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Eva GUILLOREL, David HOPKIN : Traditions orales et mémoires sociales des révoltes en Europe (XVe-XIXe siècle)

Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2020
Luc Charles-Dominique
p. 319-323
Référence(s) :

Eva GUILLOREL, David HOPKIN : Traditions orales et mémoires sociales des révoltes en Europe (XVe-XIXe siècle), Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2020. 410 pages, avec ill. et exemples musicaux.

Texte intégral

  • 1 Maîtresse de conférences en Histoire moderne à l’Université de Caen Normandie.
  • 2 Professeur d’Histoire sociale européenne de l’époque moderne au Hertford College (Faculté d’Histoir (...)

1Cet ouvrage, codirigé par Eva Guillorel1 et David Hopkin2, est l’édition française, revue et augmentée, de Rhythms of Revolt : European Traditions and Memories of Social Conflict in Oral Culture, publié en 2017 chez Routledge et dont William G. Pooley avait également assuré la codirection, en plus des deux éditeurs susnommés.

2Ce copieux opus de 410 pages particulièrement denses réunit seize autrices et auteurs dans treize contributions encadrées par une introduction monumentale d’environ quarante pages – la plus longue contribution à ce volume –, rédigée par les deux éditeurs de l’ouvrage, et la conclusion, qui ne pouvait être mieux confiée qu’à l’historien britannique Peter Burke, auteur, entre autres, de l’excellent Popular Culture in Early Modern Europe (2009 [1978]).

3Entre ces deux textes référentiels, treize études d’une grande homogénéité scientifique, stylistique et technique (fruit de la qualité de la direction scientifique de l’ouvrage), dont le volume important, la rigueur d’écriture, l’abondance de la documentation sollicitée, la forte intermédialité (nombreux fragments ou textes complets de chansons, cartes, images historiques, parfois musiques), impressionnent tout au long de la lecture. Les deux éditeurs et les divers auteurs et autrices livrent ici une véritable somme, non seulement sur l’histoire sociale de certaines révoltes européennes emblématiques, mais aussi sur l’outil de leur inscription dans les traditions locales que constitue la chanson de tradition orale.

  • 3 « An Chaoimhniadh Chomhachtaigh agus Séamus an Chaca [“Valeureux chevalier” et “Merde sans valeur”] (...)
  • 4 « Les chants de révolte en Bretagne bretonnante [fin XVe-XVIIe siècle] », de Donatien Laurent et Mi (...)

4Le voyage mémoriel ici proposé nous conduit en Suisse (« Les mémoires concurrentes d’une révolte suisse. Le prisme de la légende de Guillaume Tell », de Marc H. Lerner), en Russie (« Les révoltes russes de l’époque moderne dans les mémoires populaires. De Razine à Pougatchev », de Malte Griesse), en France non bretonne (« Le Chant du Rosemont et l’insurrection paysanne de 1525 dans les Vosges méridionales, de l’amnésie à l’histoire », de Georges Bischoff ; « Oralité et révoltes populaires. Quelle est l’originalité de la tradition orale camisarde », de Philippe Joutard), en Europe du Nord (« Chansons politiques et mémoires des rébellions dans les Pays-Bas de la fin du Moyen Âge », de Jan Dumolyn et Jelle Haemers ; « Transformer le sacrilège en victoire. La mémoire catholique de l’iconoclasme calviniste aux Pays-Bas, 1566-1700 », d’Erika Kuijpers et Judith Pollmann ; « Des voix perdues ? La mémoire des révoltes paysannes de l’époque moderne dans l’Estonie de l’après-émancipation », de Kersti Lust). Cependant, le profil et les centres d’intérêts des deux éditeurs de cet ouvrage sont probablement à l’origine du fait que la majorité des contributions portent d’une part sur l’Irlande et le Royaume-Uni3, et d’autre part sur la Bretagne4.

  • 5 Elle a fait l’objet d’une recension dans le numéro 24 des Cahiers d’ethnomusicologie (Charles-Domin (...)

