- 1 Le point souscrit se prononce i. Ainsi kṛti se prononce kriti.
- 2 Ville du Tamil Nādu, située à la pointe méridionale du sous-continent indien.
- 3 Trimūrti (sanskrit) de tri (trois) et mūrti (matière, forme mais aussi manifestation, individu, rep (...)
1M’asseoir à la pointe sud de l’Inde. Tout en bas de cet immense triangle de terre, la tête tournée vers l’équateur. Seul. Il n’y a plus de place que pour un seul homme, pensais-je, en regardant la carte de l’atlas géographique, lorsque j’étais enfant. Seul sur cet étroit promontoire et derrière moi tout le sous-continent, puis l’Asie et des milliards d’êtres. Trois océans se rencontrent en ce point; trois, comme les trois formes de la Trimūrti, comme les trois compositeurs de la « Trinité carnatique3»…
- 4 Dieu à tête d’éléphant dont le véhicule est une souris (mūṣa). muṣ- renvoie aussi à dérober, ravir.
2Lorsque, quelques années plus tard, je me rendis à Kanniyākumari, devenu adulte, la pointe océanienne de l’Inde avait sans doute dû être grignotée par je ne sais quel exotique rongeur – peut-être l’avide souris de Gaṇapati4: je ne vis qu’une longue bande de sable et d’eau, une côte qui, loin de piquer l’océan, semblait au contraire l’absorber, l’enlacer avec douceur telle une anse qui aurait avalé aussi mon rêve d’enfant.
3C’est donc que la forme m’avait menti. Il y avait en cette carte, malgré la finesse de ses lignes, la précision millimétrique de son échelle, une manière trompeuse de transcrire la réalité. Non, ce n’était peut-être pas la forme, mais plutôt ses contours et mon regard aussi. Car la forme va au-delà de ces simples limites, je le comprenais, de ces frontières que le géographe peut réduire et dessiner. Elle n’est pas uniquement une surface, une figure, une apparence: elle demeure inséparable de son contenu, de ce qui fut à sa source, de ce qui la nourrit, de tout ce qui en donnera la saveur. La goûter, c’est aussi en faire l’expérience.
4J’avais ma carte, je marchais sur le sol indien, à l’intérieur de sa chaleur moite, de ses sons, de ses odeurs; j’étais au cœur du fruit.
- 5 bhakti (sanskrit): dévotion, adoration, amour; ferveur, hommage, fidélité; extase.
5 La forme dans l’hindouisme, et plus particulièrement au sein de la bhakti5, est d’abord ce que l’on perçoit, ce que l’on touche et ce par quoi l’on parvient à être touché. Les sens comme l’esprit humains ont besoin de ce support et de ce moyen pour communiquer. Ainsi les dieux rencontrent-ils les hommes par le biais de leur matérialité. Les idoles expriment leur présence. Objets sacrés, elles ne se satisfont cependant pas d’être adorées, louées avec une vénérable distance. Pour être atteintes, et qu’elles puissent en retour dialoguer avec leurs dévots, elles doivent aussi être « pratiquées».
- 6 Dévot, adepte de la bhakti.
Un bhakta6ne se contente pas d’adorer son dieu par des mots et des rites, il n’est pas plus satisfait par la connaissance de la théologie; il a besoin de le posséder et d’être possédé par lui. Il a besoin aussi de chanter, de faire de la poésie, de la peinture, de la sculpture, d’ériger des lieux de prière; il désire rendre son dieu présent, l’incarner de toutes les façons possibles. Dans la bhakti, tous les arts deviennent une voie d’accès à l’extase, un moyen de posséder et d’être possédé (Rāmānujan 1999, 12).
6De même que prolifèrent les représentations de la divinité, se multiplient tous les autres supports de son exaltation et de sa louange, d’où l’extraordinaire effervescence de ses modes d’expression, et donc des arts. L’œuvre d’art résonne comme un merveilleux appel aux sens qu’elle ravit, captive à travers ce foisonnement. Sa pratique permet aussi, tout comme celle des idoles, une relation privilégiée de l’être et de l’objet.
- 7 Dessin à base de poudres colorées réalisé sur le sol.
- 8 layam (sanskrit): absorption dans, attachement à; dissolution, mort.
- 9 Communication orale de Uṇṇikriṣṇan Mārār, acteur de muṭiyēt̠t̠u, Kerala.
Le mot kalā (art) tout comme kaḷam7renvoie étymologiquement à ka – qui est aussi karaṇa (l’action) – et à la – quiest aussi layam 8(la dissolution). Action et dissolution: tels sont les deux éléments fondamentaux de l’art. Lorsque l’artiste crée, quelque chose de lui se dissout dans son œuvre, objet de son action, et fait que nous sommes à notre tour attirés par elle9.
- 10 « Dérivé de la racine bhaj, partager, bhakti désigne en Inde la sorte de dévotion qui fait particip (...)
