1Début des années 1990, Pays de l’Oaş, nord de la Roumanie. Nous sortons, Speranța, Jacques Bouët et moi-même d’une longue visite chez un paysan remarquable à bien des égards. Nous travaillions alors sur les danţ, c’est-à-dire sur les mélodies chantées que se fabriquent ou s’attribuent les gens de l’Oaş – mélodies à travers lesquelles ils s’identifient et qui prennent vie lorsqu’elles sont chantées en compagnie durant les noces, accompagnées par des violonistes experts.
2À l’issue de cette belle rencontre, Speranța déclare, dans son français parfaitement correct, si coloré et si libre : « Je ne comprends pas comment cet homme si beau, si distingué, si fin, si ordonné, si conscient de son savoir puisse chanter une mélodie aussi stupide ! »
3Cette déclaration insolente, provocante – que je compris immédiatement – est la signature même de Speranța. Il y avait dans ces mots-là un raccourci saisissant, mais qui avait du sens : une mélodie « stupide », pour nous, cela voulait dire quelque chose. Notre amie ne comprenait pas (et elle le disait avec un culot qui aujourd’hui ferait ricaner le plus modéré des wokes), que cet homme si remarquable se satisfasse d’une esthétique médiocre et centre son savoir sur un danţ qui discordait avec sa connaissance technique et approfondie de sa propre culture et qui, surtout, ne pouvait se prêter à aucun développement mélodique digne de ce nom. Une injure aux muses ? Une simple affaire de mauvais goût ? Je ne sais. Un choix non judicieux en tout cas.
Fig. 1. Speranța dans le Pays de l’Oaş, 2006.
Photo Jacques Bouët.
4Mais sur le fond, de quoi nous mêlions-nous ? Une telle observation était-elle de notre ressort ? Les temps, sur ce point, ont vraiment changé. Les jugements de cet ordre, politiquement incorrects, aujourd’hui deviennent rares, aussi rares que la pluie qui, en Oaş comme ailleurs, permet aux jeunes pousses de sortir de terre même en été.
5Sous cette observation de terrain, lancée « à la sauvette », mais pleinement significative, il y avait une thèse riche, profonde et finalement assez fine. Le monde paysan a pour base structurelle une esthétique solide. La culture des champs, l’entretien des vaches, le soin porté à faire « tourner des danţ », relèvent d’un même principe. Et ce façonnage habile contribue à maintenir les gens au pays ; il fournit d’indispensables capacités de résistance aux tentations pressantes de l’émigration. On ne quitte pas un lieu plein de musique ! De fait, en 1990, cette musique locale si brillante et particulière avait déjà perdu une partie de son pouvoir mobilisateur et, pratiquement, dès l’année suivante, les petites fermes de l’Oaş se sont drastiquement vidées. Plus une seule vache à l’horizon, plus aucune bouse sur les routes.
- 1 Les lăutari sont les musiciens professionnels, pour la plupart tsiganes, qui animent les fêtes et é (...)
6Avec Speranța, nous nous sommes connus en 1981, lors de mon premier séjour en Roumanie en compagnie de Jacques Bouët (mort il y a quatre ans déjà). Nous conduisions alors sur les lăutari1 une série d’enquêtes qui, en se prolongeant jusqu’au début de l’an 2000, donnèrent lieu à plusieurs publications importantes (au moins par le travail qu’elles nous demandèrent !). Speranța, alors très jeune, avait sur son bureau les épreuves d’un livre « incroyable » (j’aime écrire ce mot car j’y entends le « r » délicieusement roulé de son français) : Taraful și acompaniamentul armonic în muzica de joc [Le taraf et l’accompagnement harmonique dans la musique de danse] (1984), près de 800 pages de transcriptions musicales, réalisées le plus souvent sur la base d’enregistrements conservés à l’Institut de Folklore et prenant en compte la complexité contrapunctique d’une musique pourtant improvisée. Un travail monumental qui démontrait la qualité exceptionnelle de son oreille. Mais comment avait-t-elle pu réaliser cela ? C’est la question que nous nous sommes posée, Jacques et moi, en sortant de son bureau.