5Si David Hopkin, historien des sources orales et des cultures populaires, notamment de France (2002, 2012), m’était inconnu jusqu’à présent, ce n’est pas le cas d’Éva Guillorel, spécialiste d’histoire sociale et culturelle de la Bretagne, des circulations et transferts culturels et religieux, de la mémoire des contestations européennes. Dans la publication de sa thèse (Guillorel 2010)5, relative à l’étude des gwerzioù (complaintes) bretonnes et à leur apport à l’histoire de la société et de la culture bretonnes à l’époque moderne, elle répondait positivement à la question de savoir si la chanson de tradition orale constituait « une source fiable et pertinente pour l’étude historique des sociétés et des cultures à l’époque moderne », d’autant que ces complaintes proposent un regard interne à la communauté, issu du groupe qui véhicule le chant. Selon elle, en effet, les textes des complaintes étudiées, copieux et contenant une multitude de détails précis (événements, personnages, contextes, toponymes, etc.), se prêtent à une analyse historique socioculturelle et n’ont aucun point commun avec la plupart des chansons de tradition orale, impersonnelles et stéréotypées. Si ces gwerzioù n’ont pas acquis le statut de sources historiques et n’ont pas été exploitées par les historiens, c’est principalement en raison de l’incompétence de ces derniers à aborder ce genre de corpus. Mais peut-être aussi parce que les traditions de ce type compliquent la division chronologique et les périodisations dans la mesure où des événements anciens, comme les révoltes sociales européennes étudiées dans le présent ouvrage, véhiculés par les traditions orales, restent vivants et pertinents dans les confrontations ultérieures.

6Dans l’introduction de cet ouvrage qui, non seulement pose et précise le cadre théorique du livre, mais le cerne presque totalement et, de ce fait, constitue un texte théorique important, véritablement référentiel, Éva Guillorel et David Hopkin reprennent et développent ces thèses.

7Tout d’abord, pour évoquer ces récits, qui continuent d’être transmis mais dont personne ne se souvient et qui mettent en scène des individus avec lesquels plus aucune connexion personnelle n’existe, les deux éditeurs proposent de recourir au concept de « tradition ». Cette notion est préférée car la mémoire des événements souvent très anciens évoqués dans ces corpus fait parfois encore partie d’une expérience vécue, exprimée à travers des traditions orales. Les milieux entretenant cette mémoire seraient ces « milieux de mémoire » dont parle Nora (Nora 1997 I : 23). Mais alors que l’historien postule leur disparition et leur remplacement par des « lieux de mémoire », les deux éditeurs de l’ouvrage avancent la thèse que ces « milieux de mémoire » sont toujours vivants et actifs pour ce qui concerne la mémoire sociale des révoltes européennes. D’autre part, certaines chansons de ces corpus portant sur les rebelles et les bandits ont été spécialement recherchées dans la première période de la collecte romantique et fournissent donc un riche corpus documentaire.

8Selon Guillorel et Hopkin, ces traditions orales permettent d’écrire l’histoire des insurrections du passé. C’est pourquoi, à travers cet ouvrage, leur projet a consisté à « réévaluer les traditions orales en tant que sources pour l’étude des révoltes de l’époque moderne » (p. 19). D’autre part, ces traditions sont autant de « modèles culturels ayant influencé sur le temps long les opinions et les comportements des communautés dans lesquelles [elles] ont circulé » (p. 14). Dans la mesure où les chansons ici abordées constituent un genre déclamatoire collectif et sont associées à de nombreux épisodes de troubles politiques, elles affirment idéalement une identité sociale ininterrompue entre passé et présent. Le relatif scepticisme affiché par Peter Burke, dans sa conclusion, à l’égard de cette notion de temps long de la transmission et de l’infaillibilité de la mémoire orale qui lui serait corrélée, est mis à mal par certaines observations des auteurs et autrices du présent volume sur des formes remarquables de stabilité mémorielles, même si, selon Burke, dans tous les cas étudiés dans cet ouvrage, figure la règle « des trois R : réemploi, rejeu et reconstruction ». Ainsi, Donatien Laurent et Michel Nassiet constatent-ils que la « littérature orale en langue bretonne a pu transmettre une mémoire collective et même des textes précis à propos d’épisodes de révoltes sur des durées allant jusqu’à trois siècles et demi » (p. 124). À propos de la révolte cévenole des Camisards, Philippe Joutard précise qu’« aucune autre révolte populaire de la France moderne n’a engendré une mémoire orale non seulement encore vivante aujourd’hui, mais ayant une telle continuité » (p. 170).

9Au-delà de l’histoire des révoltes sociales et de leurs protagonistes, l’étude de ces chansons permet d’autres approches, comme celle qui consiste à « lire entre les lignes des archives officielles » (p. 17). Les historiens, qui manquent souvent de sources directes et auxquels le point de vue des révoltés est difficilement accessible, peuvent développer ce que Peter Burke qualifie d’« approches obliques » (« oblique approaches ») (Burke 2009 : 118 sq.), c’est-à-dire la quête obstinée de ce que Carlo Ginzburg et Carlo Poni, tenants de la microhistoire, ont appelé des « traces » ou « indices », et dont l’objet est d’éclairer autrement la réalité sociale des classes subalternes, que les sources historiques, généralement, taisent ou déforment. Pour Ginzburg et Poni, un document exceptionnel, c’est-à-dire rare, peut se révéler plus instructif que « mille documents stéréotypés » : « Les cas marginaux mettent en cause l’ancien paradigme et aident du même coup à en constituer un nouveau, mieux articulé et plus riche. Ils fonctionnent donc comme les traces ou les indices d’une réalité cachée et qui n’est généralement pas saisissable à travers la documentation. […] L’importance décisive de ces traces, de ces indices […] trouble en la désorganisant la surface de la documentation » (Ginzburg, Poni 1981 : 136 ; Ginzburg 1980). Ces chansons de révoltes sociales anciennes constituent des documents exceptionnels de ce type et ont cette faculté de faire en sorte que la recherche se porte sur d’autres niveaux d’analyse : à travers ces « approches obliques », les historiens ont pu éclairer certaines pratiques rituelles, décoder certains répertoires symboliques, gestuels et corporels par exemple.

