’on ait là expliqué quoi que ce soit. Car le concept d’expressivité véhicule plusieurs stéréotypes et introduit de nombreuses difficultés. La première est d’impliquer une forme de psychologisme, selon lequel une forme sonore pourrait être imprégnée des souffrances et des états d’âme éprouvés par celui ou celle qui l’a produite. L’idée du blues comme expression poétique individuelle présentant l’intériorité de l’artiste, ses émotions et ses sentiments a en effet longtemps dominé les études sur le genre. Pour Robert Springer par exemple :

L’ancien esclave, sortant d’une institution où sa personnalité avait été malmenée ou écrasée, se forgea un nouveau mode d’expression personnelle reflétant et dévoilant ses aspirations. (Springer 1985 : 25)

3Du psychologique, on glisse ainsi rapidement vers le sociologique : le chanteur de blues n’exprimerait pas seulement ses aspirations et ses frustrations individuelles, mais également les tribulations de tout un groupe social d’appartenance. Pour Springer toujours :

En tant que musique séculaire née dans le Sud, le blues représente sans doute de plus près la sensibilité des esclaves et de leurs descendants occupés à travailler la terre que celle des domestiques plus directement en contact avec la culture de leurs maîtres et plus profondément religieux. Devenus métayers ou ouvriers agricoles, les anciens « field hands » se seraient donné une musique reflétant leur mobilité récemment acquise, et toute relative d’ailleurs, ainsi que leur nouvelle situation de travail : une musique jouée en solo et où, au départ du moins, l’individu se trouve face à lui-même. (Springer 1985 : 36)

  • 2 Voir en particulier le texte « Of The Sorrow Songs » (Du Bois 2018). Le livre est un classique des (...)

4Cette façon de voir les choses n’est pas sans histoire : l’idée du blues comme reflet de l’« expérience du Noir » s’est d’abord développée chez les écrivains afro-américains du début des années 1970, faisant souvent référence aux écrits fondateurs de W.E.B. Du Bois2. Si l’on comprend aisément la nécessité politique de ces approches, on peut toutefois s’interroger sur la crédibilité du concept d’expressivité qui est présupposé dans les exemples précédents. En effet, par quels processus les joies et les peines d’un groupe social défini peuvent-elles se manifester musicalement ? Quels sont les mécanismes par lesquels une chanson de blues en vient à constituer un acte d’expression émotionnelle ? S’agit-il d’une communication directe, à l’auditeur, des états internes et des émotions privées du chanteur ?

Jimmy « Duck » Holmes à Natchez : un cas d’expression authentique ?

5Le présent article aborde les précédentes questions à travers l’analyse d’un concert de Jimmy « Duck » Holmes à Natchez, issue d’une enquête de terrain de 45 jours réalisée dans le Delta du Mississippi aux États-Unis au début de l’année 2016. On peut considérer Jimmy Holmes comme l’archétype du chanteur de blues « authentique » ou « traditionnel » : issu d’un milieu rural relativement isolé (le village de Bentonia dans le Mississippi), héritier de figures légendaires (Skip James, Jack Owens), n’ayant commencé une carrière musicale que tardivement et s’accompagnant le plus souvent lui-même à la guitare acoustique. Dans les milieux académiques, cet archétype a souffert de nombreuses critiques. Charles Keil ironisait déjà, en 1966, sur la « mentalité de figue moisie » (moldy-fig mentality) qu’il considérait être celle des auteurs de son époque :

Les critères implicites ou explicites pour être un vrai chanteur de blues sont les suivants. Âge avancé : le musicien doit de préférence avoir plus de soixante ans, être aveugle, sans aucune dent et avoir de l’arthrite […]. Anonymat : le chanteur de blues ne doit pas avoir joué en public ou avoir enregistré un disque depuis au moins vingt ans, et parmi les bluesmen décédés, les meilleurs semblent être ceux qui sont arrivés dans une grosse ville un jour dans les années 1920, qui ont fait entre quatre et six enregistrements, et qui ont ensuite disparu à la campagne pour toujours. Lignage approprié : le chanteur doit avoir joué avec ou avoir appris d’une figure légendaire. Milieu agricole : un bluesman doit avoir vécu la plupart de sa vie comme métayer, avoir cajolé des ânes et cueilli du coton, et n’être pas contaminé par les influences de la ville. (Keil 1991 : 34-35)

  • 3 Voir les travaux de Elijah Wald, Marybeth Hamilton, Roberta Schwartz et Christian O’Connell, critiq (...)

6Ces représentations stéréotypées encouragent un certain romantisme : l’expressivité du blues serait le produit de la communication directe et transparente d’un vécu personnel à travers un acte performatif – de préférence loin des faux-semblants et des mondanités de la ville, et loin des stratégies intéressées et des galvaudages de l’industrie musicale. L’importance prise par ce qu’on a appelé « country blues », « folk blues », « downhome blues » et même « front porch blues » lors du revival des années 1960 ainsi que la canonisation subséquente de figures comme Robert Johnson, Son House ou Skip James par les écrivains de l’époque ont nettement concouru à modeler cette conception, vivement critiquée par les historiens « révisionnistes » depuis le début des années 20003.

7En dépit de ces critiques, les auditeurs interrogés le soir du concert à Natchez ont illustré de façon frappante la prédominance des stéréotypes. Pour cet homme d’une quarantaine d’années, venu de Chicago et en chemin pour la Nouvelle-Orléans, Jimmy Holmes incarnait le fermier solitaire, isolé et ténébreux, composant de la musique sur le porche de sa maison, le soir après une journée de travail chargée :

Moi je trouve ce gars assez dingue. J’arrête pas de me l’imaginer chez lui en train de pondre ça. L’environnement je suis sûr qu’il y fait beaucoup. Et puis le Mississippi, il y a un air particulier ici, ils doivent l’avoir au fond d’eux. T’imagines, tu souffres tellement que tu sors un truc pareil, ça a quelque chose de cool non ?

