1Le 15 novembre 2021, le musicien Abo Sahar poste sur son mur Facebook une photo de lui, bras dessus bras dessous, avec Molotof, une figure incontournable de la scène électro cairote. Trois semaines plus tard, ils partagent la tête d’affiche d’une soirée consacrée aux « sons underground du mahragān, de l’électro et du shaabi psychédélique [et] aux rythmes hip-hop et trap » au Cairo Jazz Club 610, avec El Kontessa, Yunis et El Waili, trois autres figures montantes de la scène électro égyptienne1. Abo Sahar clôt le line-up de cette soirée.
2Tandis que Molotof jouit d’une forte notoriété depuis 2018, celle d’Abo Sahar est encore confidentielle. Tous deux sont musiciens, compositeurs et producteurs de musique électronique, mais leur parcours, leurs techniques de composition et leur langage musical diffèrent. Toujours coiffé de sa capuche ou de son bob, le jeune Molotof est le pionnier d’un genre que ses fans désignent par le terme de molowave, dans lequel il mêle rap, trap et électro-shaabi, teintés de beats techno et d’acid house. Plus âgé, originaire du gouvernorat d’Al-Minia, en Haute-Égypte, Abo Sahar adopte quant à lui une approche compositionnelle qui séduit les adeptes de l’électro par sa simplicité et sa spontanéité : son clavier d’ordinateur est son seul et unique instrument, qu’il présente dans ses interviews et annonces diverses en ligne comme un prolongement de lui-même.
3En dépit de leurs différences stylistiques, Molotof et Abu Sahar ont en commun de s’inscrire dans le sillage du mahragān, courant musical électronique héritier des soirées de mariage animées par les DJ, qui se développe en Égypte depuis la fin des années 2000 (Puig 2020). Le mahragān est le porte-drapeau d’une culture populaire jeune et urbanisée. Fruit des pratiques associées au DIY (Do It Yourself) et initialement composé dans des home studios de fortune, ce courant est à présent récupéré par une nouvelle génération d’artistes, dont Molotof et Abo Sahar, aux styles et aux langages différents. Partant, sur quels usages du numérique repose ce redéploiement du mahragān et, plus généralement, la démarche esthétique des compositeurs de musique électro, et quels sont les imaginaires à l’œuvre dans leur processus créatif ?
4Dans cette contribution, nous proposons de répondre à cette question en analysant de façon concomitante les soubassements technologiques et le contexte socioculturel de la production d’Abo Sahar, et en mettant sa trajectoire en exergue au sein du vivier d’artistes électro égyptiens. L’hétérogénéité formelle des moyens numériques mobilisés pour composer et écrire la musique électro (clavier, logiciel, plug-in…) nous permet de les définir comme des « hétérographies » (Fliche et Pénicaud 2018), c’est-à-dire des techniques d’écriture plurielles par lesquelles les compositeurs inscrivent leur rapport sensible au monde dans leurs esthétiques musicales. Dès lors, quels sont les modes de subjectivation à l’œuvre dans les pratiques compositionnelles électroniques égyptiennes ?
5Dès le début du XXe siècle, la musique composée et jouée en Égypte participe de la construction de l’identité nationale. Comme partout ailleurs, la fée électricité entraîne des bouleversements dans les modes de consommation des musiques et les premiers enregistrements commerciaux égyptiens sur cylindres et disques sont réalisés au tournant du XXe siècle (Racy 1976 : 24 ; Lagrange 1996 : 101). Le Congrès de musique arabe du Caire de 1932, qui a fait couler beaucoup d’encre (Lambert 2007 ; Qassim Hassan et Vigreux 1992), s’inscrit dans cette dynamique marquée tant par les évolutions techniques que par la recherche de spécificités musicales égyptiennes et, plus largement, arabes. Une hiérarchisation des musiques, de leur qualité et de leur légitimité, est à l’œuvre, phénomène amplifié dès 1954 par le panarabisme nassérien (Gabry-Thienpont 2020 ; El Chazli et Gabry-Thienpont 2020). La production des musiques électroniques en Égypte s’inscrit dans cette chronologie jalonnée de transformations politiques, économiques et culturelles, qui dessine la trame des légitimités musicales du pays.
6L’arrivée de Nasser (1954-1970) au pouvoir signe les débuts de la mainmise étatique sur le secteur musical égyptien. Sur fond de débats confrontant « modernistes » et « traditionalistes » (Vigreux 1991), où se joue la quête des origines et des constituants de la musique égyptienne dans une perspective essentialiste, toute production musicale doit servir les idéaux nationaux et panarabes – Umm Kulthum incarne alors la figure de proue de la musique nationale (Danielson 1997 ; Lagrange 2020a). La politique de l’infitāḥ (ouverture) lancée par Sadate (1970-1981) réduit ensuite cette mainmise au profit d’une réorientation économique progressive du secteur culturel privé. Les productions musicales se diversifient alors considérablement, à la faveur d’une urbanisation péricentrale et périphérique du Caire, d’innovations techniques (usage de nouveaux instruments amplifiés, dont l’orgue électrique, urg, et développement d’un nouveau support : la cassette audio), d’un accroissement des circulations transnationales (vers les pays du Golfe, d’Europe et d’Amérique du Nord), entraînant avec elle une circulation accrue des supports enregistrés, et enfin, d’une ouverture relative du secteur culturel à l’entreprenariat, local et étranger (Puig 2006 : 26). Le shaabi se développe alors et rencontre un vif succès. En rupture avec les canons esthétiques de la musique arabe classique héritière de la Nahda (Renouveau), ce genre musical véhicule de nouvelles configurations sonores, de nouveaux usages linguistiques – le dialecte égyptien, dans ses variantes les plus crues, décrit comme langage jeune (luġat aš-šabāb) (Rizk 2007) – et surtout, de nouveaux usages technologiques. Le shaabi se développe dans les quartiers urbains populaires (sens littéral de shaabi) et rompt avec les bienséances des grandes voix classiques. « Le terme shaabi […] était souvent associé à une image de ’’vulgarité’’, en particulier dans le cas des musiques dites ’’jeunes’’ ou associées aux quartiers périphériques » (Miller 2012 : 560). Le caractère performatif de la musique prédomine, aidé en cela par un traitement sonore spécifique, l’émergence massive des vidéo-clips et la débrouille technologique.
