1Mark Burford est professeur de musique au Reed College de Portland (Oregon) ; ses intérêts de recherche portent à la fois sur la musique austro-allemande de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe siècle et sur la musique populaire étatsunienne du XXe siècle, notamment la musique noire d’après la seconde guerre mondiale. Mahalia Jackson and the Black Gospel Field a reçu le prix Otto Kinderley de l’American Musicological Society décerné à un livre remarquable écrit par un universitaire chevronné.
- 1 Tous les enregistrements effectués par Mahalia Jackson durant la période couverte par ce livre ont (...)
- 2 « […] un champ de larges possibles reliant diverses confessions, des croyances personnelles, des st (...)
2Remarquable, cet ouvrage l’est sans aucun doute, et à plusieurs égards. S’il vient compléter les textes qui, jusqu’à présent, faisaient autorité sur Mahalia Jackson (Jackson et McLeod 1966 ; Gaureau 1975 ; Schwerin 1992), il ne se contente pas de proposer une nouvelle biographie de la chanteuse, mais situe sa place et son rôle dans l’évolution du chant religieux afro-étatsunien au XXe siècle. Il contient de ce fait un grand nombre d’informations sur les évolutions stylistiques de ce genre, les transformations de son économie et les personnes qui les ont marquées. Le sous-titre l’indique clairement : c’est à travers l’étude du « champ » du gospel noir dans la société des États-Unis qu’est envisagée la carrière de Mahalia Jackson des années 1920 à 1954-19551. « Champ » doit toutefois être pris ici avec précaution : si l’auteur fait bien référence à Pierre Bourdieu (p. 25), la définition qu’il en donne2 fait davantage penser aux Mondes de l’Art de Howard Becker. C’est en fait dans un « monde du gospel » que Mark Burford nous entraîne avec Mahalia Jackson.
3Il met en évidence la complexité des personnes publiques évoquées par la chanteuse (1911-1972). Née et élevée dans une famille pauvre de la Nouvelle Orléans, « montée » à Chicago en 1930 ou 1931, elle commence par chanter dans des chœurs tout en faisant des ménages avant de s’imposer comme une soliste réputée dans les églises baptistes de la cité des Vents, puis de connaître de grands succès sur disque, à la radio et à la télévision. Tout au long de cette route vers la gloire, elle n’a jamais brisé ses liens avec les fidèles des petits temples, mais, écrit Mark Burford, « […] a subtilement élaboré les récits de sa vie en fonction de ses auditoires afin de mieux leur faire comprendre son art, sa place dans le gospel et dans l’histoire africaine américaine » (p. 82), récits de vie développés parallèlement : l’image d’elle-même qu’elle entendait projeter étant recomposée par celles que façonnaient ses producteurs et les médias.
- 3 Mark Burford la qualifie d’« entrepreneuse invétérée » possédant des intérêts dans la cosmétique et (...)
4C’est ainsi que Mahalia Jackson est devenue une icône, une figure emblématique non seulement d’un chant religieux intègre, guidé par la volonté de transmettre un message chrétien, mais aussi de bien d’autres choses chez les Afro-étatsuniens et dans le monde. Parfois accusée, notamment à la suite de ses émissions télévisées, d’être une sorte d’« Oncle Tom » au féminin, de trahir sa culture, de manquer de raffinement et de donner une mauvaise image des Noirs (p. 307), son talent reconnu et sa réussite (artistique et matérielle3) furent surtout sources de fierté dans les populations noires (p. 350). Elle se trouva de ce fait au cœur de débats portant sur la culture et sur les constructions identitaires afro-étatsuniennes, sur les conceptions de l’ascension sociale (upliftment) et de la respectabilité. L’élargissement de son répertoire nourrit également ces discussions car, si elle n’abandonna jamais les chants religieux, poussée par ses producteurs phonographiques, elle y ajouta la pop religieuse, les « chansons inspirantes » (inspirational), voire des bluettes et des noëls. Les accompagnements qui lui furent attribués passèrent du groupe piano-orgue à des ensembles plus étoffés, des grands orchestres avec cordes et arrangements proches de la variété, surmontés de quartettes vocaux ou de chœurs blancs, rarement à l’aise avec ses manières de chanter. En dépit de ces enrobages destinés à toucher un plus vaste public (en particulier blanc), elle s’efforça d’y maintenir son exigence de spiritualité et d’y conserver son style propre.