8Pour cette femme de Chicago, en voyage depuis Memphis jusqu’à la Nouvelle-Orléans et qui passait la nuit à Natchez :

C’est du vrai blues tu vois, on le sent, parce qu’on sent que c’est une musique qui raconte des moments difficiles de la vie. Ce type a le blues, c’est clair, sa musique est forte, et c’est presque triste. Quand on l’écoute on a l’impression qu’il a tout perdu : c’est une musique grave (dark), et sombre (moody). Mais en même temps c’est comme ça, la vie c’est comme ça, il y a des moments difficiles où on se sent déprimé, et le blues c’est exactement ça.

9À en croire ces auditeurs, les qualités émotionnelles attribuées à la performance musicale seraient directement liées aux intentions expressives – présumées sincères et authentiques – du chanteur. Certes, cela correspondrait au sens le plus ordinaire du verbe « s’exprimer » : communiquer publiquement ses états psychologiques. Mais ce présupposé romantique reste à interroger : les pratiques musicales ne sont-elles pas accompagnées de nombreuses médiations ? En effet, une multiplicité d’acteurs (labels, directeurs artistiques, organismes de tourisme, diffuseurs et organisateurs de concerts) façonne une certaine image de Jimmy Holmes auprès du public. Or, cette image produit des effets non négligeables sur la façon dont les auditeurs apprécient la musique en question. Le rôle de ces acteurs mérite donc d’être étudié.

Les médiateurs de l’expression

Tourisme et patrimonialisation

10Jimmy « Duck » Holmes absorbe les effets de ce qu’on peut appeler, pour le blues et conformément à l’expression de Daniel Fabre, un « processus de patrimonialisation » (Fabre 2013). Ce processus a débuté dans les années 2000 et s’est structuré autour de diverses organisations implantées dans l’État du Mississippi. À un niveau local (agglomérations et alentours), des « blues societies » comme la Mississippi Delta Blues Society of Indianola, rassemblent des fonds nécessaires à la valorisation de lieux touristiques – la tombe de Charley Patton à quelques kilomètres d’Indianola par exemple, ou le Club Ebony, connu pour les homecoming annuels de B.B. King depuis les années 1980 – ainsi qu’au développement de structures permettant d’accueillir et de promouvoir les musiciens de la région. Ces sociétés organisent la participation de musiciens à des festivals ou des compétitions d’envergure internationale, comme le International Blues Challenge qui a lieu tous les ans à Memphis. En outre, elles agissent comme un relais d’information, par l’intermédiaire de leur site internet et de représentants, dont le réseau et les contacts permettent facilement la mise en relation de musiciens, de producteurs et de personnalités locales au sein de la région. Enfin, les blues societies ont pour mission de favoriser l’intérêt des jeunes de 10 à 25 ans pour leur héritage culturel, par l’intermédiaire de programmes scolaires comme le Delta Blues Education Program, qui organise des interventions de musiciens locaux dans des écoles et des musées – le B.B. King Museum à Indianola, le Delta Blues Museum à Clarksdale et le Highway 61 Blues Museum à Leland notamment. Parallèlement à ces structurations locales, une organisation nationale, la Mississippi Blues Commission, composée de 18 membres, hommes d’affaires et personnalités actives au sein de la collectivité, a pour but de mobiliser des ressources financières pour le développement de diverses initiatives liées au blues et à son histoire. Une de ses actions les plus importantes est sans doute la création en 2006 du Mississippi Blues Trail : sa mission est de placer des panneaux indicateurs (markers) sur les lieux jugés historiques et d’élaborer un itinéraire de voyage, par le biais d’un site internet, d’une application pour mobiles et de vidéos promotionnelles, permettant aux touristes de s’instruire en s’orientant sur une « route du blues ». Les tombes de Robert Johnson, Charley Patton et Sonny Boy Williamson ont leur marker, ainsi que l’ancienne cabane de Muddy Waters, les principaux coton-gin et les anciens jook-joints de la région, les lieux de naissance présumés de certains musiciens, comme Charley Patton à Dockery Farms.

11Le Blue Front Cafe, à Bentonia, fait partie de ces lieux « marqués » par le Mississippi Blues Trail. Au cours des années 1950, après son ouverture en 1948 sous l’initiative de Carey et Mary Holmes, le local attirait de nombreuses personnes et la famille Holmes y faisait venir, souvent de manière impromptue, des artistes bien connus du public comme Skip James, Sonny Boy Williamson ou James « Son » Thomas. Jimmy « Duck » Holmes a ensuite hérité du local dans les années 1970 au moment du décès de ses parents, et le lieu est aujourd’hui promu comme étant « le dernier authentique jook-joint de la région ».

Fig. 1. Le Blue Front Cafe, son marker et Jimmy « Duck » Holmes à Bentonia.

Fig. 1. Le Blue Front Cafe, son marker et Jimmy « Duck » Holmes à Bentonia.

Photo Mark Hilton – hmdb.org.

12Les jook-joints ou barrelhouses étaient des lieux dansants informels ayant émergé au moment de la ségrégation et des lois Jim Crow, qui avaient défini en 1890 un statut « égal mais séparé » pour les populations afro-américaines. Si le Blue Front Cafe est bien le vestige d’une époque, sa fréquentation a néanmoins aujourd’hui nettement chuté : seules quelques personnes du village s’y arrêtent en journée pour regarder la télévision ou discuter avec le patron, et les soirées ne sont guère plus animées, même en fin de semaine. De la musique live n’est jouée qu’à deux occasions : pour satisfaire les quelques touristes aventureux qui espèrent quelques chansons de Jimmy Holmes – les témoignages de ces rencontres abondent sur Youtube –, ou lors du Blue Front Festival en été, qui rassemble plusieurs centaines de personnes et une programmation incluant parmi les meilleurs musiciens de la région. En dehors de ces périodes, la fréquentation est presque nulle. Un samedi soir, un habitué m’a ainsi résumé la situation :

Ah… aujourd’hui y’a plus grand monde ici. Les jeunes viennent pas, ils sortent ailleurs, ou restent chez eux. Et les vieux, bah, ils viennent pas non plus. Avant t’imagines pas, ici c’était toujours bondé. Il y avait de la musique, des filles, des bagarres. On ne s’ennuyait jamais. Pas vrai Jimmy ? C’était toujours la fête.