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- 4 Il faut comprendre le terme DJ, utilisé tel quel localement, non pas dans le sens d’un musicien qui (...)
7Dès les années 2000 et dans le sillage du shaabi se développe le mahragān, abusivement – mais de façon significative – décrit par les médias étrangers comme de l’électro-shaabi2. Les relations demeurent toutefois compliquées entre les protagonistes des deux genres : s’ils viennent des mêmes mondes, sociaux et culturels, ils n’ont pas les mêmes trajectoires. D’un côté, les chanteurs de shaabi sont musiciens, instrumentistes et/ou mutrib (chanteur). Ils défendent un savoir-faire musical (la saltana, état de concentration et de maîtrise du maqām qui doit permettre de mener le public au tarab3) que n’ont pas les performeurs de mahragān. Dans la chronologie de l’histoire culturelle égyptienne brièvement synthétisée dans les lignes qui précèdent, l’avènement du mahragān constitue toutefois un tournant décisif. Pierre angulaire de la musique électro égyptienne, mais traité comme un citoyen de deuxième zone par un establishment classique déterminé à voir comme seule musique digne de ce nom celle productrice de tarab, le mahragān est issu des soirées de mariage baladī (local) organisées dans des portions de rue aménagées pour l’occasion. L’anthropologue Nicolas Puig, qui suit ce genre musical au plus près depuis ses débuts, le relie aux pratiques des DJs4 et aux interjections de la foule et salutations faites dans le cadre de la nuqta (dons monétaires publicisés dans le cadre de l’échange don-salutation) (Puig 2010 : 98-103). Produites par les ambianceurs nabaṭšī, ces animations vocales deviennent progressivement des chansons interprétées avec un son saturé et un matériel hi-fi de location bon marché. Les techniques utilisées pour ce type de performance font partie de la définition et de la nature de ce genre : saturation, reverb et Auto-Tune constituent les ingrédients primordiaux de la recette mahragān, qui conserve jusqu’à présent une signature esthétique singulière (Puig 2020).
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8Dès le moment où il sort de son contexte festif, le mahragān se déploie dans des quartiers cairotes grossièrement urbanisés, où la densité comme le taux de chômage sont forts. Le mahragān devient non seulement le moyen de parler du quartier, de la famille, des amis… mais aussi de la drogue, des relations amoureuses et des fantasmes (Lagrange 2020b), de l’avenir voilé de jeunes sans perspective et désabusés, de l’argent – toujours manquant – et d’eldorado… Lors des événements révolutionnaires de 2011, les chanteurs de mahragān prêtent leur voix à la contestation. Suscitant autant l’attirance que la répulsion, ce genre est instillé bon gré mal gré dans les différentes strates de la société égyptienne, jusqu’à obtenir, aujourd’hui, une place visible, audible et durable5.
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9D’un côté de la musique électro égyptienne, il y a donc le mahragān. De l’autre, une musique électronique dont les emprunts techniques, très divers, ne permettent pas une identification aussi nette et tranchée. Ses compositeurs et producteurs sont généralement plus cossus et plus favorisés à maints égards que les précédents évoqués et, de fait, ils ne se croisent a priori pas. Certains sont amateurs de house – comme Ayman Nageeb, DJ et producteur musical jouant régulièrement au Caire et à Gouna, le nouveau Saint-Tropez égyptien. D’autres s’en démarquent volontairement, méprisant ce style – à l’instar des membres du collectif JellyZone. D’autres encore explorent les méandres de la musique électroacoustique, utilisent un matériel coûteux, voire rare, et s’autoproduisent de façon confidentielle dans de petits studios privés ou dans des home studios richement équipés6.