7Elle n’avait alors guère plus de 30 ans et était pétillante de charme, d’intelligence et de spontanéité, alors même que, durant cette période particulièrement sombre du régime, les mots prononcés devant des étrangers étaient passablement contrôlés. Elle parlait librement de la petite société des lăutari et de son rôle dans les fêtes roumaines. Il y avait là un discours qui, pour l’époque était neuf et courageux : « Non, Messieurs les folkloristes attardés, les Tsiganes n’altèrent pas la musique roumaine que vous voulez sanctuariser, ils la font tout simplement vivre ! » Elle ponctuait son discours d’informations précises et vivantes. Nous prenions des notes. Elle argumentait et, en montrant à quel point elle aimait ces « gens » et leur musique, il devenait aveuglant qu’elle avait raison. Sa façon de se comporter « sur le terrain » était un modèle du genre. Toujours en alerte, elle savait comprendre, mais aussi réagir, raisonner avec les musiciens, discuter avec eux des différentes modalités d’accompagnement musical par exemple et, globalement, se faire respecter tout en étant drôle et ironique.
8L’institut de Folklore en Roumanie avait plusieurs fois changé de nom. En 1981, il s’appelait : « Institutul de Cercetări Etnologice și Dialectologice » [Institut de recherche ethnologique et dialectologique]. Le choix de chaque terme a son importance. Sensiblement coupées des acquis théoriques de Brăiloiu, les études ethnomusicologiques et les nombreux livres qui se publiaient alors et s’imprimaient sur du papier médiocre, relevaient d’une optique délibérément dialectologique. De fait – à part les études de Speranța – elles étaient construites sur le même plan et se ressemblaient toutes : occasions des pratiques musicales, inventaire des genres et transcriptions musicales, au demeurant toujours soignées. Finalement, ces monographies étaient largement interchangeables, obéissant à l’idéologie socialiste qui voulait que la musique paysanne roumaine fût une et indivisible, l’optique nationaliste interdisant de toute façon les clivages trop profonds. « Pure », cette musique ne pouvait se décliner et s’étudier que sous forme de micro-dialectes – les livres témoignaient de leur réalité. L’anthropologie, au sens où elle pouvait s’entendre à l’époque, était absente.
- 2 Publiée en 1988 sous le titre Roumanie. Musique de villages. 1. Olténie : Runc et les villages du G (...)
9Face à cette pensée dominante, Speranța adoptait une ligne franchement ouverte en occupant la position du commandant d’un vaisseau dont elle était la seule occupante : réhabilitation de la tsiganité, pour elle source centrale de la dynamique des musiques orales, écoute perspicace et fine des variantes et variations, nécessité d’appréhender les musiques dans leur dynamique propre, et surtout attitude positive et réfléchie par rapport à la diffusion de ces musiques. Il faut souligner son rôle dans la promotion internationale des lăutari de Clejani, des fanfares de Zece Prăjini, des musiques brillantes de Hunedoara et du Banat. Parallèlement, elle produisait un gros travail éditorial : édition particulièrement soignée des enregistrements de Constantin Brăiloiu (en collaboration avec Laurent Aubert2), puis, de 1992 à 2016, anthologie systématique des musiques roumaines (27 CD publiés entre 1992 et 2016), réalisations régulièrement primées au niveau international.
Fig. 2. Au Musée du Paysan Roumain, Bucarest, avec le joueur de violon à pavillon (vioară cu goarnă) Trăienuş Ardelean, du village de Bratca, Bihor, 2007.
Photo Beatrice Iordan.
- 3 Le terme de manele (pluriel de manea) désigne une musique urbaine apparue dans le milieu musical ro (...)
10Son travail tirait avantage d’un jugement musical très sûr et d’une méfiance tout aussi sûre des produits « frelatés » alors en vogue dans l’Occident libéral (Gheorghe Zamfir pour ne citer que lui !). Lors des congrès, en France, en Europe et aux Etats-Unis, etc., elle ne manquait jamais d’affirmer ses goûts et ses préférences, en prenant même quelques risques en cela. Elle aimait avec emphase autant qu’elle détestait avec vigueur. C’est ainsi que, rétive à l’esthétique d’un genre « d’une incroyable vulgarité » (j’entends toujours ses roulements de r), elle entra à reculons dans l’esthétique des manele3 avant de publier avec deux de ses talentueuses amies (Margaret Beissinger et Anca Giurchescu) une monographie très complète et très documentée sur la question (2016).