13En somme, le décalage est important entre la promotion qui est faite du lieu et la réalité qu’on trouve sur le terrain : le café n’est plus aujourd’hui un lieu de musique, et peine à demeurer un centre de socialité pour les habitants du village.

14Si donc le Blue Front Cafe est le « dernier authentique jook-joint de la région », cela est bien le fait d’une construction patrimoniale. Selon l’ethnologue et anthropologue Daniel Fabre :

Le patrimoine est non seulement ce que le découpage ministériel du moment […] ou les conventions de l’Unesco […] désignent comme tel mais aussi quantité de pratiques professionnelles et profanes qui mettent en jeu l’investissement de valeurs dans des éléments matériels ou immatériels censés présentifier le passé, lointain ou proche. (Fabre 2013 : 18)

15Le cœur du phénomène de patrimonialisation consiste en une opération de mise en valeur : le patrimoine n’est pas l’ensemble des vestiges encore présents d’un passé révolu, mais il résulte de choix conscients fondés sur certains critères de valorisation. Le patrimoine est construit socialement par une « chaîne patrimoniale » où un objet est désigné puis classifié, conservé, restauré et rendu public. Daniel Fabre poursuit en ces termes :

L’archive, le monument historique, le site archéologique et le musée, au même titre que la collection personnelle, le folklore et la commémoration, forment donc des concrétions patrimoniales – qui institutionnalisent l’action ou simplement la justifient, l’orientent, la configurent – susceptibles d’élans émotionnels forts (ibid).

  • 4 Notons qu’une distinction est ici à faire entre deux phénomènes distincts : l’émotion patrimoniale, (...)

16On peut considérer que le blues dans le Delta du Mississippi a fait l’objet d’un processus de ce type : une « fièvre patrimoniale » a mené, pour des raisons essentiellement touristiques, à cultiver abondamment la nostalgie d’un passé révolu, accessible seulement par l’intermédiaire de ses traces. Jimmy Holmes et le Blue Front Cafe ont fait partie intégrante de ce processus : ils sont aujourd’hui considérés comme patrimoine national et représentent la persistance de l’héritage blues dans le temps actuel. Étant donné la tendance de ce type de constructions patrimoniales à produire des « élans émotionnels forts » – ou émotions patrimoniales, qui renvoient à des affects liés à un « sentiment du passé » – chez les visiteurs, assister à un concert de Jimmy « Duck » Holmes dans le Mississippi n’est pas anodin, et l’émotion face à l’artiste-patrimoine peut être importante. Ce climat est sans doute favorable à l’émergence de certaines représentations et de certains discours sur la musique, centrés sur une forme de fascination autour de thématiques comme la solitude, le désarroi, la gravité, la nostalgie, la mélancolie et, plus généralement, la capacité à transmettre des sentiments profonds sans filtre4. On peut donc dire que les acteurs de la patrimonialisation déterminent au moins en partie la façon dont les performances musicales de Jimmy « Duck » Holmes sont appréciées et décrites : l’expressivité attribuée à la musique n’est donc pas liée aux seules intentions expressives du chanteur.

Diffusion de la musique

17Outre les effets de l’industrie du tourisme sur les représentations collectives, le rôle joué par le contexte de performance apparaît non négligeable. Le concert de Natchez s’est déroulé dans le bar Smoots Grocery, qui avait ouvert ses portes en octobre 2015. Son propriétaire Dub Rogers, un ancien photographe de la région qui avait travaillé à New York et à l’international pendant plus de dix ans, possédait déjà un café nommé Steampunk Coffee Roasters quelques mètres plus haut, dans un immeuble du milieu du XIXe siècle. L’esthétique choisie pour le lieu, le « rétrofuturisme » (steampunk), avait pour but de faire écho à l’utilisation massive de machines à vapeur au début de la révolution industrielle, tout en valorisant des matériaux nobles tels que le bois, le métal ou le bronze. L’ouverture du bar Smoot’s Grocery, deux ans après, visait à répondre à la demande des voyageurs en palliant le manque de musique live dans la ville. Dub Rodgers avait acheté le local abandonné d’une épicerie qui était active dans les années 1940, avec le projet de réhabiliter un lieu de la « mémoire collective » :

C’était bien une épicerie. Mais le samedi soir, elle devenait un jook-joint. Je me souviens que quand j’étais petit il m’est arrivé d’y aller. L’épicerie a fermé dans les années 1970. Et moi je trouvais ça dommage que cet endroit reste fermé. Le Mississippi a de nombreuses richesses culturelles, et je voulais faire partie de ceux qui allaient les mettre en avant. Et d’ailleurs, j’en avais marre que la ville n’aille pas de l’avant. Du coup j’ai commencé à le prendre personnellement, comme si c’était ma responsabilité.

18Le projet de restauration du bâtiment n’a pas débouché sur une restitution à l’identique du lieu, mais plutôt sur une reconstruction intégrale basée sur une volonté de susciter, chez le client, le sentiment d’un passé à la fois idéalisé et fascinant :

Au début je me suis dit que j’allais juste garder l’endroit tel quel, mettre quelques ventilateurs au plafond, des gros frigos remplis de bière et faire venir des musiciens. Ça aurait donné un endroit funky. Mais en regardant mieux à l’intérieur, je me suis rendu compte que pour que ça marche il fallait tout rénover. Ça a fini en 100 % rénovation : j’ai fait installer de nouvelles portes, de nouveaux murs, un nouveau plancher. Tout a changé à l’intérieur. J’ai même réussi à récupérer les portes d’un ancien couvent de Bâton-Rouge. Tout ce que tu vois ici a été pensé. Chaque bout de bois a son histoire propre et une vie antérieure. Tout est issu d’endroits qui sont aussi historiques que celui-ci. C’est plutôt cool non ?