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10Adam Shaalan est l’un d’entre eux. Notre rencontre a lieu la veille de ses trente ans, en novembre 2021. Il me donne rendez-vous au Starbucks de Cheikh Zayed City, qui compte parmi les « nouvelles villes » du Grand Caire7. Adam est marié, sa femme, à peine plus jeune, est graphiste et illustratrice d’ouvrages. Il est le cofondateur du label Hizz, qu’il a créé en 2017 avec Abass Elhage. Adam a une page Facebook quasi inactive, son WhatsApp personnel ne lui sert pour ainsi dire pas, son adresse e-mail constituée d’une succession indigeste de chiffres est dissuasive. S’évertuant à rester peu visible sur le Web, il utilise Spotify sous divers pseudonymes et compose une musique électro raffinée aux inspirations éclectiques qu’il puise dans diverses sources musicales et combine avec des sons enregistrés. Adam a notamment réalisé plusieurs pièces diffusées sous le pseudo Gas (غاز) lors de la révolution de 2011 à partir de cris, d’ambiances de rue et de témoignages déchirants. Il avait vingt ans, était peu sûr de lui, « c’est pour ça que je n’utilisais pas mon nom », confie-t-il sobrement. Il produit une musique électroacoustique ou, selon ses propres termes, « expérimentale » : ce ne sont pas tant les usages du numérique qui dessinent de façon singulière ses productions, que l’assemblage de sons synthétiques et de sons réels. Adam crée ses sons et ses samples mû par une inspiration soufie, intimement liée aux techniques de souffle propre au ḏikr – ces commémorations du nom d’Allah pendant lesquelles, par le souffle notamment, les adeptes accèdent à un état extatique. Il puise aussi son inspiration dans la cohue et la fièvre urbaine de la rue égyptienne, ainsi que dans les sons du mahragān et ses récentes déclinaisons trap – dont les représentants les plus en vogue dans le nord de l’Égypte sont Marwan Pablo et Wegz8. Il a été sollicité par le collectif français (La)Horde, qui dirige le CNN Ballet national de Marseille, pour composer la musique de la création Long Play (LP) du chorégraphe Alexandre Roccoli en 2021. Sa démarche musicale passe par la réalisation de sons produits de façon concordante avec ce qu’il recherche précisément : il ne laisse pas de place au hasard, ce qui implique une grande maîtrise technologique et un matériel suffisamment sophistiqué pour satisfaire ses objectifs. Adam Shaalan ne se contente toutefois pas de composer et de produire de la musique : très attentif à l’évolution de la scène musicale égyptienne contemporaine, il cherche de nouveaux talents, devient leur manager et les produit avec son label Hizz. En 2017, il « découvre » Abo Sahar.
11J’entends parler d’Abo Sahar pour la première fois en 2018, à la faveur d’un article paru à son sujet dans le magazine online égyptien bilingue (arabe et anglais) Scene Noise. Il y est décrit comme le « King of Egyptian Trobby Music »9. L’introduction de cette interview, brève, mentionne qu’« il [Abo Sahar] vient d’Al Minia, et [qu’]il joue du shaabi sur un clavier d’ordinateur »10. Dès lors, je commence à le suivre sur Facebook et Soundcloud. Dans le même temps, la trap music émerge dans le nord du pays : les jeunes Marwan Pablo et Wegz, tous deux Alexandrins, acquièrent en quelques mois une visibilité non anecdotique, mais qui demeure concentrée sur le Web. Le 11 mars 2020, en pleine montée pandémique, Wegz, alors âgé de 21 ans, se produit au Cairo Jazz Club 610 – concert donné in extremis avant le confinement en Égypte. Sa première partie est assurée par Molotof : il présente ses productions personnelles, mais aussi des titres qu’il a réalisés pour des rappeurs et chanteurs de trap. Molotof a en effet composé la musique de plusieurs titres de Wegz dont celle de Dorak Gay, « Ton tour vient »11. Wegz le joue devant un public majoritairement alexandrin constitué d’une majorité de fans, déjà connaisseurs des paroles de ce titre pourtant paru sur YouTube le jour même. À peine deux ans après, cette vidéo comptabilise 82 809 891 vues. On y décèle un mélange de rythmes apparentés au ḏikr soufi – identifié par la répétition du « ḥayy », de al-ḥayy, le Vivant, l’une des manières de commémorer le nom d’Allah lors des ḏikr –, de sons du mahragān –notamment celui des saǧǧāt, ces cymbalettes que l’on retrouve dans certains rituels et dont le son est la plupart du temps reproduit et inséré dans les timelines des stations audionumériques – et de voix filtrées à l’Auto-Tune. Le clip, réalisé par des professionnels, est tourné dans une rue d’un quartier modeste. Sur certaines séquences, des guirlandes d’ampoules lumineuses zèbrent le ciel et la foule danse autour de Wegz vêtu d’un blouson doré qui tranche dans l’obscurité de la nuit. Une procession de tūk-tūk, ces tricycles motorisés autorisés à n’évoluer que dans les quartiers modestes et les ’ašwā’iyyāt, ces zones urbaines construites sans autorisations, accompagne les acolytes de Wegz – aucune figure féminine dans ce clip, qui présente plutôt un affrontement (bien inoffensif) entre deux gangs12. Des références fortes à l’Égypte accompagnent tant la musique, composée par Molotof, que les paroles de ce titre de Wegz.
12Nicolas Puig, on l’a dit, affilie le mahragān aux musiques des DJ de mariage de rue. Ce point de vue est partagé par Adam Shaalan qui, lors de notre rencontre, propose sa propre vision de la scène musicale électronique égyptienne à l’aide d’un schéma conçu comme l’arbre généalogique des styles musicaux actuels.
- 13 Pour aller plus loin sur ces questions esthétiques et techniques, se référer à Puig 2017.