- 11 iṣṭa devatā (sanskrit) de iṣṭa (désiré, désirable, aimé; choisi, préféré) et devatā (divinité, (...)
7L’amateur d’art ou le dévot de tel ou tel dieu en quête d’une expression plus complète de son émerveillement, de sa foi, de son amour, ne peut demeurer lui aussi distant de ce qui l’attire. Le terme amour se situe bien au cœur de la bhakti10, quête d’une union mystique. Les poètes de la bhakti chantent inlassablement la forme divine qu’ils ont choisi d’adorer (iṣṭa devatā11) et leurs propres sentiments à son égard. Le bhakta, même lorsqu’il est poète ou musicien,reste avant tout un dévot face à son dieu.
Pourquoi abandonner femme et enfants pour aller se retirer dans la forêt où vivent les ascètes,
Pourquoi observer des rites religieux et des règles sévères, devenir si maigre après tant de jeûnes,
Ne suffit-il pas de se rappeler le nom divin avec ferveur et une totale dévotion ? (Purandara Dāsa: 1985).
8Le nom synthétise la forme, le chanter, le répéter c’est aussi le faire exister.
- 12 Rāma, « le Charmant», héros du Rāmayaṇa, prince de la ville d’Ayōdhya, vénéré comme la septième inc (...)
Tu es le socle de mon existence, le fruit de ma pénitence ! Oh dieu aux yeux de lotus [le compositeur, Tyāgarāja, s’adresse à Rāma12], le plus glorieux des rois parmi les rois, lumière de ma vue, parfum que je respire ! Tu es la Personnification des lettres mystiques que je chante [les lettres du nom Rāma]. Tu es aussi les fleurs de mes offrandes (Tyāgarāja 1995:549).
- 13 Communication orale de S. Rāmānujan, écrivain, metteur en scène, Thañjāvūr, Tamil Nādu.
- 14 Communication orale de P. N. Rāghavakuṛuppe, chanteur de sōpāna sangīta, Vaikom, Kerala. La musique (...)
9A chaque répétition du nom, à chacun de ses chants, l’image divine semble absorber un peu plus l’amour du fidèle, prendre corps en lui. Le nom de Rāma, comme la beauté de ses aspects, ne cesse de charmer ses dévots et parmi eux Tyāgarāja (1767-1847), le plus célèbre compositeur de l’Inde du Sud. « La musique est mouvement13, elle anime le sentiment que le nom porte en lui»14.
Fig. 1 : Tyāgarāja, dévot de Rāma
- 15 Purandara Dāsa signait ses œuvres par Purandara Vittala.
Si tu es allongé et que tu chantes sa louange
Il s’assiéra tout prêt à t’écouter
Si tu es assis et que tu chantes sa louange
Il se lèvera et t’écoutera captivé
Si tu te lèves et chantes sa louange
Il dansera avec joie pour l’écouter
Si tu danses et si tu chantes
Purandara Vittala 15 te dira
« Bienvenue au paradis !» (Purandara Dāsa: 1998, 157).
10La musique possède en outre cette suprême qualité de pouvoir être interprétée et, en ce sens, toujours actualisable, toujours renouvelée. Car la musique pour exister, pour prendre forme, c’est-à-dire entrer dans le domaine de l’audible, du sensible, doit aussi être vécue. « Connue», s’il ne recelait une connotation proprement biblique, serait sans doute un terme plus opportun, puisque dans ce contexte musical, comme dans la relation du fidèle avec son dieu, il s’agit d’une union, d’une connaissance subtile qui passe préalablement par le prisme de la matérialité de l’être.
- 16 Etres maléfiques, nocturnes, grands amateurs de chair crue et qui peuvent prendre la forme qu’ils d (...)
- 17 De la lignée de Raghu, roi de la lignée solaire dont Rāma est l’arrière-petit-fils. Rāghava est l’u (...)
- 18 kṛti (sanskrit): composition, œuvre, création; enchantement. De k
Dans quelle intention t’es-tu incarné en Rāma ? Est-ce juste pour combattre les rākṣasa16 ou pour régner sur le royaume d’Ayōdhya ? Ô Rāghava17 ! N’agis-tu que par désir de converser avec les yōgi et les ascètes ou de prêter une main secourable aux dévots immergés dans l’océan des plaisirs matériels ? C’est peut-être aussi par compassion pour Tyāgarāja, pour lui accorder tes dons, charmé par les myriades de chants qu’il a composés» (Tyāgarāja 1995: 290).
Les compositions (kṛti18) de Tyāgarāja sont « pleines de jus, comme le raisin» (Sundaran 1987: 36).
11Le kṛti domine depuis plus de trois siècles le répertoire carnatique. Il a été la prédilection des trois plus célèbres compositeurs de la musique carnatique, trois musiciens et poètes, mais également trois grands saints, trois grands bhakta. Parmi eux, Tyāgarāja, « prince de la bhakti» (Tara Bālagopal 1998: 57), ardent dévot de Rāma, figure comme le plus spontané, le plus jaillissant, le plus accessible aussi.