19Aussi, le café Steampunk Coffee Roasters et le bar Smoot’s Grocery partagent une même volonté de susciter une nostalgie de l’ancien : le sentiment est alors celui d’un héritage préservé dans sa pureté et isolé des influences extérieures, « situé au milieu de nulle part » et « que l’on n’espérait pas trouver sur sa route » – le tout dans un décor moderne et chaleureux. Étant donné la situation géographique et le cadre privilégié de Natchez – la ville, au bord du fleuve Mississippi, est également un passage obligé pour qui veut se rendre à la Nouvelle-Orléans à partir de Memphis –, le café et le bar rencontraient un franc succès.

Fig. 2. Le fleuve Mississippi à Natchez, 2016.

Fig. 2. Le fleuve Mississippi à Natchez, 2016.

Photo Vincent Granata.

  • 5 Natchez est un cas intéressant pour observer la construction de l’authenticité. La ville est située (...)

20L’esthétique choisie pour Smoot’s Grocery est loin d’être dépourvue de signification. L’intérieur rappelle les anciens jook-joint du Delta : les murs sont faits de planches de bois colorées, les poutres sont apparentes, les lampes et les ventilateurs sont en métal, la liste des consommations est écrite à la craie sur des tableaux noirs, les tables sont vieillies, les fauteuils, les canapés et les chaises sont usés et dépareillés. L’alliance de l’ancien et du moderne définit l’identité du lieu, soigneusement façonnée par l’ancien photographe. L’extérieur consiste en la réunion de deux bâtiments distincts : l’ancienne épicerie à proprement parler, et une « shotgun house », un logement individuel où vivaient les propriétaires de l’épicerie attenante. Historiquement, ce type de maisons abritait une classe populaire et défavorisée. La toiture d’origine, une tôle métallique vieillie par le temps, a été conservée, et les murs donnent l’impression d’un baraquement fragile plutôt mal isolé. Au-devant, un porche avec les poutres apparentes de l’époque de l’épicerie a été conservé et restauré : il est éclairé le soir par une guirlande de petites lampes rondes de couleurs chaudes. En somme, l’esthétique choisie par Dub Rodgers est celle du shack : un shack est à l’origine une simple cabane faite de bois permettant de loger une ou deux personnes, voire une famille au complet. Si Natchez possède très peu de cabanes de ce type, on peut en voir davantage dans le Delta, notamment près d’Indianola et de Leland, ou à Clarksdale5.

Fig. 3. Le bar Smoot’s Grocery à Natchez, 2016.

Fig. 3. Le bar Smoot’s Grocery à Natchez, 2016.

Photo Vincent Granata.

  • 6 Pour une illustration de ce stéréotype, voir le film Cadillac Records, réalisé par Darnell Martin e (...)

21Le shack fait référence à la pratique du métayage (sharecroping) après l’Émancipation, où les désillusions dues aux « 40 acres et une mule » promis à chaque ancien esclave ont préfiguré ce qui allait devenir, dans le Sud, le nouvel esclavage économique (LeRoi Jones 2010 : 87). Le procédé consistait à employer d’anciens esclaves comme ouvriers agricoles salariés avec la possibilité de cultiver un lopin de terre en échange de droits exorbitants, pouvant représenter jusqu’à 90 % de la récolte due au propriétaire. Sur ces terres, des cabanes en bois (shacks) servaient d’habitations aux travailleurs. L’acte de restaurer un shack – et même d’en mettre en avant les traits caractéristiques, notamment les matériaux – n’est donc pas anodin : cela fait directement référence à un des emblèmes du Delta des années 1920 à 1940 et à un système profondément inégalitaire, dont on dit souvent qu’il est inséparable de la naissance du blues. Outre le passé raciste et ségrégationniste auquel il est associé, le shack renvoie à un stéréotype du musicien isolé, vivant dans une cabane en bois au milieu d’un champ de coton, et travaillant toute la journée pour se reposer le soir avec sa guitare et un cigare devant le coucher du soleil 6. Les choix esthétiques de Dub Rodgers sont en accord avec les attentes d’un bon nombre d’auditeurs interrogés le soir du concert, venus sur place pour l’« authenticité » du lieu. Smoot’s Grocery offre un cadre idéal pour ceux qui cherchent, dans le Delta du Mississippi, à vivre une expérience (au sens anglais d’un vécu extraordinaire, unique, quasi-initiatique) : celle consistant à traverser une région « figée dans le temps », où « l’histoire se serait arrêtée » et où l’on trouverait encore des bluesmen géniaux, solitaires et charismatiques, jouant dans leur cabane face à un champ de coton ou devant les eaux troubles du fleuve Mississippi. Assister à un concert de Jimmy « Duck » Holmes à Smoot’s Grocery ne reviendrait donc pas simplement à écouter de la musique, mais véritablement à faire l’épreuve de l’environnement des bluesmen d’antan. Ces représentations sont constamment mises en avant par l’industrie du tourisme dans la région, et il va sans dire qu’elles influencent (bien qu’à des degrés divers) la façon dont le voyageur de passage ou l’amateur apprécie la musique lorsqu’il la dit « mélancolique », « sombre », « mystérieuse » et « fantomatique ».

Production et direction artistique

  • 7 Dans le présent article, le choix a été fait de ne pas parler de ces aspects de la performance de J (...)
  • 8 L’ethnomusicologue David Evans, que j’ai rencontré à Memphis, m’a affirmé que dans ses multiples vo (...)