13Selon lui, le point de départ de toute la scène électro vient des mawlid. Ces fêtes en l’honneur des saints musulmans ou coptes constituent en Égypte une des manifestations de piété les plus ostentatoires. Micros, enceintes, sons saturés associés à la lumière aveuglante des néons et aux fragrances entêtantes des parfums bon marché (destinés à dissiper les mauvais esprits) créent un environnement sensoriel qui leur est propre. Du côté musulman, les nuits de ces fêtes sont rythmées par le son amplifié et saturé des ḏikr qu’animent les maddāḥ (chanteur de l’inšād, le chant religieux), des heures durant, sur un matériel lo-fi (low fidelity). L’amplification s’impose dans ces célébrations comme une composante pleine et entière du rituel, avec des stratégies de diffusion du son particulières, ainsi qu’une esthétique résultant des caractéristiques techniques du matériel utilisé13.
14Adam voit le shaabi comme la suite de ces nuits moulédiennes : par shaabi, il désigne la musique qui émerge dès les années 1970, laquelle évolue de façon concomitante avec la musique produite lors des soirées de mariage baladī (populaires). Continuant à tirer les fils, il explique que les mahragānāt (pluriel de mahragān) résultent tant du shaabi que de la musique des DJ lors des mariages, dont s’empare dès les années 2000 l’un des rares labels égyptiens 100 Copies, et se développent avec des figures désormais célèbres comme Sadat et Fifty. Dans ces deux courants musicaux s’expriment des systèmes de valeurs clamés par les musiciens et les producteurs. D’aucuns cherchent en effet à se positionner dans la trame des musiques post-nassériennes marquées, on l’a vu, par une hiérarchisation forte des musiques dans un contexte de transformations politiques et économiques rapides. Que l’on pose ou non la question des sources d’inspiration ou du processus créatif, les musiciens sont diserts sur leur inscription dans le paysage culturel et musical égyptien. L’exemple du titre et du clip « Dorak Gay » précédemment évoqué illustre cet ancrage. Ce constat est également corroboré par Nicolas Puig, qui montre que « ces deux courants [le shaabi et le mahragān] s’insèrent aux deux pôles d’un continuum culturel populaire qui court des scènes partagées et des territoires communs jusqu’aux valeurs transversales comme l’authenticité et la localité. Ainsi le mahragān voisine avec la musique shaabi, sans toutefois s’y confondre » (Puig 2020 : 396).
Fig. 1. Schéma d’Adam Shaalan.
15Enfin, toujours selon ce schéma, le mahragān se ramifie, désormais : Adam note ainsi la trap d’un côté, les productions de Molotof et Abo Sahar (qu’il qualifie de « wave ») d’un autre, puis les « new mahragānāt », représentés notamment par Hamo et Shakosh. Sur le côté, hors filiation, il se positionne, lui et son label Hizz, et cite quelques noms comme celui de Yunis14. Dans leur stratégie de communication sur leurs projets musicaux, tant Adam que Yunis insistent sur l’importance de leur imprégnation culturelle dans leur esthétique créative. Pour la présentation du projet marseillais musical et chorégraphique Long Play (LP), Adam explique par exemple qu’il a grandi dans une famille marquée par un soufisme populaire – il est né à Qalyubeyya, région modeste située au nord du Caire – où la danse et la musique occupent une place centrale. Il dit puiser son inspiration « dans la culture et les cérémonies de sa communauté d’origine »15. Pour sa part, Yunis se décrit comme un musicien qui s’appuie sur « l’héritage folklorique populaire égyptien »16, peut-on lire sur Bandcamp, qui héberge son album produit en 2021 Mulid el magnoun, le « Mawlid du fou ». Ahmad Kubbara, autre trentenaire ingénieur du son, producteur de musique électroacoustique et collectionneur de synthétiseurs Roland, appartient aussi à cette catégorie de musiciens qui, selon Adam, n’est héritière ni des mawlid, ni du mahragān. Il sample depuis sa terrasse avec vue sur les pyramides du plateau de Giza des sons de la rue, les mêle parfois à des iqa’āt (patterns rythmiques cycliques)17, mais il produit aussi des groupes de musique dans son home studio devenu en 2020 une structure professionnelle (Studio Kubbara), équipée en matériel hi-fi et traitée acoustiquement. Son identité égyptienne est nécessairement présente, explique-t-il, qu’il le veuille ou non, qu’il se pense conformiste ou pas. « Tous les producteurs partagent quelque chose… il y a un son ici, en Égypte, c’est certain »18. Cette identité est pour lui audible, sans que cela ne représente une fin en soi.
- 19 Comme c’est le cas pour Anish Kapoor, présenté par Denis Vidal (2009).
16Produire une musique estampillée égyptienne ou non est un débat qui, auprès des musiciens et musiciennes électro en Égypte, a des effets dynamiques sur leur production (Gabry-Thienpont 2020 ; El Chazli et Gabry-Thienpont 2020). L’omniprésence de ce référencement s’exprime dans les samples de sons urbains (Le Caire en première ligne, connue pour sa forte densité sonore), d’échantillons mélodiques ou rythmiques directs, ou simplement dans les narrations de soi (comme dans le cas d’Adam Shaalan et Yunis). Comme lors des débats évoqués dans la presse dans les années 1950-1960 entre « traditionnalistes » et « modernistes » (Vigreux 1991), existerait-il, en Égypte, une quête constante – et plus ou moins consciente – de légitimité qui passerait par la reconnaissance d’artefacts culturels identifiables, c’est-à-dire d’outils, de sons, de techniques par essence même égyptiens ? Qu’elle cherche à entériner le référencement ou qu’elle s’exprime contre toute forme d’ethnicisation de sa musique19, la jeune génération de producteurs et musiciens électro hérite bon gré mal gré d’une histoire culturelle marquée dès les débuts de l’ère panarabe par l’assignation d’une charge identitaire forte au sein des productions musicales égyptiennes (Gabry-Thienpont et Puig 2021). Cette charge s’éprouve désormais particulièrement par l’usage de l’esthétique du mahragān, avec ses patterns et ses signatures sonores bien identifiables mobilisés à l’envi par les producteurs. Les marqueurs musicaux issus de cette esthétique dépassent le cadre performatif du mahragān pour gagner d’autres secteurs culturels, jusqu’à atteindre certains chanteurs comme Mohamed Ramadan qui se saisit du potentiel économique du mahragān et réinjecte des éléments de cette esthétique (patterns rythmiques aux sonorités de saǧǧât, par exemple) dans ses récentes collaborations avec Maître Gim’s (Ya Habibi) et Soolking (Paris Dubaï).