Est-il possible même pour Brahmā, Indra et les autres dieux de décrire ton irrésistible beauté […] ? Je bénis tes pieds, ô Rāma ! (Tyāgarāja 1995: 96). Comment puis-je satisfaire l’ardent désir de t’étreindre ? Puis-je peindre les charmes incomparables de ta personne ? […] Ta parole est la plus douce des paroles. […] Ton intelligence brille au-dessus de toutes (Tyāgarāja 1995: 187). Ô Rāma ! […] laisse-nous contenter notre regard par la captivante beauté de ta forme, ta démarche gracieuse, les reflets d’émeraude de ton corps, les tresses ravissantes de ton front […], les colliers d’or qui ornent ta poitrine. […] Accorde-nous le privilège, la bénédiction, l’immense fortune d’admirer ce spectacle sans pareil (Tyāgarāja 1981: 226).
- 19 De śyāma (noir, brun, de couleur foncée – est utilisé également pour le teint de la peau, comme une (...)
12L’incommensurable beauté de Rāma – sa grâce spirituelle et physique – inspira chacun des kṛti composés par Tyāgarāja. « Lorsque Tyāgarāja dit à Rāma, “tu es mon ishta devatā”, c’est bien l’insurpassable beauté de ce Syāmasundara19 qui lui fait préférer cet aspect du divin» (V. Rāghavan 1981: 138).
- 20 Tyāgarāja, aux dires de ses disciples et des historiens indiens de la musique, improvisait égalemen (...)
- 21 Dans la tradition carnatique, la plupart des musiciens signent leurs œuvres avec le nom de la divin (...)
13Les textes des kṛti sont ainsi essentiellement des descriptions poétiques de la forme divine adorée mais aussi des différents sentiments qui imprègnent et inspirent le dévot. Le compositeur du kṛti, qui crée le plus souvent ses poèmes (tel fut toujours le cas de Tyāgarāja20), exprime les qualités de son iṣṭa devatā et la relation d’amour qu’il entretient avec elle. Le choix initial de l’iṣṭa devatā génère les inspirations créatrices et dicte l’orientation – thématique, formelle et stylistique – des œuvres futures21.
La continuelle mémoire du nom de Rāma rend clairement présent dans l’esprit la forme divine et l’emplit de dévotion (Tyāgarāja 1995: 549).
14La musique n’est pas uniquement une voie par excellence, « la plus plaisante des ascèses», parce qu’elle s’adresse à tous et touche tous les hommes, par sa simplicité, les émotions qu’elle fait spontanément jaillir en eux, mais aussi parce qu’elle est animation de l’esprit et du corps. Ainsi représente-t-elle l’un des plus efficaces yogas. Le dévot musicien trouve dans le kṛti un support permanent pour signifier poétiquement et musicalement sa foi, il lui permet de la diriger vers le but suprême: il est une expérience, un guide. Avant de devenir une œuvre d’art, le kṛti sert donc la bhakti; sa forme, son langage, sont d’abord destinés à cette fonction. Ainsi l’œuvre musicale vaut-elle avant tout pour la hauteur spirituelle de son inspiration, sa capacité à transmettre l’élan dévotionnel qui en fut à la source.
- 22 « Nom donné au principe éternel qui anime l’individu empirique» (Biardeau 1995: 288-289).
Le centre de l’existence de Tyāgarāja et l’idéal de ses aspirations a été, à chaque souffle, l’expérience de la bhakti de Rāma afin de parvenir à la vision suprême de son ishta devatā. Dans beaucoup de ses chants, son désir s’exprime avec éloquence. Ses œuvres apparaissent remarquables non seulement sur le plan musical mais aussi sur celui de la spiritualité. C’est pour cette raison que ses compositions, comme l’ātman22, perdurent (Krishnamūrthy 2000: 3).
- 23 Gōpuram : porte monumentale des temples de l’Inde du Sud.
- 24 Ville du Tamil Nādu.
15L’Inde fourmille de formes, peut-être davantage que toute autre contrée au monde: celles de ses millions d’êtres humains, de ses cultures mêlées, celles de ses villes grouillantes – où la vache, le brâhmane, l’homme d’affaire, le mendiant, se croisent dans ses rues inextricables – mais celles surtout de ses divinités qui s’agglutinent, sur la structure de pierre, de métal et de bois de ses temples.
16L’Inde donne à voir, entendre, sentir, toucher, à satiété. Les gopuram dravidiens – gigantesques montagnes bigarrées, assaillies d’irréels corps humains et animaux – manifestent jusqu’au vertige la divinité à travers cette exubérante sensualité. C’est en effet, d’abord, chacun de nos sens qui semble s’y accrocher.
17La partition – la composition écrite – représente l’état minimal de l’œuvre. Elle est au musicien ce que la carte est au voyageur, c’est-à-dire une représentation schématique d’un itinéraire à découvrir, à parcourir, à occuper.