10Cet ouvrage constitue un livre important sur l’histoire sociale européenne, celle des révoltes et des contestations, souvent occultée ou minorisée par l’histoire officielle des nations. Mais il propose en même temps une formidable synthèse sur les rapports de l’ethnomusicologie et de l’histoire, montrant les apports et aussi les limites des chansons de tradition orale à l’écriture d’une certaine forme d’histoire. Il prolonge et actualise en les renouvelant les grands questionnements de l’ethnohistoire, apparue dans le courant des années 1950, et, de ce fait, possède une portée théorique forte.

11Les deux éditeurs réalisent ici une œuvre utile, ambitieuse et d’une haute qualité, qui devrait figurer dans toutes les bibliographies d’ethnomusicologie, d’anthropologie et d’histoire, en raison des questionnements soulevés autour des notions de mémoire, d’histoire et de tradition orale (chantée dans le cas présent), et aussi de la centralité des terrains européens, parfois en retrait d’une certaine forme classique d’ethnomusicologie.

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Bibliographie

BURKE Peter, 2009 [1978], Popular Culture in Early Modern Europe. Farnham : Ashgate.

CHARLES-DOMINIQUE Luc, 2011, « La complainte et la plainte. Chanson, justice, cultures en Bretagne (XVIe‑XVIIIe siècle) » (compte rendu), Cahiers d’ethnomusicologie 24 : 252-255.

GINZBURG Carlo, 1980, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat 1980/6, 6 : 3-44.

GINZBURG Carlo et Carlo PONI, 1981, « La micro-histoire », Le Débat, 1981/10, 17 : 133-135.

GUILLOREL Éva, 2010, La complainte et la plainte. Chanson, justice, cultures en Bretagne (XVIe‑XVIIIe siècles). Rennes : Presses universitaires de Rennes/Dastum/Centre de recherche bretonne et celtique.

HOPKIN David, 2002, Soldier and Peasant in French Popular Culture, 1766-1870. Martlesham : Boydell Press.

HOPKIN David, 2012, Voices of the People in Nineteenth-Century France. Cambridge : Cambridge University Press.

NORA Pierre, dir., 1997, Les lieux de mémoire. Paris : Gallimard, 3 vol.

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Notes

1 Maîtresse de conférences en Histoire moderne à l’Université de Caen Normandie.

2 Professeur d’Histoire sociale européenne de l’époque moderne au Hertford College (Faculté d’Histoire de l’Université d’Oxford, Angleterre).

3 « An Chaoimhniadh Chomhachtaigh agus Séamus an Chaca [“Valeureux chevalier” et “Merde sans valeur”]. Jacques II et la guerre de 1689-1691 », de Éamonn Ó Chiardha ; « L’énigme de Roddy McCorley goes to die. Oubli et remémoration d’un héros local en Ulster », de Guy Beiner ; « Une mélodie porteuse d’idéologie radicale. Les enclosures en Angleterre, The Coney Warren et la clameur revendicatrice », de Gerald Porter ; « The Floating Parliament. Les ballades sur les mutineries de 1797 dans la Royal Navy », de Roy Palmer.

4 « Les chants de révolte en Bretagne bretonnante [fin XVe-XVIIe siècle] », de Donatien Laurent et Michel Nassiet ; « Chanter contre. Usages politiques et mémoriels de la chanson vernaculaire contre-révolutionnaire en Bretagne », de Youenn Le Prat.

5 Elle a fait l’objet d’une recension dans le numéro 24 des Cahiers d’ethnomusicologie (Charles-Dominique 2010).

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Pour citer cet article

Référence papier

Luc Charles-Dominique, « Eva GUILLOREL, David HOPKIN : Traditions orales et mémoires sociales des révoltes en Europe (XVe-XIXe siècle) »Cahiers d’ethnomusicologie, 35 | 2022, 319-323.

Référence électronique

Luc Charles-Dominique, « Eva GUILLOREL, David HOPKIN : Traditions orales et mémoires sociales des révoltes en Europe (XVe-XIXe siècle) »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/4911

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Auteur

Luc Charles-Dominique

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