17C’est sur cette trame de la scène électro égyptienne qu’émerge la figure singulière d’Abo Sahar. Ce producteur et musicien né en 1984 dans le gouvernorat d’Al-Minia connaît la plupart des artistes précédemment cités, mais s’en démarque à bien des égards. Considérer sa trajectoire permet d’une part de mieux en saisir les traits singuliers et d’en analyser les soubassements technologiques, et d’autre part de souligner les lignes stylistiques qu’Abo Sahar traverse de façon inédite. Quel rapport sensible au monde illustrent les esthétiques et l’écriture musicales de ce producteur de Haute-Égypte ?
18Abo Sahar vit là où il est né, dans un village attenant à Abu Qirqas, à une trentaine de kilomètres au sud d’Al-Minia. Le rencontrer implique de passer par son manager, Adam Shaalan. Cela implique également – aspect surprenant pour qui travaille depuis plusieurs années avec des artistes de la scène électro égyptienne – une rétribution. Quelques articles sur lui sont déjà parus – dont celui de 2018 dans Scene Noise, évoqué plus haut – et un court film de cinq minutes lui a été consacré en juin 2021, At Home with Abo Sahar : The Shaabi Innovator Breaking Every Stereotype20. Le texte de présentation raconte que l’électricité se faisait rare quand Abo Sahar était enfant, mais que son désir ardent de musique lui a permis d’atteindre aujourd’hui un niveau d’originalité musicale sans précédent. Ce petit documentaire érige Abo Sahar comme un modèle de persévérance et d’ingéniosité, démontrant (s’il le fallait) que la musique indépendante pouvait être issue des « endroits les plus improbables ».
- 21 Habitant du Ṣa’īd, la Haute-Égypte.
19La geste d’un Ṣa’īdī21 ordinaire
2023 novembre 2021, 13h. Arrivée de S. Gabry-Thienpont dans le village d’Abo Sahar. À mon arrivée, Abo Sahar me cueille à la sortie du bus pour m’amener sur la route parallèle au Nil qui permet de rejoindre Mallawi depuis Al-Minia. Nous rejoignons son village sur son fatbike, moi en amazone sur le porte-bagage. L’entrelacs de ruelles non asphaltées, où s’aventurent tout juste quelques tūk-tūk, nous mène à son domicile. J’y suis accueillie par son épouse et l’une de ses filles. Un de ses amis nous rejoint, s’installe sur la banquette en face de moi. Abo Sahar, souriant et sympathique, s’assoit dans son fauteuil au dossier éventré, laissant apparaître les ressorts de la structure, et me propose une cigarette. Quelques minutes s’écoulent autour d’échanges de banalités, puis sa fille, discrète – comme les bienséances de l’éducation l’imposent aux adolescentes du Ṣa’īd –, dépose une corbeille de fruits et une tasse de thé brûlant à mes côtés. Une première phase de la discussion s’entame, on prend quelques photos. Il est 14 h. Attentif à l’horaire, il propose que nous allions marcher dans le village pour me présenter aux membres de sa famille et me montrer où il a grandi. C’est là où, enfant, il chassait l’ennui en créant des bruits et des sons avec les végétaux – histoire qu’il raconte également dans le petit film, où il se met en scène produisant des sons avec quelques brins de luzerne. Poignées de mains et plaisanteries avec les habitants ponctuent le chemin, Abo Sahar est connu et reconnu localement, apostrophé par son nom de scène plutôt que par son prénom (Ashraf). Au bout de deux heures, nous rentrons. Sa femme nous sert un repas copieux puis se retire – les épouses mangent rarement avec les hôtes, sauf s’il s’agit d’un proche de la famille. Quand les entretiens reprennent, je pose cette fois l’enregistreur, et Abo Sahar raconte son parcours, ses motivations initiales, sa solitude qui le pousse dès l’âge de 7 ans à trouver une échappatoire dans les sons : « J’utilisais du carton ou de la luzerne, comme ce que tu as vu dans les champs tout à l’heure. La musique a toujours été comme une mère (ūmm) pour moi ».