- 4 Pour rendre cette idée de feel – que l’auteur définit comme une « technologie spécifique de la styl (...)
- 5 Pour le décrire, Mark Burford reprend les analyses très fines de la métrique du gospel et des écart (...)
- 6 Rebond, rebondissement élastique ; Jacques Siron propose : « tempo médium-rapide rebondissant, favo (...)
5L’analyse de ce style constitue sans doute un des aspects les plus intéressants du livre de Mark Burford. Formée d’abord par le chant choral des églises baptistes de Louisiane, Mahalia Jackson introduisit dans son art vocal des influences venues des églises pentecôtistes, à la musique plus rythmiquement marquée, mais aussi de la chanteuse de blues Bessie Smith, des vocalistes d’opéra noirs, le tout fusionné à la suite de sa rencontre avec le grand modernisateur du chant religieux afro-étatsunien Thomas A. Dorsey. Une fois consolidé, son art se caractérisa par une extrême liberté : liberté d’ornementation mélodique, liberté avec les paroles et la prononciation et, surtout, liberté rythmique, que ce soit dans des cantiques non mesurés ou dans ceux interprétés sur tempo vif avec de forts accents rythmiques. Mark Burford distingue dans sa production enregistrée trois feels4. Un feel swing5 dans les interprétations les plus énergiques dotées d’un bounce6 du point de vue rythmique et dans la performance corporelle (p. 195) ; un feel plus spécifiquement gospel caractérisé par un effet de balançoire, de phrasé rythmique en dents de scie, sur un tempo plus lent que le précédent, avec usage fréquent d’un mètre ternaire (9/8) (p. 204-205) ; un feel propre aux hymnes religieux, dans des interprétations souvent dénuées de pulsation régulière, sur un tempo très lent, propice à une efflorescence de l’ornementation (211-216) ; deux ou trois de ces feels pouvant se retrouver combinés dans certaines interprétations pour introduire une grande variété expressive.
- 7 Voir, par exemple : « Mahalia Jackson. Singer, Civil Rights Activist », https://www.black-ladies.or (...)
- 8 Burford 2020 : part X, Politics, Activism, and Entrepreneurship.
6Mark Burford souligne sans cesse la capacité de la chanteuse à « chevaucher » (straddle) deux mondes : celui des églises noires et celui-du show business, demandant des répertoires et des styles de chant destinés à séduire un large public, notamment blanc. Il met en évidence son immense capacité d’adaptation, sans que sa personnalité musicale ne cesse de transparaître dans tous les domaines où elle s’aventura. De ce fait, elle illustra l’évolution du chant gospel, élargit son audience et incarna les possibilités d’initiative existant pour les femmes noires après la seconde guerre mondiale aussi bien que les efforts qu’il leur fallut déployer pour les saisir. L’approche par le « champ », pousse l’auteur à multiplier les détours, les incises, les portraits qui recèlent un grand nombre d’informations permettant de mieux appréhender le « monde du gospel » et son évolution des années 1920 aux années 1960. Ce livre constitue donc une somme indispensable sur le chant religieux afro-étatsunien durant cette période. Mais, le lecteur peut regretter qu’il ne traite pas de la dernière partie de la carrière de Mahalia Jackson. Certes, lorsqu’elle devient une vedette de Columbia en 1955, son art est établi et ses styles d’interprétation, même s’ils varient en fonction des conditions et des auditoires, ne seront plus profondément modifiés. En revanche, ses engagements éthiques et sociaux apparaîtront dans une lumière plus éclatante. L’ouvrage mentionne bien ses liens avec des personnalités de la gauche étatsunienne, mais aussi l’utilisation par la propagande gouvernementale de ses déclarations d’hostilité à tout ce qui promeut l’athéisme, donc au communisme ; il signale sa participation à des concerts de soutien à la NAACP (p. 263), ses condamnations du lynchage et de la situation raciale dans le Mississippi (p. 369), mais n’évoque pas son implication dans le mouvement pour les droits civiques7. Mark Burford aborde par ailleurs8 cette dimension de la vie de Mahalia Jackson mais, considéré dans le cadre du présent ouvrage, cet engagement aurait souligné davantage les implications du message chrétien porté par le chant religieux noir dans la lutte pour la justice et l’égalité ; il aurait montré comment ce chant a porté la mémoire de l’oppression et des combats contre celle-ci et fourni des modèles pour les musiques qui accompagnèrent les batailles des années 1950 et 1960.