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Philippe BRUGUIERE : Une vina du XVIIe siècle, reflet de la splendeur moghole

Paris : musée de la Musique, Cité de la Musique – Philharmonie de Paris, 2022
Laurent Aubert
p. 302-304
Référence(s) :

Philippe BRUGUIERE : Une vina du XVIIe siècle, reflet de la splendeur moghole, Paris : musée de la Musique, Cité de la Musique – Philharmonie de Paris, 2022. 112 p., ill. coul.

Texte intégral

  • 1 Voir le compte rendu par Samir Mokrani (2019).

1Quatre ans après la monographie de Marc Loopuyt sur le oud Nahhât de Damas (2018)1, c’est à Philippe Bruguière que le musée de la Musique de Paris a confié la rédaction de ce très beau petit livre sur un instrument emblématique de la musique des cours mogholes, la vina, et plus précisément sur un splendide spécimen acquis en Inde par l’auteur, qui a par la suite rejoint les collections du musée en 1997. Cet instrument a pour la première fois été présenté au public en 2003, dans le cadre de l’exposition Gloire des princes, louange des dieux. Patrimoine musical de l’Hindoustan du XIV e au XX e siècle, dont le somptueux catalogue avait été dirigé par Philippe Bruguière et Joep Bor.

2L’auteur précise d’emblée que vina est en fait un terme générique, d’origine sanscrite, appliqué à l’ensemble des cordophones indiens, et que l’instrument dont il s’agit ici – une cithare tubulaire pourvue de deux grands résonateurs en calebasse – est plutôt appelé bin ou aujourd’hui plus communément rudra vina. Comme le suggère le titre de cet ouvrage, la bin a longtemps été associée aux fastes des cours de l’empire Moghol, où elle était jouée par des musiciens de haut rang. Son apogée se situerait dans la seconde moitié du XVIIe siècle, alors que le XIXe siècle marque le début de son déclin, occasionné par l’apparition du sitar et l’émergence de nouveaux styles de musique dès le milieu du XVIIIe siècle. À l’époque où l’auteur découvre cet instrument, soit dans les années 1970, il ne reste plus que deux grands maîtres de la rudra vina en exercice, Ustad Asad Ali Khan (1937-2011) et Ustad Zia Mohiuddin Dagar (1929-1990), dont Philippe Bruguière devint l’élève et disciple en 1981.

3Si la musique jouit d’un grand prestige en Inde, nous rappelle-t-il, c’est que ses fondements reposent sur « une véritable métaphysique du son (nada brahman) » (p. 19) et que, comme le stipule le Natya-shastra, un ancien traité dédié à la musique, à la danse, au théâtre et à la poésie, la musique serait un « moyen de connaissance mis à la disposition de tous les hommes, sans distinction de caste » (p. 20). Selon ce manuel, la science musicale repose sur la notion clé de rasa, littéralement « saveur », dont la gustation est une expérience partagée par interprètes et auditeurs lors d’une séance musicale inspirée et placée sous de bons auspices.

4Un autre concept essentiel de la théorie musicale présenté dans cet opuscule est celui de raga, dont la première mention apparaît dans le Brhaddesi, un traité musical datant de la seconde moitié du premier millénaire. Dérivé d’une racine sanscrite signifiant « ce qui affecte ou ce qui colore l’esprit en procurant du plaisir » (p. 22), le terme raga désigne une entité mélodique aux caractéristiques complexes : échelle fixe, hiérarchie de ses degrés, association avec un moment de la journée, expression d’un sentiment dominant, et parfois pouvoirs magiques ou curatifs. À cet égard, il est intéressant de noter que la connaissance des raga et de leurs propriétés est demeurée un principe fondamental de la pratique musicale jusqu’à nos jours.

5Au XIIIe siècle, Amir Khusrau, musicien à la cour des sultans de Delhi, allait jouer un rôle prépondérant dans le développement d’une esthétique musicale issue de la rencontre entre des artistes d’origines diverses. Marquée de l’influence spirituelle du soufisme et « s’appuyant sur les principes philosophiques de la Grèce antique », cette période pré-moghole est caractérisée par « l’interaction entre les mondes turco-persan et indien » (p. 29), qui fut déterminante dans la fondation de l’empire Moghol par Babur, descendant de Gengis Khan et de Tamerlan et grand-père du célèbre empereur Akbar (1542-1605). « Infatigable bâtisseur » et grand protecteur des arts, ce dernier favorisa résolument la circulation des artistes et des intellectuels, en accueillant par exemple le fameux chanteur et compositeur Miyan Tansen, célébré comme « l’un des neuf joyaux de la cour d’Akbar » (p. 44). Passant lui-même pour être un mélomane averti, Akbar allait fortement encourager non seulement la musique, mais aussi l’ensemble des arts, dont la peinture, et notamment la réalisation de miniatures d’inspiration musicale, sur lesquelles sont fréquemment représentés des joueurs de bin, hommes ou femmes. D’une finesse picturale souvent extraordinaire, ces miniatures – dont quelques-unes sont reproduites dans cet ouvrage – fournissent des informations précieuses sur les costumes de l’époque et l’ambiance prévalant à la cour, comme sur la lutherie et la position de jeu des divers instruments qui y sont représentés.

