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Lionel ARNAUD : La politique des tambours, culture populaire et contestations postcoloniales en Martinique

Paris : Karthala, 2020
Denis-Constant Martin
p. 312-315
Référence(s) :

Lionel ARNAUD : La politique des tambours, culture populaire et contestations postcoloniales en Martinique, Paris : Karthala, 2020, 331 p., bibliographie.

Texte intégral

1Lionel Arnaud est professeur de sociologie à l’université de Toulouse et chercheur au Laboratoire des Sciences Sociales du Politique (LASSP, Sciences Po Toulouse/Université Toulouse 3) ; ses travaux ont surtout porté sur l’action et les mouvements culturels.

  • 1 Voir les travaux de Monique Desroches (entre autres : 1989, 1992), ainsi que : AM4 2004, Beroard 20 (...)
  • 2 Lutte masculine au son de chants et de percussions, art de la ruse et de l’esquive, aussi connu sou (...)
  • 3 Danse ancienne associée à des rites de fécondation qui met en jeu une danseuse ou un danseur face à (...)
  • 4 À la fois nom d’un tambour, réunion conviviale (swaré) et danse en dialogue avec voix et tambours.
  • 5 Il a collecté 69 entretiens semi-directifs avec des membres du groupe, auxquels se sont ajoutés 14 (...)

2L’objet de cet ouvrage n’est pas de présenter les formes musicales et chorégraphiques caractéristiques de la Martinique1, mais « […] d’analyser les mécanismes qui ont présidé à la mobilisation culturelle d’habitants qui, au départ en tout cas, semblaient dépourvus de moyens d’action et dénués du capital culturel et social généralement associé aux mobilisations culturelles » (p. 20). Il s’intéresse à un mouvement ancré dans un quartier défavorisé de Fort-de-France (Tanbo Bô Kannal, TBK), dont l’activité est organisée autour du complexe de pratiques DKB : Danmyé2, Kalennda3 et Bèlè4. Pour ce faire, l’auteur s’est placé dans une situation de « participation observante », basée sur son implication concrète dans les activités de l’association qui a permis de surmonter certaines réticences des enquêtés et a été complétée d’entretiens formels et informels5 pour, en fin de compte, « reconstruire la logique de leur agir culturel en train de se faire » (p. 25-26, 284-289).

3Bô Kannal est à l’origine un quartier auto-construit, prolétaire (on y compte beaucoup de « djobbeurs »), résistant à la violence policière comme en 1959, animé d’une vie sociale bouillonnante, dont les habitants partagent un fort sentiment d’appartenance. Ce quartier « […] comporte ainsi sa propre “économie morale” fondée sur une proximité sociale, économique et spatiale et dotée de qualités et de logiques qui orientent les habitants dans leur évaluation de ce qui est beau et de ce qu’il faut faire, sur lesquelles ils s’appuient pour agir dans le monde, y compris par la protestation » (p. 118). La pratique de la musique et de la danse y exprime une volonté de défendre ce qui fonde la cohésion d’un quartier dont les habitants se sont sentis menacés par la départementalisation et les politiques d’assimilation (p. 82). Cette volonté se manifeste notamment lors du carnaval, espace de liberté et d’affirmation identitaire où la troupe Karnaval bôkannal se distingue par sa discipline pour y affirmer l’appartenance au quartier et donner de celui-ci une image positive (p. 123).

4Le cadre étant ainsi posé, on peut distinguer trois thèmes principaux qu’examine cette étude : les rapports entre pratiques musico-chorégraphiques et constructions identitaires ; les rapports entre musique et action socio-politique ; enfin, l’adaptation aux changements provoqués par les transformations des organisations politiques et administratives, ainsi que par l’impact des industries culturelles.

  • 6 Naguère circonscrites à certaines zones rurales (notamment dans les mornes et à Sainte-Marie) et à (...)