22Si l’expressivité de la performance de Jimmy « Duck » Holmes est le fruit d’une construction, elle n’est pas pour autant un processus qui a lieu sans l’artiste : ses choix performatifs – usages de la voix, intonations et phrasés, variations de timbre, subtilités rythmiques à la guitare7 – demeurent une source indéniable de l’intensité émotionnelle de sa musique. Néanmoins, même à ce niveau, des médiations apparaissent. Car contrairement à l’image qu’ont certains auditeurs, le style de Jimmy Holmes n’est pas le produit de sa seule créativité individuelle : il a été travaillé, façonné, modelé par le concours d’appuis extérieurs. Jimmy Holmes n’a rien, comme on se plaît à le raconter, d’un vieux chanteur qui aurait toujours joué de la musique et dont le génie aurait été « découvert » tardivement, du fait de son isolement géographique. Dans les faits, Jimmy Holmes ne se produit à l’extérieur du Mississippi que depuis récemment, et sa renommée date du milieu des années 2000 ; il n’était pas, avant cela, considéré comme un bon musicien8. Son succès récent est le fruit d’un long travail de production et de direction artistique, dans lequel on trouve Jeff Konkel, originaire de Saint-Louis dans le Missouri, créateur du label Broke & Hungry Records et acteur décisif dans le développement de l’identité de l’artiste. Le rôle joué par les labels dans l’enregistrement du blues et dans la cristallisation de son identité n’est plus à démontrer : une chanson de blues est rarement le produit d’une captation brute, sur le terrain, mais résulte d’une recherche esthétique, de choix d’enregistrements, de catégorisations stylistiques, de logiques commerciales (Govenar 1994). Jimmy « Duck » Holmes n’a pas échappé à ce processus de construction. Le label dans lequel il a commencé sa carrière, Broke & Hungry Records, a déjà un nom évocateur : il contribue à véhiculer l’image de l’homme solitaire, pauvre et affamé, n’ayant que sa musique comme source de réjouissance. Le slogan, « we ain’t pretty and we ain’t polite », implique que le blues serait le fruit d’un comportement rustique ou rustre, non galvaudé par des influences extérieures ou par une sophistication qui empêcherait la transparence dans l’expression. Sur les jaquettes des albums, les photographies sont éloquentes. Sur l’album Ain’t It Lonesome on voit Jimmy Holmes, seul, assis sur un rondin de bois devant une cabane, guitare en main et jambes croisées, avec une casquette et des lunettes de soleil, le visage tourné comme si la situation était habituelle. L’image dépeint un personnage solitaire au passé dur, ayant fait l’épreuve de nombreuses difficultés, socialement isolé dans sa cabane au milieu des champs de coton du Mississippi.

23L’album Gonna Get Old Some Day montre la devanture du Blue Front, une ancienne cabane en bois colorée et dont les couleurs ont été largement accentuées au montage, évoquant la trace d’un héritage passé subsistant dans le présent, et l’idée que, dans le Delta, « le temps s’est arrêté ». Ces choix de production véhiculent l’idée – fausse au demeurant – que le Delta regorge, pour qui sait les trouver, de grands génies du blues encore inconnus du public. Nuançons tout de même : le caractère expressif propre à la musique de Jimmy Holmes n’est pas une création complètement ad-hoc. Jimmy Holmes est aujourd’hui un musicien reconnu, original et créatif, dont la notoriété s’est affirmée à travers une diversité d’albums et de nombreux concerts. Roger Stolle, propriétaire de la boutique Cat Head à Clarksdale et lui-même producteur de blues, considère que Jimmy Holmes est l’exemple même du musicien « bien produit » :

Tu vois, pour moi le meilleur modèle de producteur c’est Jeff Konkel de Broke & Hungry. On est pareils lui et moi. Déjà, le plus souvent il produit un artiste sur son propre terrain, dans son propre environnement. Et quand il le produit en studio, il met en avant du mieux possible le propre talent et la propre histoire de son artiste. Il essaie de ne pas faire ce qui a été fait avant, mais n’invente pas tout radicalement non plus. Pour ça faut se poser la question : qu’est-ce qui rend cet artiste particulièrement intéressant, que celui-là est particulièrement divertissant ? Prends ça en compte – leur marque de fabrique personnelle – et essaie de le développer le plus possible.

24Le but d’un producteur serait alors de mettre en valeur une histoire propre au chanteur et de lui définir un style, c’est-à-dire une signature personnelle : cette signature, jamais donnée telle quelle en première instance, doit se trouver, s’organiser et se travailler, par un acte de valorisation qui certes répond à une construction d’image et à des logiques commerciales, mais qui s’inscrit également dans la continuité des talents propres à l’artiste, qu’il s’agit de développer et de mettre en avant. Aussi, l’artiste n’est pas étranger à la construction de sa signature expressive : celle-ci est plutôt le fruit d’une collaboration active et réfléchie avec le producteur.

25Un des aspects centraux de ce processus repose sur la catégorisation. Jimmy « Duck » Holmes est aujourd’hui intégré à ce qu’on appelle le « style de Bentonia » (Bentonia blues), en référence à deux autres musiciens célèbres originaires du même village, Skip James et Jack Owens, connus pour leur jeu de guitare atypique et éthéré, en accordage mineur « ouvert » (open tuning), et pour le caractère envoûtant et fantomatique de leurs chansons (voir Granata 2020 : 230-234).

  • 9 Skip James aurait appris à jouer ainsi par le biais de Henri Stuckey, un soldat ayant servi en Fran (...)