Même si la notation semble parfaite, elle ne permet pas de saisir l’expression [de l’œuvre] – l’équilibre entre le sentiment du rāga et celui du texte. En fait l’imagination du chanteur lorsqu’il interprète la composition est essentielle afin de lui donner une forme aboutie et d’en faire ressortir toutes les finesses (T. K. Govinda Rao 1997:XV).
18Trace du geste spontané d’un poète et musicien d’exception envers son dieu, la composition (l’œuvre notée ou fixée dans la mémoire) possède également un caractère sacré. Elle constitue, au sein de la tradition carnatique, le socle de l’interprétation et de la création dont elle garantit, sinon l’excellence, du moins la vénérabilité.
19La partition se situe donc comme un objet intermédiaire, le « témoin», entre la dimension impalpable de l’inspiration créatrice (principalement la foi) et la réalité sonore de l’œuvre musicale. Au sein du répertoire carnatique, elle ne révèle souvent que de fort loin, en tant que squelette de la forme, l’œuvre musicale finale qui est la forme vécue, exprimée. Il semble y avoir ici le même écart que celui qui sépare la carte du pays, la biographie de la vie effective (différence d’autant plus forte qu’il s’agit, dans ce cas, d’œuvres et de vies de personnages saints).
- 25 svara (sanskrit): pris ici dans son acception de note de musique.
Une composition musicale peut être comparée à une construction architecturale. Les svara25sont à la mélodie ce que les briques sont au bâtiment. Les différentes oscillations mélodiques qui relient entre eux les svara créent un effet d’ornementation. Elles peuvent être comparées au ciment qui unit les briques et également aux décorations extérieures d’un bâtiment. De même qu’il existe de petits et de grands bâtiments, il y a de courtes et de longues compositions (P. Sambamoorthy 1976: 30).
Fig. 2: Habiller, décorer, pratiquer les idoles, Dārāsuram, Tamil Nādu
Photo: Fabrice Contri, 2000
Fig. 3: Les Gopuram du temple de Madurai, Tamil Nādu
Photo: Fabrice Contri, 2003
20Cette métaphore, peu convaincante sur le plan poétique et musicologique, apparaît cependant symptomatique d’une certaine conception de l’invention formelle dans le contexte compositionnel carnatique. Il semble que dans ce cadre, le génie individuel cherche peu à « innover», si l’on entend du moins par forme musicale « un ensemble de réalités sonores que l’auteur organise de façon immuable» (Eco 1965: 16). L’invention musicale opère alors essentiellement par le biais de l’interprétation, celle-ci pouvant être définie comme un mouvement dialectique, entre la forme prédéterminée et celle à construire, qui permet de pénétrer au cœur de l’œuvre.
- 26 anga (sanskrit): membre; partie du corps; le corps; la personne, la forme; partie, portion.
21Bien que brève, cette citation – placée par son auteur en exergue d’un chapitre consacré à une proposition de classification des compositions carnatiques suivie de leur brève description – souligne aussi l’apparente monotonie structurelle du répertoire compositionnel de l’Inde du Sud. Les différentes compositions reposent en effet, dans leur grande majorité, sur un même schéma de base et leur distinction concerne davantage leur destination, la nature de leur texte poétique que leur originalité structurelle. Cette ossature consiste en une succession de trois sections (anga26) principales ayant les unes par rapport aux autres certains liens organiques. Ces trois parties sont appelées respectivement pallavi, anupallavi et caraṇam (cf. encadré).
22Cette citation semble donc témoigner du peu d’intérêt que la pensée musicale carnatique prête à la forme en tant que telle, du moins lorsqu’elle cherche à isoler la composition de son interprétation. Or ces deux dimensions ne peuvent guère être détachées l’une de l’autre en Inde du Sud. Sans doute cela explique-t-il la maladresse, voire l’embarras, des musiciens et des musicologues indiens lorsqu’ils abordent l’œuvre comme des analystes travaillant à la table, c’est-à-dire en ne tenant compte que de son aspect composé, « achevé».
23Les grands musiciens de la tradition carnatique ont souvent préféré s’exprimer de manière spontanée, faisant jaillir l’œuvre musicale – voire le texte et la musique – en l’improvisant. Tel fut invariablement le cas de Tyāgarāja. Ses improvisations ont été préservées par ses disciples, oralement ou par écrit, et transmises de génération en génération. La réflexion formelle ne se situe donc que rarement (cas des compositions pédagogiques surtout) a priori de l’acte créatif. Elle est avant tout, et particulièrement dans le kṛti, le fait de l’interprète et de l’interprétation.
Même lorsque son degré de maturation le rend désirable, le fruit du manguier n’apporte que désappointement lorsqu’il n’a pas de jus. C’est pourquoi ce sont des poètes secs, ceux qui s’appuient seulement sur le sens des mots (Bansat-Boudon 1992: 97).