5Pour Tanbo Bô Kannal, au départ, la mobilisation culturelle vise à défendre le sentiment d’une identité singulière, et donc à légitimer une autre manière de vivre n’obéissant pas aux modèles dominants, ressentis comme extérieurs (p. 14). Dans cette perspective les pratiques liées au complexe Danmyé-Kalennda-Bèlè permettent de mettre en avant l’existence d’un héritage commun dont l’ancrage géographique et historique doit être maintenu : la préservation des disciplines DKB est pensée comme une revalorisation du quartier et de ses habitants, une réhabilitation de pratiques autrefois méprisées et marginalisées6. Pourtant, la manière dont Tanbo Bô Kannal conçoit les DKB n’est pas passéiste, elle relève d’un bricolage culturel qui entraîne le renouvellement permanent des configurations identitaires du fait de l’assimilation d’influences extérieures (p. 143-144). Ainsi il ne s’agit pas de projeter une identité unique, mais de déployer des identités enchâssées pour montrer qu’un autre mode de vie que celui conçu dans le cadre de l’idéologie dominante est possible (p. 172-173).

6Au-delà de Bô Kanal, les DKB ont été érigées dès les années 1960 en marqueurs d’une identité martiniquaise opposée à celle construite officiellement. Des membres du mouvement étudiant (AGEM), des jeunes prolétaires partirent à la rencontre des Anciens dans les mornes et apprirent à jouer du tambour. Ils imaginèrent les DKB comme des symboles de « résistance » liés à un « mythe » du marronnage, ce qui devait naturellement en faire des instruments de lutte pour une indépendance non seulement culturelle, mais aussi politique (p. 49-50). Toutefois, à Bô Kanal, si l’apprentissage collectif de la danse et de la musique a été conçu comme un moyen d’éveiller les consciences politiques (p. 125), les mobilisations des habitants du quartier n’ont jamais été univoques : elles n’ont pas tant visé à transmettre un message qu’à mettre en avant des stratégies de revalorisation culturelle en affirmant la présence dans les classes populaires d’une créativité dynamique (p. 25). Dans cette perspective, TBK est resté à l’écart de toute démarche politique au sens étroit, ses actions n’ont entretenu aucun lien avec des partis ou des courants idéologiques (p. 164-165), même si des membres du mouvement ont participé à des manifestations organisées par des forces indépendantistes, implication mal vécue par d’autres membres ; au total, la relation de TBK au politique s’est montrée fluctuante, débattue et sans cesse remise en question (p. 165, 167).

7La composition des membres et de la direction a d’ailleurs changé au fil des ans. Dès le milieu des années 1980, des militants issus des classes moyennes salariées ont œuvré à transformer TBK en entreprise associative (p. 227-228). Il en est résulté l’introduction de « certaines logiques administratives », de procédures managériales, « l’importation de normes et de valeurs propres du secteur marchand » (p. 237) qui ont tendu à transformer les activités culturelles en « produits », l’association, en établissement de formation voire d’insertion professionnelle (p. 241). Cette évolution a été accentuée par l’accession de Serge Letchimy à la mairie de Fort-de-France en 2001 qui a entraîné une modification des politiques culturelles de la municipalité à laquelle a correspondu dans TBK la prise de responsabilités d’une nouvelle génération de personnes dotées d’une compétence d’ingénierie sociale (p. 192) ; la conséquence en fut un bouleversement profond de l’« économie morale » qui guidait jusqu’alors les conceptions de l’action culturelle des habitants de Bô Kannal (p. 223). Dans ces conditions, TBK ne pouvait plus rester à l’écart des industries culturelles : musiques et danses furent mises en spectacle ; les modes d’enseignement et d’apprentissage passèrent de la transmission orale (qui n’a pas été complètement abandonnée) à des pédagogies formalisées, de l’imitation dans les swarès bélé à des classes conduites par des professeurs. D’un autre côté, la communication par Facebook et l’utilisation des nouvelles technologies de la communication ont favorisé la diffusion des pratiques culturelles au-delà du quartier, dans le monde entier, provoquant une modification de ses représentations (p. 282) ainsi que l’ouverture de nouvelles possibilités d’expérimentation et de création.