21Le credo d’Abo Sahar est la sincérité : il dit se montrer tel qu’il est, un habitant du Ṣa’īd, aux origines très modestes, qui s’est fait tout seul. Il se dévoile dans l’apparente banalité d’un quotidien rythmé par ses obsessions musicales qui le tiennent régulièrement éveillé jusqu’à 4h du matin – à tel point que son manager, Adam, se demande quand il dort – quand il n’est pas connecté au monde virtuel Second Life, logiciel open-source grâce auquel il s’extrait de la réalité. Il y incarne quelqu’un de riche, s’est forgé un corps musclé, et peut même acheter un hélicoptère s’il le souhaite. C’est par le biais de ce métavers qu’il apprend l’anglais. Son double virtuel donnait parfois des concerts lors de soirées privées : il composait alors spécialement pour ces moments, mais sa popularité online est en baisse. Abo Sahar se montre aussi dans son quotidien familial, étroitement lié à son rythme de production : son ordinateur et sa box Internet sont installés dans la ziyāra, cette petite pièce dévolue à l’accueil des visiteurs où nous nous trouvons, et où deux prises électriques partiellement disloquées supportent une surcharge de watts (« ça saute tout le temps… », râle-t-il).
Fig. 2. La ziyāra/home studio d’Abo Sahar à Abu Qirqas.
22Ses cinq enfants vont et viennent, à tour de rôle, particulièrement les jumeaux, âgés d’un an, et son fils de dix ans, qui prend parfois le relai sur l’ordinateur pour jouer en ligne. Abo Sahar ne supporte pas d’être dérangé, cela peut mettre en péril une séance de six heures, explique-t-il, raison pour laquelle il travaille essentiellement la nuit. Son foyer est modeste, son épouse s’occupe des enfants.
23Abo Sahar ne se rend que rarement au Caire. Comme il s’agit d’une première entrevue, Abo Sahar tient à ce qu’elle ait lieu chez lui. Sa petite bourgade demeure éloignée des facilités de transport en commun, mais surtout, dévoiler l’ordinaire de son quotidien en Haute-Égypte lui permet de construire sa geste et d’accentuer sa singularité dans la scène musicale égyptienne actuelle. Nul besoin de lui poser de question sur son parcours : il le raconte d’emblée. L’histoire et les détails sont les mêmes que dans ses interviews, dans son film et enfin, en direct, lorsqu’il se raconte à ses visiteurs. Il se montre proche des siens, responsable de sa famille (« j’ai cinq enfants à nourrir », répète-il à maintes reprises), confronté comme ses oncles et cousins (qu’il me cite en exemple) à des temps difficiles, mais où tous partagent un même système de valeurs familiales, terriennes, rurales. Amener ses interlocuteurs chez lui, leur faire visiter son village, leur montrer le chemin qu’il empruntait pour se rendre à l’école, la maison de ses oncles et tantes bordée par les cultures de carottes, de luzerne et de cannes à sucre, leur présenter sa grand-mère d’un âge canonique qui, drapée de son ample melaya noire, garde ses moutons : ces éléments font partie de la mise en scène d’une proximité. « Prends toutes les photos que tu veux ». Celles de lui et de nous terminent leur course quelques jours après notre rencontre sur son mur Facebook, puis sur le mien quand il me tague.
24En se narrant dans la banalité de son quotidien et de son histoire personnelle, Abo Sahar laisse émerger sa singularité. Cette manière de faire le rend d’autant plus visible par rapport aux stars montantes de la scène électro du Caire et d’Alexandrie, centres nerveux de la production où cette scène s’institutionnalise depuis les années 2010 au moyen de labels et de salles privées (El Chazli et Gabry-Thienpont 2020). Tout en montrant sa proximité avec Molotof, Adam Shaalan, Ahmed Samy (l’un des rares actuellement au Caire à mixer systématiquement en concert avec des vinyles) et bien d’autres musiciens qui ont le vent en poupe avec lesquels il pose bien volontiers en photo, précisant qu’ils sont tous ses amis (« all my friends », insiste-t-il alors, en anglais cette fois), il construit son personnage en marge de la trajectoire de ces artistes. Cette mise en perspective l’inscrit néanmoins dans une généalogie musicale, et confirme sa volonté de légitimation. En effet, qu’un producteur du Ṣa’īd se fasse un nom dans les métropoles du nord du pays ne va pas de soi : la figure du Ṣa’īd reste l’archétype du paysan rustre (Miller 2005 : 182), et comme le résumé du film déjà cité le laisse entendre, les acteurs de cette scène ne s’attendent pas à trouver des pépites sonores dans ces régions reculées. Selon ses propres termes, Abo Sahar a connu discrédit et marginalisation. Il a essuyé à maintes reprises des refus et des moqueries pour son style musical – qui n’en est pas un, selon ses dires – et pour des créations qui n’étaient pas à la hauteur – il a par exemple envoyé quelques pistes au Caire pour une série télévisée d’horreur, mais les producteurs l’ont raillé avant de rejeter sa proposition. La sémantique de sa geste se nourrit de cette dichotomie entre la Haute-Égypte et les deux métropoles du nord du pays, et rend légitime sa production musicale en posant en filigrane la singularité d’Abo Sahar : celle d’avoir su, à partir de rien, créer sa propre musique. « Je me sens aimé par les chanteurs de rap, de trap, de shaabi… Maintenant, ils me respectent, parce que je suis célèbre. Avant, les gens s’en foutaient de moi », conclut-il, factuel.
- 22 Réflexion inspirée par la lecture du chapitre « Une mystique se raconte » de l’ouvrage d’Emma Aubin (...)