24Comme la quasi-totalité des formes qui composent le répertoire carnatique, le kṛti est destiné d’abord à la voix, même s’il peut être interprété seulement par des instruments. Bien que nombre de musicologues, et même certains musiciens indiens, le considèrent comme secondaire, le texte poétique y tient une place essentielle. Le kṛti peut être parfois – de plus en plus souvent aujourd’hui – joué et apprécié comme une œuvre close. Cependant, cette tendance à ne l’appréhender que sous cet unique aspect en corrompt hélas, la plupart du temps, l’esprit et, par voie de conséquence, la forme. La ferveur du sentiment dévotionnel qui imprègne le poème disparaît alors, souvent au profit de la seule virtuosité technique. L’interprétation se cantonne à réaliser la composition, à ne plus improviser – ou du moins fort peu ou mécaniquement. C’est donc aussi le discours musical, en tant qu’élément intégrant du message, qui se trouve altéré.
Rāma nannu1 (kṛti de Tyāgarāja)
Rāga, Harikāmbhōji – Tāla, Rūpaka (6 temps, 2 + 4)
Langue: Telugu
Pallavi
Oh Rāma ! Protecteur du monde ! Pourquoi ne viens-tu pas vers moi pour me protéger ?
Anupallavi
Toi, Bienfaiteur de toute la création, depuis la minuscule fourmi jusqu’à la Trimūrti.
Charmeur de l’humanité ! Tu nous fascines et nous attires.
Caraṇam
Ne m’as-tu jamais surpris assoiffé d’argent pour mener une vie oisive et artificielle, de pompe et de luxe ? Ne me suis-je jamais complu dans l’orgueil et adonné à de viles actions ? Oh ! Sītārāma, adoré de Tyāgarāja !
Les sangati (cf. partie transcrite en notation occidentale) n’insistent pas ici uniquement sur le nom divin, Rāma, mais également sur le rapport affectif entre Tyāgarāja et son dieu. Le kṛti apparaît aussi comme une définition de l’être du dévot par rapport à la divinté.
La partition superpose, à la ligne de texte, la transcription de la mélodie, sans ses nécessaires mélismes ou gamaka, objets de la tradition orale et du génie propre de l’interprète. Cette notation, à la fois sommaire et précise, précieux support de l’oralité, est de type alphabétique.
Les passages improvisés peuvent à la fois se situer avant (ālāpana) et après (svara) la composition,mais également à l’intérieur de celle-ci (sangati et niraval):
– Ālāpana:cette section d’improvisation libre, non-mesurée, introduit la composition par une présentation, une exploration préalables des spécificités musicales, émotionnelles, du rāga. Le matériau de l’improvisation provient des combinaisons types du rāga, les prayoga (phrases mélodiques) et les gamaka (mouvements mélismatiques). Des éléments thématiques de la composition (prayoga ou autres cellules mélodiques) peuvent également être suggérés ou exprimés.
– Sangati: les sangati sont la plupart du temps proposés par le compositeur lui-même dans le but de stimuler l’imagination de l’interprète et de lui donner certaines lignes directrices (idées mélodiques, rythmiques). L’interprète peut aussi, à loisir, ajouter ses propres sangati – suivant les exemples donnés par le compositeur. La seule contrainte est de garder la ligne de texte en respectant le cycle, mais aussi les articulations et le phrasé dictés par la syntaxe et la ponctuation des phrases du poème. La logique de développement évolue le plus souvent suivant un degré croissant de complexité et vers un climax aigu.
– Niraval: Le musicien choisit une phrase de la composition suivant un consensus d’interprétation – le plus souvent un passage du caraṇamam, ici le mot « argent» – puis il improvise. Là aussi la structure littéraire dicte celle des phrases musicales. La part d’improvisation est souvent beaucoup plus importante que dans les sangati, au point que certains niraval peuvent parfois apparaître comme de petits pallavi. Le musicien « triture» la matière sonore dans tous les sens possibles, recrée des mélodies, des rythmes dans un paroxysme d’improvisation musicale. Le niraval apparaît alors tel une bulle de création au sein du concert ; la musique pénètre ici dans un autre monde: celui de la performance et de l’imagination de l’interprète. Durant ce laps de temps, ce dernier sort de la structure composée. Il y retournera à travers la reprise du pallavi.
– Svara Kalpana: cette fois les noms des notes (svara) viennent se substituer aux mots. Cette partie conclut généralement le kṛti. Il y a là aussi une logique de progression dans la complexité (longueur, rythmes, tempos) et vers l’aigu. Les svara sont toujours improvisés. Etre belles demeure leur seule règle. L’interprète fait finir les svara à l’endroit ou commence le texte, suivant un processus de continuité et de fluidité.