8À partir d’un exemple martiniquais, La politique des tambours propose une analyse très fine des évolutions qui ont touché un certain nombre d’associations culturelles dont l’activité est centrée sur les musiques et les danses : transformations des manières de penser l’identité et de leur effet sur les constructions identitaires répandues dans l’ensemble de la société ; rapport au politique modifié suite à des changements idéologiques traduits en nouvelles règles imposées aux associations mais toujours dominé par la méfiance à l’égard des pouvoirs et l’ambivalence ; adaptation à de nouvelles contraintes qui, non sans hésitations et débats, a stimulé la créativité intellectuelle, pédagogique et artistique. Cet exemple ouvre sans aucun doute des perspectives comparatistes.

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Bibliographie

AM4 (Association Mi Mnès Ma,may Matinik), 2004, Tradition danmyé-kalennda-bèlè de Martinique : Les danses kalennda-bèlè. Fort-de-France : K éditions.

BEROARD Michel, 2018, « La culture musicale de la biguine martiniquaise à l’aune du XXIe siècle : mémoire et avenir. La question de la continuité masquée, du bèlè à la biguine ». Études caribéennes, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/etudescaribeennes/11858, consulté le 10 décembre 2021.

DESROCHES Monique, 1989, Les instruments de musique traditionnelle. Fort-de-France : Bibliothèque du patrimoine du Conseil régional de la Martinique ; http://classiques.uqac.ca/contemporains/desroches_monique/instruments_musique_tr/instruments_musique_trad_2_AVEC.pdf, consulté le 10 décembre 2021.

DESROCHES Monique, 1992, « Créolisation musicale et identité culturelle aux Antilles françaises », Canadian Journal of Latin American and Caribbean studies/Revue canadienne des études latino-américaines et caraïbes 17 (34) : 41-51.

GILLES Clotilde, 2001, Un univers musical martiniquais. Paris : L’Harmattan.

PULVAR Olivier, 2009, « Le Bèlè en Martinique, défense du patrimoine et promotion de produits culturels », in Alain Kiyindou, Jean-Chrétien Ekambo, Ludovic-Robert Miyouna dir. : Communication et dynamique de globalisation culturelle. Paris : L’Harmattan : 39-48.

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Notes

1 Voir les travaux de Monique Desroches (entre autres : 1989, 1992), ainsi que : AM4 2004, Beroard 2018, Gilles 2001, Pulvar 2009.

2 Lutte masculine au son de chants et de percussions, art de la ruse et de l’esquive, aussi connu sous le nom de ladja.

3 Danse ancienne associée à des rites de fécondation qui met en jeu une danseuse ou un danseur face à un tambour.

4 À la fois nom d’un tambour, réunion conviviale (swaré) et danse en dialogue avec voix et tambours.

5 Il a collecté 69 entretiens semi-directifs avec des membres du groupe, auxquels se sont ajoutés 14 entretiens avec des personnalités politiques ou des professionnels extérieurs au quartier ainsi que des réponses à un questionnaire.

6 Naguère circonscrites à certaines zones rurales (notamment dans les mornes et à Sainte-Marie) et à des quartiers urbains où elles furent perpétuées par suite de l’exode rural.

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Pour citer cet article

Référence papier

Denis-Constant Martin, « Lionel ARNAUD : La politique des tambours, culture populaire et contestations postcoloniales en Martinique »Cahiers d’ethnomusicologie, 35 | 2022, 312-315.

Référence électronique

Denis-Constant Martin, « Lionel ARNAUD : La politique des tambours, culture populaire et contestations postcoloniales en Martinique »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/4891

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Auteur

Denis-Constant Martin

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CC-BY-SA-4.0

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