26Le village de Bentonia, peu connu du grand public, est d’ailleurs souvent imaginé comme un lieu mystérieux où les musiciens auraient développé une façon étrange de jouer, donnant lieu à une sonorité spécifique9. Jimmy Holmes est présenté comme l’un des derniers héritiers vivants de ce style, ce qui le démarque d’emblée de la majorité des autres musiciens du Delta, plus volontiers assimilés au « Delta blues » ou au « Chicago blues ». Selon Roger Stolle :

Jeff a trouvé Duck alors qu’il n’avait jamais été enregistré et commercialisé. Duck à ce moment-là non seulement jouait très peu de guitare, et en plus quand il jouait c’était seulement avec des petits groupes du coin, et des blues plutôt traditionnels. Donc rien à voir avec le « Bentonia style ». La seule chose que Jeff voulait de Duck, c’était qu’il enregistre principalement des trucs de Bentonia, par opposition aux « Little Red Rooster » et autres chansons traditionnelles du Delta et de Chicago. En parlant et en travaillant avec Duck, ils ont tous les deux décidé d’ajouter de la batterie ici et là, en particulier dans le dernier album produit par Broke & Hungry. Mais Jeff voulait garder l’esprit du blues de Bentonia, parce qu’il savait que personne ne jouait comme ça.

  • 10 Jimmy Holmes raconte que ces techniques lui ont été apprises par son ami Tommy Lee West, qui venait (...)
  • 11 Il y aurait beaucoup plus à dire sur le rôle des producteurs et des directeurs artistiques dans le (...)

27L’intégration de Jimmy Holmes au « Bentonia blues » s’est faite par le biais d’une construction stylistique, sur plusieurs années, pendant lesquelles le musicien a su modeler son jeu de guitare et sa technique vocale pour mieux attester une parenté avec ses maîtres de Bentonia. Dans le même temps, Jimmy Holmes a su évoluer par rapport aux canons du style, et a intégré à son jeu de guitare des éléments du « Hill country blues » comme le « stomp » – un « tanguage » lié à l’utilisation de mesures à sept ou neuf temps, typique de R.L Burnside, Robert Belfour ou Fred McDowell10 – qui donne à la musique un caractère extatique, accentué par des longs passages sur le quatrième degré de la tonalité, conférant à la musique un aspect « suspendu », toujours en attente de sa résolution. Ce mélange des styles, avec son expressivité tout à fait particulière, a été encouragé par Jeff Konkel tant il permet, non seulement de faire revivre le passé, mais également de mettre en avant le « renouveau » de l’héritage. Le processus de catégorisation de la musique de Jimmy « Duck » Holmes et son intégration au style de Bentonia permet donc d’appréhender à la fois la continuité et l’originalité de l’artiste. En somme, bien que le caractère expressif d’une performance ne résulte pas d’une pure invention extérieure aux choix de l’artiste, la direction artistique importe au moins autant que ceux-ci : c’est donc un acte de collaboration entre le musicien et le producteur qui est au centre de la création11.

Une expressivité sans expression ?

28En résumé, l’expressivité attribuée à la performance de Jimmy « Duck » Holmes à Natchez n’est pas la seule émanation authentique et sincère d’un chanteur mettant à nu ses émotions devant le public. D’une part, la vie de Jimmy Holmes est en décalage par rapport à ce stéréotype romantique : il n’est pas ouvrier agricole mais commerçant, propriétaire de son bar et professionnel de la musique. Il ne s’agit pas d’un fermier solitaire jouant de la musique au coucher du soleil : il enregistre des disques, participe à des festivals et travaille en collaboration avec des labels qui assurent sa diffusion et construisent sa communication. D’autre part, le caractère expressif de la performance musicale dépend étroitement d’un vaste réseau de médiations qui déterminent son contenu. Parmi ces médiations, on trouve les attentes, les visées et les représentations collectives des auditeurs, le contexte de diffusion de la musique, la direction artistique et les processus de catégorisation, sans oublier les stratégies et les choix performatifs de l’artiste, dont la pratique ne peut être réduite à un jaillissement spontané de ses émotions devant le public. Une certaine idée de la performance blues, comme pure expression émotionnelle, comme manifestation directe ou sans filtre des états et des passions internes du musicien, est mise à mal au simple regard de ces réalités.

  • 12 Pour une réflexion similaire, voir Laborde 1994.

29L’expressivité d’une chanson de blues ne dépend pas directement des états d’âme du musicien, mais de certaines visées, représentations, catégories et croyances de l’auditeur, elles-mêmes modelées par une multiplicité d’acteurs et insérées dans des réseaux complexes de significations. Pour Simon Frith, un nouveau genre musical « est construit puis formulé via une interaction complexe entre musiciens, auditeurs et idéologues médiateurs » (Frith 1996 : 88) : cette remarque est transposable à notre cas. L’expressivité d’une performance de blues est indissociable d’un processus d’attribution de sens, qui engage une multitude d’acteurs aux statuts variés. Étant donné que ces acteurs influencent sensiblement la façon dont la musique est appréciée, jugée, discutée, la conception traditionnelle ou « communicationnelle » de l’expressivité musicale doit être écartée : l’expressivité apparaît bien plutôt ici comme une (co-)construction de signification12. Il faut alors accepter, si l’on peut dire, qu’il y ait ici expressivité plutôt qu’expression, c’est-à-dire un processus d’attribution de sens et de qualités expressives, plutôt qu’un acte consistant à communiquer des émotions personnellement et préalablement éprouvées.

30Si l’expressivité est bien au cœur du blues, elle consiste donc en une façon particulière d’apprécier ou de comprendre la musique. Cette conclusion nous encourage à déplacer le regard. À en suivre les discours des auditeurs le soir du concert à Natchez, la performance de Jimmy Holmes était « envoûtante », « mélancolique », « solitaire », « hypnotique », « fantomatique », « lugubre », « sombre », « grave ». Ces descriptions résonnent avec celles de certains critiques musicaux, à l’instar de ce chroniqueur du magazine American Blues Scene qui écrivait en 2016, à la sortie de l’album It Is What It Is de Jimmy Holmes :

  • 13 J.D. Nash, « Jimmy Duck Holmes – Treats us to it is what it is », American Blues Scene, chronique d (...)