6La vina du musée de la Musique fait bien sûr l’objet d’un chapitre entier (p. 52-61), agrémenté de plusieurs photos montrant des détails de l’instrument. D’origine incertaine, cet objet d’une beauté saisissante proviendrait de l’État rajpoute du Mewar ou de Bikaner, selon Philippe Bruguière, qui base son estimation notamment sur l’observation des décors floraux peints sur les deux calebasses de l’instrument. Quant à sa date de fabrication, l’analyse au carbone 14 a permis de la situer entre 1650 et 1683, ce qui corrobore l’observation de sa facture et sa comparaison avec les données iconographiques. Cette analyse est passionnante ; le seul regret vient de l’absence de renseignements sur les conditions de l’acquisition de cet instrument en tout point remarquable. Probablement tenu au secret sur cette question, l’auteur ne nous en dira rien !

7Intitulé « Une odyssée millénaire », le dernier chapitre de l’ouvrage nous convie à une plongée dans l’histoire de la vina et de ses variantes, dont les premières sont représentées sur une fresque d’Ajanta datant du V e siècle, puis entre les mains du dieu Shiva ou de la déesse Sarasvati sur divers bas-reliefs des VIIe et VIIIe siècles. Il s’agit alors de cithares sur bâton monocordes appelées alapini vina. Vers le Xe siècle apparaît un autre type de vina, l’ekatantri vina, sur lequel le bâton est remplacé par un tube de bois. Un stade de développement ultérieur est marqué par la présence de frettes sur le manche de l’instrument, qui prend alors le nom de kinnari vina. Curieusement, c’est en France qu’on rencontre une des premières représentations détaillées d’un instrument semblable à la rudra vina du musée de la Musique, dans l’Harmonie universelle de Marin Mersenne (1636-1637) (p. 70-73). L’instrument allait dès lors peu évoluer jusqu’aujourd’hui, si ce n’est par le nombre de ses cordes et de ses frettes.

8L’ouvrage se termine avec quelques pages un peu nostalgiques sur l’inexorable déclin de la rudra vina, suscité par la disparition de son contexte social et l’irrésistible ascension du sitar dès le milieu du XIXe siècle. Le témoignage fourni par ce délicieux opuscule agrémenté de splendides illustrations n’en est que plus émouvant. Ecrit dans une langue claire et élégante, jamais pédante, il s’adresse à un lectorat de mélomanes et d’amateurs de l’Orient exigeants, sans être nécessairement spécialisés. C’est ainsi qu’une translittération simplifiée des termes vernaculaires a délibérément été choisie pour en faciliter la lecture. Il faut noter pour conclure que la tradition de la bin connaît aujourd’hui un certain renouveau, et avec elle celle du style dhrupad, auquel elle est associée, notamment grâce à Bahauddin Dagar, fils du maître Zia M. Dagar et à quelques interprètes passionnés, parmi lesquels se signalent plusieurs étrangers. Mais l’aura de cet instrument est désormais vouée à demeurer limitée à un cercle de connaisseurs forcément restreint.

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Bibliographie

BOR Joep et Philippe BRUGUIÈRE, dirs., 2003 , Gloire des princes, louange des dieux. Patrimoine musical de l’Hindoustan du XIVe au XXe siècle. Paris : Cité de la Musique et Réunion des musées nationaux.

HELFFER Mireille, 2003, Compte rendu de Joep Bor et Philippe Bruguière, dirs : Gloire des princes, louange des dieux. Patrimoine musical de l’Hindoustan du XIVe au XXe siècle, Cahiers d’ethnomusicologie 16 : 208-211, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/615

LOOPUYT Marc, 2018, Le oud de Nahât, luth mythique de Damas. Paris : musée de la Musique, Cité de la Musique – Philharmonie de Paris.

MOKRANI Samir, 2019, Compte rendu de Marc Loopuyt : Le oud de Nahât, luth mythique de Damas, Cahiers d’ethnomusicologie 32 : 292-295, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/3753

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Notes

1 Voir le compte rendu par Samir Mokrani (2019).

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Aubert, « Philippe BRUGUIERE : Une vina du XVIIe siècle, reflet de la splendeur moghole »Cahiers d’ethnomusicologie, 35 | 2022, 302-304.

Référence électronique

Laurent Aubert, « Philippe BRUGUIERE : Une vina du XVIIe siècle, reflet de la splendeur moghole »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/4871

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Auteur

Laurent Aubert

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CC-BY-SA-4.0

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