25La construction de la réputation d’Abo Sahar passe par cette « narration de soi », par ce « je » mis en scène22. Il n’est pas le seul à procéder ainsi, mais dans le milieu de l’électro, cette manière de se mettre en récit n’est pas fréquente et à ce titre, elle est signifiante. On l’a vu avec l’exemple d’Adam Shaalan, la majorité des artistes contemporains précédemment évoqués se situent dans une démarche d’invisibilisation de leur parcours : ils cherchent à masquer leur individualité pour ne laisser voir que leur musique, donnent peu d’interviews, utilisent des noms d’emprunt, luttent contre les référencements (certains s’évertuent à ne pas être reconnus par l’application Shazam, par exemple).
26Pour sa part, Abo Sahar place son histoire personnelle tant au cœur de sa stratégie de communication que de son processus créatif. Celui-ci s’exerce dans son home studio aménagé de fortune, où Abo Sahar est tout à la fois producteur, arrangeur et manager. Car quand bien même Adam Shaalan gère ses concerts et cherche à l’amener sur d’importantes scènes égyptiennes (dont le CJC 610, comme le 8 décembre 2021), voire à l’étranger (il était en Suisse début décembre 2021, son premier voyage hors d’Égypte pour se produire en concert), Abo Sahar assure sa propre communication. Très actif sur Facebook, il poste des photos et des stories une à deux fois par semaine, propose de temps à autre des lives à des heures tardives, active la caméra de son ordinateur et se filme en train de jouer, ou pose son téléphone sur le côté pour immortaliser ses doigts virevoltant sur son clavier d’ordinateur. Il possède sa chaîne YouTube, ainsi qu’un profil sur plusieurs plateformes de streaming dont Spotify, Deezer, Soundcloud, Apple Music.
- 23 Communication personnelle, novembre 2021.
27Men el-qalb l-el-keyboard, « Du cœur au clavier », peut-on lire sur l’un de ses posts Facebook : le clavier d’ordinateur est le seul instrument d’Abo Sahar, « une part de lui-même » (ǧoz menni)23. Ses choix esthétiques relèvent de cette seule opportunité numérique, d’abord faute de choix, ensuite parce que c’est désormais sa signature musicale et que sa stratégie de visibilisation s’appuie sur cette épure technologique. Plus jeune, il suit son oncle qui assure l’animation des soirées de mariage. Il l’observe jouer sur son urg, le synthétiseur, mais n’apprend pas à en jouer. Abo Sahar fait ses premiers pas en tant qu’animateur de soirées en 1997. L’arrivée du Pentium III au tout début des années 2000 révolutionne le son des mariages, raconte-il, et lui permet de faire valoir son jeu sur clavier auprès de ses détracteurs qui l’ont toujours enjoint à jouer sur l’urg. Sa filiation avec le monde sonore du mariage baladī, précédemment évoqué, point de départ de celui du mahragān, est claire : c’est dans cet univers sonore qu’il a grandi et qu’il continue de se produire la majeure partie du temps. Sa source principale de revenus demeure en effet la soirée de mariage, pour laquelle il demande 10 000 LE (soit l’équivalent de 565€ en novembre 2021). Il peut être sollicité plusieurs soirs par semaine. Lorsqu’il se déplace pour les mariages, il emmène avec lui tout son PC : sa tour, son écran, sa souris et son clavier d’ordinateur. Il n’a pas encore réussi à économiser suffisamment pour s’acheter un ordinateur portable, explique-t-il.
Fig. 3. Men el-qalb l-el-keyboard, illustration tirée d’un post Facebook daté du 14 juin 2021
28Son processus créatif est lié à son accès à la technologie, mais aussi à sa connaissance de l’informatique, qu’il a développée avec le temps. Abo Sahar n’utilise pas de langage musical pour parler de ses productions, si ce n’est, en riant, lorsqu’il chante « do ré mi fa sol… » en jouant sur les touches qwerty de son clavier pour me faire écouter différents timbres qu’il a créés. Il a configuré manuellement son clavier d’ordinateur, branché par USB, dans les paramètres de sa station audionumérique pour assigner à chaque touche une note ou un effet. C’est cette configuration qui a permis au clavier d’ordinateur de devenir son instrument de musique, un instrument doté d’une organologie sur mesure, qu’il a sciemment adapté à ses mains et à ses envies sonores. Une question récurrente pour Abo Sahar est celle de la carte son, qui doit être suffisamment puissante pour réduire au maximum le lag, la lenteur du système qui se concrétise par un temps de latence entre le moment où il appuie sur les touches et le résultat sonore. C’est une question sur laquelle il revient à plusieurs reprises dans nos échanges : l’accès à ce type de matériel n’est pas aisé, alors qu’il revêt pour lui une importance capitale. Sa base de travail se constitue d’une version piratée de la station audionumérique Fruity Loops (FL Studio), dans laquelle il intègre des modules d’extension (plug-in) comme Kontakt, Purity et Nexus. Cette base lui permet de composer des séquences musicales à partir d’instruments et d’effets préprogrammés qu’il peut agencer ensemble, souvent en couches multiples. Il n’a jamais reçu d’enseignement musical et ne sait pas jouer d’un instrument, ne connaît pas les échelles modales ni même les notes, mais il veut que sa musique, réalisée à partir d’un ordinateur et d’un clavier, n’en soit pas moins « réelle » : s’il veut faire entendre du ’ūd, explique-t-il, il cherche un son de ’ūd dans sa banque de samples, puis il l’associe à son clavier d’ordinateur et peut dès lors jouer sa mélodie. Abo Sahar a ainsi donné naissance à ce qu’il nomme la trobby music. Trobby vient de « true being », « from imagine life to real life », dit-il dans son anglais de gamer, kan haqīqa, précise-t-il en arabe. Il incorpore parfois des sons ambiants dans sa musique, comme pour la piste Reall Sounds. Maṭar el-usbū’ ellī fāt (« Pluie de la semaine dernière »)24, composée à partir de sons de la pluie enregistrés depuis chez lui à l’aide d’un enregistreur Zoom H1 emprunté. Les usages médiatiques, qui consistent à catégoriser les musiques électro, font du trobby d’Abo Sahar tantôt du « shaabi maṣrī (égyptien) », tantôt du « new-mahragān », tantôt du « shaabi aux accents psychédéliques », tantôt un « mélange de shaabi et de trap »25. Mais Abo Sahar insiste là-dessus : tout ce qu’il fait est spontané, il cherche toutes les couleurs de la musique (ay lawn el-musiqa), des lumières musicales (nūr) pour créer les atmosphères (ǧāw) recherchées, en adéquation avec son humeur (« mood »). « Je ne sais pas ce que c’est la deep house, par exemple, et ça m’est égal. J’ai fait [de la musique], c’est tout ! (ana ’amalt, wa ẖalās !) ».