Cet album est aussi graveleux (gritty), austère (stark) et brut (raw) qu’on peut se l’imaginer. Ici encore, il s’agit du style de Bentonia, et personne ne le joue mieux que Holmes. Armé de ses guitares électriques, acoustiques et à douze cordes autant qu’à l’harmonica, il est le seul aux commandes de sa performance. La musique qu’il joue est presque éthérée (ethereal), et absolument hypnotique (hypnotic). L’enregistrement colle parfaitement au genre, les sections rythmiques ne sont faites que du pied qui tape sur un sol en bois, du bruit d’un ventilateur de plafond à peine audible, et de sa propre voix et sa propre guitare qui résonnent sur les murs de brique13.

31Cette prolifération de termes émotionnels pourrait nous reconduire aux « figues moisies » décrites par Charles Keil et, par-là, à une conception erronée de l’expression musicale, centrée sur une authenticité projetée et des représentations caricaturales. Mais aurions-nous vraiment tort de qualifier la performance de Jimmy Holmes à Natchez de « sombre » ou « fantomatique » ? L’attribution de qualités ou propriétés expressives ne sert-elle pas l’analyse, et pouvons-nous même nous en passer ? En somme, ne faut-il pas prendre garde à éviter de jeter le bébé (les attributions expressives) avec l’eau du bain (la conception romantique de l’expression) ?

32En effet, la récurrence de ce type de descriptions à fort caractère psychologique, particulièrement visible dans le cas du blues, pose la question de leur pertinence, voire de leur crédibilité, pour la compréhension de la performance musicale. Car il n’est pas certain que l’on puisse vraiment parler du blues sans en même temps parler de mélancolie, de frustration amoureuse et de solitude. Que les émotions que l’on trouve dans le blues résultent d’une construction de signification n’implique pas qu’il faille les évacuer du discours, ou que le blues n’ait que faire des sentiments humains. Au contraire, selon Paul Garon, le blues consiste en « une façon particulière et autocentrée de s’introduire soi-même, bien connue pour sa capacité à nous présenter les descriptions les plus sobres et directes de la vie humaine » (Garon 1996 : 10). Ce sont ainsi les sentiments humains qui se situent au cœur du blues ; mais ils ne constituent qu’un aspect du fonctionnement symbolique de la musique. Aussi, pour comprendre le blues, il ne suffit pas d’éprouver du plaisir à l’écouter : il faut apprécier sa capacité à référer, à illustrer et à éclairer des aspects de notre existence (Garon 1975 : 3). C’est aux modalités épistémologiques de ce type d’appréciation qu’il convient dès lors de s’intéresser.

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Bibliographie

CONE James Hal, 1972, The Spirituals and the Blues. New York : The Seabury Press.

DU BOIS William Edward Burghardt, 2018 [1903], The Souls of Black Folk. New York : Penguin Books.

FABRE Daniel, dir., 2013, Émotions patrimoniales. Paris : Maison des Sciences de l’Homme.

FRITH Simon, 1996, Performing Rites : On the Value of Popular Music. Cambridge : Harvard University Press.

GARON Paul, 1975, Blues and the Poetic Spirit. City Lights Books.

GARON Paul, 1996, « White Blues », in Noel Ignatiev & John Garvey : Race Traitor, vol. 4. New York : Routledge.

GOVENAR Alan,, 1994, « L’enregistrement du blues : cristallisations d’un genre », Cahiers de musiques traditionnelles 7 : 141-156.

GRANATA Vincent, 2020, « Le blues sans mélancolie ? Contre les “histoires révisionnistes” », in Vincent Granata & et Roger Pouivet, dir. : Épistémologie de l’esthétique : perspectives et débats. Rennes : Presses universitaires de Rennes : 221-238.

HOLIDAY Billie, 1984 [1956], Lady Sings the Blues. Propos recueilli par W. Dufty, trad. Danièle Robert. Paris : Parenthèses.

JONES LeRoi, 2010 [1963], Le peuple du blues : la musique noire dans l’Amérique blanche. Trad. Jacqueline Bernard. Paris : Gallimard.

KEIL Charles, 1991, Urban Blues. Chicago : The University of Chicago Press.

KIVY Peter, 1989, Sound Sentiment. Philadelphia : Temple University Press.

LABORDE Denis, 1994, « Des passions de l’âme au discours de la musique », Terrain 22 : 79-72.

SPRINGER Robert, 1985, Le blues authentique. Saint-Amand-Montrond : Filipacchi.

WALD Elijah, 2004, Escaping the Delta : Robert Johnson and the Invention of the Blues. New York : Amistad.

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Notes

1 « Il paraît que personne ne chante comme moi le mot “faim” ou le mot “amour”. C’est sans doute parce que je sais ce que recouvrent ces mots, parce que je suis assez orgueilleuse pour vouloir me souvenir de Baltimore et Welfare Island, de l’institution catholique et du Tribunal de Jefferson Market, du Sheriff devant notre appartement à Harlem et des nombreuses villes, d’une côte à l’autre, où j’ai été brisée et meurtrie » (Billie Holiday 1984 : 133).

2 Voir en particulier le texte « Of The Sorrow Songs » (Du Bois 2018). Le livre est un classique des afro-american studies. Après la Seconde Guerre mondiale et au moment du mouvement des droits civiques, plusieurs écrivains noirs ont entrepris d’étudier le blues comme une forme d’expression spécifiquement noire ayant agi comme liant d’une communauté afro-américaine opprimée, victime de la ségrégation raciale. Un des pionniers fut le sociologue LeRoi Jones (voir LeRoi Jones 2010). Pour d’autres références, voir Garon 1975, et Hal Cone 1972.