Pallavi
Rāma Nannu Brōvarā Vēmakō Lōkābhi (Rāma Nannu)
Anupallavi
Cīmalō Brahmalō Śivakēśavādulalō
Prēmā Mīra Melagucuṇḍē Biruduvahiñcina Sītā (Rāma Nannu)
Caraṇam
Meppulakai Kannatāvu Nappu Baḍaga Viṛṛa Vīgi
Tappupanulu Lēkayuṇḍē Tyāgarājanuta ! Sītā (Rāma Nannu)
La composition (la partition) consiste en la musicalisation complète du texte avec certaines répétitions de phrases. Le pallavi est repris à la fin de chaque section en guise de refrain.
Notée le plus souvent par une main autre que le compositeur – invariablement dans le cas de Tyāgarāja – la partition est sujette à de multiples changements d’un musicien, d’un maître, d’une tradition à l’autre. Ces différences peuvent concerner des points de détails (valeur de notes, certaines cellules mélodiques) mais aussi des phrases entières.
Ainsi la partition du kṛti apparaît déjà comme une interprétation. Elle en est en fait le fruit: les grands musiciens ont souvent choisi de s’exprimer par une création spontanée, faisant jaillir l’œuvre musicale – voire le texte et la musique – sur-le-champ, c’est à dire en l’improvisant. Les partitions sont le résultat d’interprétations et de notations successives, de génération en génération.
1Version transmise, à la flûte, par O. K. Subramaniam.
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25Dans le kṛti, le mot – fruit de l’émotion première et support de la prière poétique – se métamorphose en musique pure, mais cette dernière ne peut véritablement exister sans lui. Elle le prolonge, en exhausse le sens, exprime et nuance la diversité de ses intentions. Le texte poétique constitue, en outre, le seul élément complètement conservé par la notation et inchangé au cours de sa transmission. Il joue donc un rôle déterminant dans le devenir de l’œuvre, c’est-à-dire aussi l’improvisation, les tournures mélodiques, les développements, l’affect du rāga.
- 27 Communication orale de O.K. Subramaṇiam, joueur de nādasvaram (hautbois), Kerala.
26Il est très difficile, voire impossible, de discerner un compositeur de tel autre, en se concentrant uniquement sur le discours musical. Certes, le spécialiste, par certaines tournures mélodiques liées à certains rāga, certains rythmes, parviendra parfois à identifier le compositeur. Néanmoins cela reste exceptionnel. Et d’ailleurs ce n’est pas le style. C’est avant tout le poème, la divinité qui est invoquée, la manière de l’exprimer, qui permet cette distinction27.
27Forme et style demeurent indissociables de la « connaissance» du contenu. L’interprète, afin de donner corps au kṛti, doit s’investir dans l’œuvre, tout comme son premier créateur, tout comme le dévot face à son dieu, c’est-à-dire participer à son tour à cette « manière de l’exprimer».
- 28 La partition est en cela une « notation ouverte» qui, bien qu’elle ne transcrive pas toute l’œuvre (...)
28En Inde du Sud, bien que le concept d’œuvre (musicale) close existe, toute composition reste en soi ouverte. Même les formes les plus strictement composées peuvent laisser une libre voie à l’improvisation. L’écrit porte également en lui cette propension à l’ouverture puisqu’il ne recherche pas à coller à ce qui est émis réellement – oralement – mais qu’il n’en modélise qu’une fraction. Ainsi les raisons de l’approximation des outils de transcription de la musique carnatique ne se résument-elles pas à de simples difficultés techniques (impossibilité de transcrire des ornements et des rythmes complexes). Les apparentes lacunes de la notation sont avant tout la marque d’une volonté de stimuler les capacités interprétatives du musicien (nous pourrions parler ici de capacités yogiques et exégétiques) afin que jaillisse la véritable forme28, émanation du mot et du sentiment.
29La lecture de la partition, et non la partition en elle-même, révèle la forme. Sa réalisation idéale implique nécessairement une « interprétation» (déduction et induction) de la part de son lecteur. L’interprétation du kṛti apparaît aussi comme un processus de présentification: manifestation de l’émotion qui en fut à la source, de la divinité qui l’a inspirée.
A travers le kṛti,l’interprète redevient à part entière un créateur. A travers son interprétation, le musicien – l’artiste et le dévot – parvient à manifester et parfois à atteindre le sentiment d’extase divine qui a inspiré son premier créateur29.
30Tyāgarāja, s’il n’a pas été l’inventeur du kṛti, l’a en revanche porté à son point de perfection par la souplesse qu’il lui a donnée et l’introduction d’un procédé musical appelé sangati. Les sangati sont des variations musicales qui répètent une phrase du poème (généralement la première de chaque section) et qui suivent un processus progressif (additif) de développement. Ils peuvent apparaître dans chacune des trois parties du kṛti et sont, sauf rare exception, exclusivement liés à cette forme.
- 30 Ces passages enrichissent l’œuvre tant sur le plan musical que littéraire. En ce domaine, le rôle d (...)