- 4 Cf. l’excellent compte rendu qu’y consacra Jacques Bouët dans le vol. 17 des Cahiers (2005 : 361-36 (...)
11Ces risques étaient liés au courage de ses choix et surtout à leur affichage explicite. C’est ainsi qu’au début des années 1990, Speranța n’hésita pas à se lancer dans la création et la promotion de nouvelles idées autour du musée du Paysan et, en 2002 publia son Paesaje muzicale în România secolului XX4. Ce livre, qui vient opportunément d’être édité en français dans une version augmentée sous le titre Regards sur la musique en Roumanie au XXe siècle (2021), aurait pu avoir pour sous-titre : « musiques sous influences », mais, tout autant « Comment se faire des ennemis ? ». Il met en scène avec un beau talent d’écrivaine le rôle des différents pouvoirs conditionnant les techniques, les savoirs et les esthétiques. Il évalue et nomme les acteurs, les responsables, les prosélytes et les sympathisants, décideurs de l’ombre, mais parfois clairement identifiés, qui sévirent – et en partie sévissent encore – durant les trois grandes périodes de la Roumanie contemporaine (avant-guerre, période communiste, puis post-communiste). L’intérêt d’un tel ouvrage, qui ne parle au fond que de politique culturelle, est aussi méthodologique puisque, d’une certaine façon, il loge toutes les musiques à la même enseigne et ne sépare pas celles du monde paysan, les « méso-musiques » et les musiques écrites et savantes. Son cadre théorique dépasse donc les simples confins de la Roumanie.
12Voilà donc qui était Speranța : une personnalité lumineuse et modeste, expansive et généreuse, toujours en mouvement et extraordinairement attachante, adorant les colaci de fête et, pour son malheur comme pour le nôtre, les cigarettes (qui lui furent fatales !). Sa mort, survenue le 21 janvier, laisse un grand vide.
Bernard Lortat-Jacob
13De notre première rencontre sous les neiges de Bucarest, en décembre 1985, à notre ultime retrouvaille à Lyon en mars 2021, je te reste lié par tant de souvenirs partagés, chère Speranţa, par tant d’expériences communes accumulées, de frissons éprouvés à l’écoute de musiques sublimes que tu avais amoureusement repérées, puis immortalisées par l’enregistrement et savamment documentées au cours de tes explorations de terrain ! Pour toi, l’ethnomusicologie n’a jamais été une discipline purement académique ; elle s’apparente plutôt à l’art de la champignonneuse avertie. Ayant écumé les monts et les vaux de ta Roumanie natale sans modération aucune, tu en connaissais les moindres recoins musicaux, les bosquets sonores à l’ombre desquels tu savais déceler les cèpes les plus savoureux, les truffes au fumet le plus rare. Mais, à la différence de la plupart des mycophiles, qui gardent toujours leurs trouvailles secrètes, tu as toujours cultivé l’art de partager les fruits de tes nombreuses cueillettes avec tes amis.
14Cet hiver-là, j’avais été envoyé à Bucarest par le Musée d’ethnographie de Genève afin de créer des liens avec les chercheurs de l’Institutul de Etnografie și Folclor. Ces deux institutions partageaient en effet – avec également le musée de l’Homme de Paris – l’insigne honneur de conserver chacune une partie des archives musicales collectées et réunies en son temps par le célèbre Constantin Brăiloiu (1893-1958), personnalité marquante de l’ethnomusicologie européenne de son époque. Relativement bienveillantes à l’égard de cette démarche, les autorités politico-scientifiques de l’Institut avaient autorisé une de ses collaboratrices à me recevoir afin d’envisager de possibles collaborations. La fameuse neutralité helvétique a certainement joué un rôle non négligeable dans cette faveur accordée à un inconnu. Toujours est-il que c’est ainsi que nous nous sommes connus, et que, en chevauchant quelque peu les rigueurs d’un protocole complexe, tu m’as fait preuve d’une confiance jamais démentie, rapidement muée en indéfectible amitié. Nous partagions en effet une certaine filiation vis-à-vis de la figure tutélaire de Brăiloiu, que nous n’avions connu ni l’un ni l’autre, mais dont nous respections l’œuvre et dont nous assumions tous deux une partie de l’héritage musical, intellectuel et archivistique.