3 Voir les travaux de Elijah Wald, Marybeth Hamilton, Roberta Schwartz et Christian O’Connell, critiquant notamment des auteurs comme Samuel Charters, Paul Oliver ou William Ferris. Pour une synthèse et des références, voir Granata 2020.

4 Notons qu’une distinction est ici à faire entre deux phénomènes distincts : l’émotion patrimoniale, qui est un affect ressenti chez l’auditeur, et les émotions attribuées à la performance, qui désignent des manières de décrire la musique – lorsque l’on dit, par exemple, qu’une musique est « triste » ou « mélancolique ».

5 Natchez est un cas intéressant pour observer la construction de l’authenticité. La ville est située en dehors de ce que l’on appelle proprement le « Delta du Mississippi », qui s’étend de Memphis au nord à Vicksburg au sud. Natchez ne compte presque aucune famille de chanteurs de blues, mis à part la famille Ealey, qui a son marker du Mississippi Blues Trail sur les berges du fleuve. La ville n’est pas liée, autant que le sont Clarksdale ou Indianola, à l’histoire du blues : peu d’artistes y ont habité, et peu de jook-joints y proposaient de la musique. En outre, les principales usines de coton ne s’y trouvaient pas, et la ville abritait une population plus aisée.

6 Pour une illustration de ce stéréotype, voir le film Cadillac Records, réalisé par Darnell Martin en 2008 et qui porte sur l’histoire de Muddy Waters, de sa « découverte » par Alan Lomax en 1941 près de Clarksdale à son enregistrement dans les studios des frères Chess à Chicago dans les années 1950. Au début du film, on voit Muddy Waters jouer de la guitare au coucher du soleil, sur le porche de sa maison face à sa petite parcelle de terrain.

7 Dans le présent article, le choix a été fait de ne pas parler de ces aspects de la performance de Jimmy Holmes. Pour quelques éléments d’analyse, voir Granata 2020.

8 L’ethnomusicologue David Evans, que j’ai rencontré à Memphis, m’a affirmé que dans ses multiples voyages de terrain effectués entre les années 1960 et 1980 dans le Delta du Mississippi, il ne connaissait de Jimmy Holmes que ce que Jack Owens en disait. Or, ce dernier ironisait souvent à son propos, convaincu que Jimmy Holmes aurait du mal à un être un jour un musicien crédible.

9 Skip James aurait appris à jouer ainsi par le biais de Henri Stuckey, un soldat ayant servi en France au moment de la Première Guerre mondiale et qui aurait copié le style de soldats caribéens rencontrés pendant la guerre. Cette histoire, mystérieuse et presque légendaire, est racontée (entre autres) par Jimmy Holmes, qui dit n’avoir jamais réellement connu Henri Stuckey mis à part par l’intermédiaire de ses parents. Henri Stuckey, dont on ne dispose d’aucune photographie ni enregistrement – ce qui ajoute à sa dimension mythologique –, est une sorte de figure originaire du style de Bentonia, présenté comme « inventeur » de la tradition.

10 Jimmy Holmes raconte que ces techniques lui ont été apprises par son ami Tommy Lee West, qui venait souvent de Holly Springs dans le Hill country (au nord-est du Delta) pour lui rendre visite à Bentonia. Le hill country blues est issu du regroupement sous le même ensemble de plusieurs musiciens enregistrés dans la région entre la fin des années 1960 et les années 1990, dont R.L Burnside, Junior Kimbrough, Jessie Mae Hemphill, Fred McDowell, Robert Belfour et Othar Turner.

11 Il y aurait beaucoup plus à dire sur le rôle des producteurs et des directeurs artistiques dans le développement d’un genre musical. Une ethnographie très intéressante du studio d’enregistrement pour les musiciens Little Milton et Bobby « Blue » Bland, se trouve dans le livre de Charles Keil cité plus haut (1991 : 77-95).

12 Pour une réflexion similaire, voir Laborde 1994.

13 J.D. Nash, « Jimmy Duck Holmes – Treats us to it is what it is », American Blues Scene, chronique du 16 juin 2016 disponible en ligne, URL : https://www.americanbluesscene.com/jimmy-duck-holmes-treats-us-to-it-is-what-it-is

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Table des illustrations

Titre Fig. 1. Le Blue Front Cafe, son marker et Jimmy « Duck » Holmes à Bentonia.
Crédits Photo Mark Hilton – hmdb.org.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/5035/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 369k
Titre Fig. 2. Le fleuve Mississippi à Natchez, 2016.
Crédits Photo Vincent Granata.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/5035/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 211k
Titre Fig. 3. Le bar Smoot’s Grocery à Natchez, 2016.
Crédits Photo Vincent Granata.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/5035/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 388k
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Pour citer cet article

Référence papier

Vincent Granata, « L’expressivité du blues : une construction de signification? À propos d’un concert de Jimmy « Duck » Holmes à Natchez »Cahiers d’ethnomusicologie, 36 | 2023, 9-25.

Référence électronique

Vincent Granata, « L’expressivité du blues : une construction de signification? À propos d’un concert de Jimmy « Duck » Holmes à Natchez »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 36 | 2023, mis en ligne le 10 octobre 2024, consulté le 28 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/5035

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Auteur

Vincent Granata

Vincent GRANATA, ancien élève de l’ENS de Lyon, est docteur en philosophie, chercheur associé aux Archives Henri Poincaré (UMR 7117) et enseignant vacataire à l’Université de Lorraine. Il a soutenu en 2021 une thèse intitulée « L’expressivité musicale : une exploration philosophique » sous la direction du philosophe Roger Pouivet et du musicologue Alessandro Arbo. Au-delà de ses recherches sur le blues et les émotions musicales, ses publications ont une vocation interdisciplinaire, au croisement de la musicologie, des popular music studies et de la philosophie de la musique.

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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