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30Son jeu relève constamment de la performance, et ainsi en va-t-il de ses séances de travail. Il ne suit pas une méthode fixe, il joue dès que l’envie le prend en posant avec désinvolture une timeline sur Fruity Loops, formée de boucles de quatre temps, contrôlant efficacement de sa souris la longueur du rythme souhaité, réécoutant, modifiant, avant de choisir un son pour son clavier et d’improviser des deux mains dessus, en alternant répétitions et séquences mélodiques. « Je réalise tout en one shot »… Sa production est pléthorique : il lui arrive de perdre des morceaux sans que cela ne le trouble tant il est prolifique. Et d’ajouter, en souriant : « j’ai déjà perdu l’équivalent de tout ce que l’Égypte a produit en un an ! Mais ce n’est pas grave… ».
- 26 Kodwo Eshun, cité par Young (2021 : 19).
Dès qu’il s’agit de musique électronique, nous travaillons par définition à créer de nouveaux mondes sonores. Ces producteurs ne veulent pas changer le monde. Ils ne veulent pas écrire de chansons d’amour. Ils ne veulent pas chanter la révolution. Ils ne veulent pas se mettre en colère. Ils veulent être des scientifiques du son. Ils veulent explorer de nouveaux univers sonores26.
31La scène électro égyptienne est traversée et produite par des dynamiques multiples, qui s’expriment tant à travers des usages différenciés des outils numériques que par la disparité socioculturelle de ses acteurs. L’exemple d’Abo Sahar cristallise cette diversité. En rompant par ses usages et sa trajectoire avec les codes normatifs tant du milieu underground cairote que du mahragān, il en vient à créer son propre style, ses propres méthodes, son propre univers sonore. La trobby music d’Abo Sahar incarne un nouvel écosystème musical, situé à la charnière de deux mondes : celui de la globalisation, avec son tout numérique et les usages relatifs au DIY, et celui de l’hyper-localisé, avec un ancrage culturel fort. Sur le plan stylistique, et comme pour nombre d’artistes de la scène électro égyptienne actuelle, l’exploration sonore d’Abo Sahar est imprégnée de références esthétiques au mahragān et aux performances festives de la rue. C’est également le cas de Molotof qui, dans ses compositions pour Wegz (comme l’illustre Dorak Gay), insère des marqueurs sonores du mahragān (son des saǧǧāt, boucles rythmiques et séquences mélodiques fixes), même si c’est de façon plus diluée que chez Abo Sahar. Présent sur tous les versants de la scène électronique, quels que soient l’ancrage socio-culturel et le genre musical de prédilection des producteurs, le mahragān s’impose donc comme un élément incontournable de la matrice des productions électro égyptiennes. Cet aspect, nouveau, témoigne d’une évolution stylistique en marche, et ce en dépit de la mauvaise réputation du genre.
32Les différents dispositifs numériques et électroniques utilisés pour travailler les langages musicaux et les marqueurs sonores constituent autant d’hétérographies musicales : l’hétérogénéité formelle de ces dispositifs montre en effet des écritures plurielles par lesquelles les producteurs inscrivent musicalement leur rapport sensible au monde globalisé, où le recours au paradigme du local (tant à travers le son du mahragān qu’à travers le récit de soi, sur soi) s’impose comme l’une des composantes. En ce sens, ces hétérographies musicales dévoilent les « modes de subjectivation » (Dardot 2011) de ces artistes égyptiens : elles révèlent les processus par lesquels leurs subjectivités s’expriment dans et par leurs productions. C’est ce que montre le cas très singulier d’Abo Sahar, qui assume la double caractéristique d’être de province et issu d’un milieu simple, et dont les socialisations et les formations musicales se sont faites au sein des mariages baladī. Cette caractéristique éclaire ses productions musicales comme elle explique sa position dans la scène électro égyptienne, cantonnée, rappelons-le, au nord du pays. Une double origine qui peut paraître stigmatisante, mais dont Abo Sahar sait jouer pour asseoir son talent sur les valeurs positives attachées à sa position sociale et géographique.