15Sans entrer dans les détails, un projet de réédition d’enregistrements de Brăiloiu5 est né de cette affinité manifeste, m’offrant une excellente raison de revenir l’année suivante, toujours en décembre, dans ce « pays de merde », comme tu te plaisais alors à décrire tendrement ta chère patrie. Rappelons qu’à l’époque sévissaient encore le redoutable Nicolae Ceaușescu et son épouse… Contournant toutes les règles imposées par la Securitate, la terrible police secrète à la botte du conducator, tu m’as entrouvert les portes de ton jardin secret en me proposant de rencontrer quelques-uns des musiciens que tu chérissais particulièrement et que tu considérais comme les dignes successeurs de ceux avec lesquels avait travaillé le maître. C’est ainsi que, grâce à ton intercession, j’ai eu le bonheur et le privilège de vivre certaines de mes plus intenses émotions musicales, en découvrant à tes côtés quelques improbables forbans, pour la plupart roms – mais il ne fallait pas le dire… – dont le talent ébouriffant avait été décelé par la finesse de ton écoute, que ce soit par les plaines de Transylvanie ou de Valachie, ou encore dans les faubourgs crasseux d’une Bucarest alors en pleine décrépitude. Parmi ceux-ci demeurent gravés dans ma mémoire la bandă virtuose de Soporul de Cîmpie, le taraf incendiaire de Ion Albeşteanu, la merveilleuse chanteuse Floarea Calotă et, peut-être plus que tout autre, les inimitables lăutari du village de Clejani, qui connurent par la suite une éphémère gloire internationale sous le nom de Taraf de Haïdouks.
Fig. 3. Remise du « coup de cœur » de l’académie Charles-Cros à Speranța, le 10 mars 2021 au Musée des Confluences, Lyon, en compagnie (de gauche à droite) de Laurent Aubert, Bernard Lortat-Jacob et Frank Tenaille.
Photo d. r.
- 6 Voir le texte de Bernard Lortat-Jacob ci-dessus.
16Inutile d’égrener ici tous les événements qui ont parsemé les trois décennies suivantes. Elles ont bien sûr été marquées par les profonds bouleversements du paysage social et politique de la Roumanie, avec toutes leurs conséquences prévisibles sur sa vie musicale : le goût du jour n’était désormais plus à la folklorisation d’État, mais à la marchandisation d’une production enfin débridée ; tu as eu l’occasion d’en témoigner dans certaines de tes publications récentes6. Pour toi, plus personnellement, la chute du communisme a marqué l’aube d’un épanouissement longtemps espéré et largement mérité. Elle a notamment occasionné ta participation à la fondation et à la destinée du musée du Paysan Roumain (Muzeul Țăranului Român) créé en 1990, auquel tu es toujours demeurée fidèle ; mais elle a surtout permis en toi la floraison d’une liberté d’expression enfin possible, dégagée du carcan du politiquement correct, qui demeure ta marque de fabrique et un des traits saillants de toute ton œuvre. Parce qu’il faut bien parler d’œuvre si l’on considère l’étendue de ce que tu as pu réaliser : tes publications, toujours stimulantes par l’acuité de leurs analyses et la hardiesse de leur ton, les expositions, concerts, colloques et autres événements que tu as inlassablement mis sur pied ou auxquels tu as contribué sans réserve au cours de tes voyages, ou encore les innombrables CDs issus de tes plongées dans les archives anciennes ou de tes enregistrements de terrain, qui offrent à la postérité un choix de perles au lustre inégalable.
17Cette multitude de liens que tu as contribué à tisser entre les humains, toujours avec des bouts de ficelle, mais sans réserve aucune, n’a été possible que grâce à la générosité et l’art du partage qui t’ont toujours animée. Il suffit pour s’en convaincre de se plonger dans ton dernier ouvrage, récemment traduit en français (2021), ou de consulter le site internet remarquable7 que tes amis t’ont récemment consacré, et qui ont tous deux vu le jour quelques semaines seulement avant que tu nous quittes pour rejoindre tes vieux complices, parmi lesquels les ineffables Cacurică, Manole et Neacşu pour ne citer qu’eux, au paradis des musiciens.
Laurent Aubert