31Dans le kṛti,les descriptions successives de la divinité, la répétition de son nom – destinées à sa louange mais surtout à la rendre présente, à dissoudre l’amour du dévot en elle – sont mises en valeur et nuancées à travers les sangati30. La principale raison d’être de ces variations, outre l’exacerbation graduelle du sentiment de ferveur que ces mentions induisent, consiste à éveiller l’esprit créatif de l’interprète, à l’inciter à participer, à s’immiscer au sein de la composition. En d’autres termes, le compositeur a légué à l’interprète ces modèles afin que celui-ci invente par lui-même d’autres variations (à ces endroits précis de la composition ou ailleurs). Ainsi les sangati sont-ils autant de pistes pour l’improvisation.
Stimuler le génie créatif de ses interprètes, les amener à chanter et ainsi à partager ce sentiment d’extase qu’elle contient en germe: tel est le but véritable du kṛti31.
Fig. 4: Donner vie au kaḷaṃ. Vaikom, Kerala.
Photo: Marie-Danièle El Mouaffaq, 2000
- 32 Le rāga est souvent considéré comme une graine que l’interprète habile et inspiré parvient à faire (...)
32Ce concept de germination32, omniprésent dans la pensée indienne – qui procède fort souvent par ramifications – peut amener à considérer la composition comme un état transitoire de l’œuvre. L’œuvre vécue en est le fruit.
33Les sangati improvisés, et plus largement l’improvisation, permettent au musicien de s’exprimer personnellement sur le plan technique, artistique. Ils apportent une dimension affective supplémentaire à la composition initiale, sans que celle-ci soit pour autant altérée par les sentiments individuels. Un dialogue, marqué musicalement par un jeu permanent entre la composition (dimension close de l’œuvre) et l’improvisation (son ouverture), s’instaure entre l’interprète et le compositeur. Cette véritable relation d’échange double celle du dévot et de la divinité.
Ce n’est que par le biais de l’improvisation que le kṛti atteint sa véritable dimension. Le kṛti représente par excellence l’œuvre à mettre en forme. L’interprétation vient parfaire ce qui a été donné par la composition33.
34C’est en ce sens que le statut de la composition carnatique paraît souvent ambigu, voire contradictoire, pour un Occidental. Comme lui, et même davantage, le musicien, le mélomane, indien considèrent la composition comme le legs inestimable (ici, invariablement sacré) d’un créateur d’exception. Ainsi est-il concevable d’interpréter le kṛti littéralement, c’est-à-dire en suivant la partition à la lettre. Cependant, il n’en reste pas moins « perfectible». L’expression « améliorer la composition»34 est même souvent employée par les musiciens et les musicologues indiens pour signifier qu’une interprétation sera parvenue à en retrouver le souffle initial. Dans ce contexte, la perfection de l’œuvre tient souvent davantage à celle de son expérience, qui est le jeu du composé et de l’improvisé, qu’à celle de son achèvement intrinsèque.
- 35 Mavelikara R. Prabhakara Varma.
Tout comme la multiplicité des idoles, « l’œuvre revêt une multiplicité d’aspects à travers ses maintes possibilités d’interprétation. En utilisant la composition, les interprètes expriment aussi leur propre sentiment de bhakta»35.
35La tradition carnatique a toujours accordé une place essentielle à l’improvisation dans le domaine musical et même poétique. Ainsi semble-t-il opportun de parler d’« amélioration» de la composition à propos d’une interprétation qui parvient à en ressentir puis à en révéler la vie intérieure, à « la faire revivre» telle qu’elle jaillit jadis de la voix même du compositeur. Celui-ci a exprimé avant toute chose un désir, une intention, de tout son être; les œuvres apparaissent presque secondaires et elles n’en sont en fait qu’une conséquence. La tradition dépend néanmoins de l’existence de ces individus d’exception car ils en ont fixé les modèles. La valeur humaine, artistique, religieuse de leurs créations a conduit leurs disciples, leurs auditeurs, à préserver une partie de ce qu’ils improvisaient. La vivacité de leur génie demeure et se transmet aussi, à travers les compositions, creusets présents et futurs de l’expression personnelle.
36S’il convient de parler de style (choix et expression personnels) au sein de la tradition carnatique, sur un plan purement musical du moins, c’est donc avant tout à propos de l’interprétation qu’il faut le faire plutôt que de la composition. A travers la « mise en forme» de l’œuvre, l’interprète laisse s’épancher (germer) ses sentiments, c’est-à-dire une partie de lui-même. Il importe néanmoins d’insister qu’il s’agit ici pour le musicien, comme dans l’ensemble du culte de la bhakti, de signifier une relation dévotionnelle sous un angle personnel et non pas de mettre en avant, encore moins d’« exhiber» sa propre individualité.
Le bhakta « doit apprendre à être dans le monde mais non pas du monde» (Purandara Dāsa 1998: 104).
37L’activité créatrice (et physique), souvent intense, du dévot n’est en ce sens qu’un moyen d’expression et d’imprégnation du sentiment divin. Les bhakta marchent de villes en villes, de temples en temples, à la manière des prophètes. Ils parlent, chantent, dessinent, utilisent tous les outils qui sont matériellement à leur disposition, et avec eux chacun de leur sens, pour manifester leur foi dans toutes ses dimensions et animer celle des autres hommes. Mais leur corps, comme les objets qui supportent leur croyance, ne vaut sur terre qu’en tant qu’allié de leur dévotion. L’expérience et l’action deviennent de merveilleux auxiliaires de l’accès à la « Délivrance» (mokṣa), du moment où elles ne sont pas dirigées vers la satisfaction de l’ego.
- 36 Viṣṇu, « Celui-qui-enlève (les péchés)».
De quelle utilité sont les yeux qui ne peuvent, à travers une pénétrante contemplation, comprendre la beauté du divin sommeillant sur le serpent sacré ? De quelle utilité peut être une telle façon de voir ? De quelle utilité peut être le corps qui n’étreint pas passionnément celui de Sri Hari36, radieux comme les nuages de mousson ? […] De quelle utilité sont les mains qui n’adorent pas Sri Hari en lui lançant des fleurs de lotus et de jasmin […] ? De quelle utilité est la langue qui ne chante pas la louange de Sri Rāma, le bienveillant protecteur de Tyāgarāja ? (Tyāgarāja 1995: 524).
38Ainsi la forme ne peut-elle être définitive. « Pour qu’une musique soit belle, elle doit couler comme l’huile que l’on verse sur la lampe». En chantant l’œuvre comme l’on attise la flamme de la lampe, l’interprète lui insuffle vie. Une part de sa propre existence, se dissout en elle. La forme excelle dans l’instant qui la fait exister. L’œuvre devient alors pour le musicien qui la pratique, au-delà de l’expression individuelle, un point de rencontre avec le compositeur, la tradition; son interprétation relie ce qui est passé à l’immédiateté. La composition, l’idole ne sont là que pour conduire à leur propre dépassement. La pratique est, outre une gustation esthétique, une expérience du divin en soi (une expérience du Soi) située au-delà des sens et des sentiments individuels.
Savourer [la saveur esthétique] n’est pas une activité de la langue mais une [activité] mentale. […] C’est dans le monde seulement que cette [activité de gustation] s’accomplit comme la conséquence immédiate d’une activité de la langue (Bansat Boudon 1992: 108).
- 37 Cet aspect plus technique est dévolu au varṇam, une forme de composition particulièrement savante. (...)
- 38 « Le bhavarasa est la trace impalpable, secrète du rāga, le don subtil de la musique», communicatio (...)
39Expression spontanée de l’émotion intérieure du dévot, du compositeur et de l’interprète, le kṛti met davantage en valeur le sentiment du rāga (bhāva), que ses spécificités techniques37. De son interprétation émane parfois une saveur subtile: son rasa. Car si le kṛti est un support de la jubilation des sens, il est aussi une voie qui permet de s’en détacher. Le rasa – divin comme le silence qui succède à la dernière note – en est le fruit véritable, la « trace impalpable et secrète»38 que seuls les musiciens inspirés, ceux qui ont su pénétrer au cœur de la forme, parviennent à révéler.
40Dans un petit temple du centre du Kerala, la grande fête se prépare. Kāḷī, « la Terrible», « la Brune» sera bientôt invoquée. Figures d’apparence, ses multiples représentations, violentes, meurtrières, sanguinaires, demandent à être dévoilées. Mais cette perception subtile passe d’abord par celle d’une éclatante et polymorphe épiphanie. Comme si la déesse ne parvenait à révéler au fidèle sa véritable essence, protectrice, maternelle, qu’après l’avoir rassasié en tous lieux, en tous sens. Et tous les sens humains seront aussi tour à tour sollicités. Par le dessin, la sculpture, la poésie, le chant puis la danse, la divinité sera mise en scène, mise en forme de multiples façons afin de la rendre toujours plus présente, toujours plus proche.
41Le maître du rituel appelle Kāḷī: frénésie du tambour, les mains dessinent son image avec des poudres aussi légères que l’encens, le pinceau minutieux maquille le visage. Puis les chants semblent conquérir un autre espace, un autre temps, ceux de la déesse qu’ils font apparaître aux rythmes vibrants des mots. Kāḷī se met à frémir; l’image plane du kaḷaṃ ne parvient plus à contenir son énergie.
42Le dessinateur, maintenant métamorphosé en Kāḷī, semble émerger du kaḷaṃ. Les multiples incarnations de la déesse encerclent de toute part le croyant qui, situé au cœur de la forme divine, parviendra à percevoir sa bénéfique énergie. La danse, que prolongent les sons, devient aussi prise de possession, plus encore une rencontre entre le croyant et son dieu.
43J’assistais, insatiable, conquis, à la cérémonie que j’avais commandée. La carte de l’Inde, comme l’image de Kāḷī, dessinée sur la pierre du temple, semblait avoir gagné en épaisseur, en profondeur aussi.