1Il est bien rare que l’on tienne pleinement compte du rôle joué par la fonction dans la genèse de la forme musicale savante, décrite la plupart du temps en termes de langage musical et de traditions d’écriture. Charles Rosen fait exception en consacrantl’un des chapitres préliminaires de son célèbre ouvrage sur la forme sonate à la fonction sociale (Rosen 1993). Ce qu’il nous en dit sera fort utile à mon propos:
La place de la musique dans la société, écrit Rosen, a connu des changements rapides et révolutionnaires à l’époque de l’apparition des formes sonate. Leur généralisation s’est effectuée parallèlement à celle du concert public. […] Il s’en est suivi un bouleversement dans le domaine de l’esthétique musicale, qui s’écarte alors de la notion sacro-sainte de la musique en tant qu’imitation du sentiment pour s’orienter vers une conception faisant de la musique un système indépendant, un système qui se fait comprendre par lui-même en des termes difficiles à traduire (Rosen 1993: 25-29).
2Ce court fragment nous rappelle deux choses fondamentales très souvent négligées: d’abord, que la forme sonate ou, plus exactement, la structure de l’allegro de sonate – à laquelle se réfèrent les musicologues à travers la notion de forme sonate – est largement motivée par des impératifs fonctionnels, en l’occurrence, ceux du concert public; en deuxième lieu, qu’ayant généré et véhiculé jusqu’à nos jours une nouvelle conception de l’esthétique musicale, la forme sonate est devenue de facto une sorte de modèle archétypique de toute forme musicale pour l’homme moderne de culture savante.
3Ainsi, modernes ou postmodernes, nous vivons tous encore sous l’empire de la forme sonate et, que nous le voulions ou non, lorsque nous cherchons de la forme dans les musiques de tradition orale, ce que nous y trouvons ressemble de près ou de loin à la structure de l’allegro de sonate, prise au sens très large que lui confère Rosen de forme hautement déterminée par les circonstances socio-historiques dont elle dépend et formant un tout produisant du sens.
4Je renvoie ceux qui trouveraient cette conception des choses trop schématique, voire irrecevable, au onzième chapitre de The Study of Ethnomusicology (1983), dans lequel Bruno Nettl tente de clarifier la notion de fonction en l’associant étroitement, lui aussi – ethnomusicologie oblige ! – à celle de forme. Le contenu de ce chapitre, repris ici en substance à travers quelques extraits explicités, me permettra d’argumenter mon propos, qui sera axé avant tout sur les rapports interactifs de la forme et de la fonction dans la musique du Pays de l’Oach, petite région nord-transylvaine dont la population s’auto-désigne par le terme « Ochène». Ce sera l’occasion, également, de discuter au passage de la problématique plus générale de la construction de l’objet en ethnomusicologie.
5Nettl part du constat que les musiques dont est préoccupé l’ethnomusicologue sont associées à diverses activités humaines de la vie quotidienne individuelle ou collective d’une façon plus étroite que les musiques de concert de l’art savant. D’où la nécessité de consacrer une large part de l’investigation ethnomusicologique à l’étude des « usages sociaux» (uses) et des « fonctions» (functions). Ces deux notions restées longtemps floues et indistinctes – c’est le cas, par exemple, chez Bartók – sont clairement dissociées par Nettl qui propose en outre de décomposer la seule notion de fonction en diverses valeurs particulières:
Ethnomusicologists probably agree that people everywhere use music to accomplish something. The old issue, whether music in certain types of cultures was used more for certain kinds of things, has been submerged by a concern for ways of looking at these uses. The major issues appear to have been the difference between uses and functions and the difference between the function of music in human society at large as opposed to the function of music in the individual societies, and beyond that, the specific function of individual segments of repertories, styles, types of music, pieces (Nettl 1983: 148-149, c’est moi qui souligne).
Il y a donc, d’un côté, des fonctions tributaires d’usages sociaux particuliers, et de l’autre, une fonction globale. Voilà qui clarifie bien les choses !
6Nettl constate ensuite qu’à l’inverse des usages sociaux se prêtant à la description ou au listing, la fonction ne se laisse pas saisir aisément. Selon lui, ce n’est en tout cas pas en tentant d’énumérer et de définir d’une manière exhaustive la totalité des fonctions qui seraient à l’origine du musical que l’on pourra saisir les caractéristiques fonctionnelles d’une musique. C’est avec le plus grand scepticisme que Nettl considère les dix fonctions majeures – chiffre tout rond le laissant perplexe et nous avec lui (ibid.: 149) – que A.P. Merriam s’est évertué à dénommer et à définir, et en lesquelles se résumeraient toutes les activités musicales de l’humanité.
7Si la notion de fonction a un sens et quelque utilité en ethnomusicologie, soutient donc Nettl, c’est plutôt lorsqu’elle permet de saisir d’un seul tenant ce qui fait l’essentiel d’une culture, non lorsqu’elle atomise l’analyse en une multitude de constats:
In contrast to Merriam, several authors who share broad acqaintance with a number of musical cultures seem to converge in their belief that music has one principal function (ibid.: 153, c’est moi qui souligne).
8Parmi ces auteurs, Nettl cite Blacking et Lomax, ce dernier affirmant que
the principal discovery of his analysis of world music is « that a culture’s favorite song style reflects and reinforces the kind of behavior essential to its main subsistence effort and to its central and controlling social institutions» (cité dans Nettl 1983: 153, c’est moi qui souligne).
9Puis, empruntant la formulation à une philosophe new-yorkaise, Nettl définit la musique comme
[an] unconsummated symbol, a significant form without conventional significance» (Susanne Langer 1942, citée dans Nettl 1983: 150, souligné par moi),
10et ajoute, pour finir:
there seems to be a relationship between the specifically unconsummated nature of musical symbolism and the concept of a relationship of general structural principles and of […] singing style […] to major characteristics and values of a culture (ibid.: 150, souligné par moi).
11À l’instar de Lomax, Nettl est donc d’avis que, parmi la multitude des musiques en activité dans le monde, il en est qui jouent un rôle particulièrement fort dans la vie collective des groupes qui les pratiquent avec une intensité et une assiduité manifestes. Il soutient que de telles musiques sont assimilables à des formes signifiantes (significant form) sans signification conventionnelle (without conventional signifiance), et que ces formes sont porteuses d’un symbolisme vierge de tout décryptage (unconsummated symbol) renvoyant aux caractéristiques majeures de ces populations. De là on peut facilement déduire qu’une ethnomusicologie d’urgence, attachée à construire des objets significatifs plutôt qu’à collectionner des structures sonores exotiques coupées de leur contexte, doit travailler en priorité sur les musiques ici visées par Nettl et se préoccuper en priorité du sens qui se lit derrière la forme.
Fig. 1: Noce au village de Bixad. Femme lançant une ţîpuritură (tenue criée à tue-tête dans l’aigu)
Photo Jean-Paul Bouët, 1979.
12On notera toutefois que, poussé jusqu’à ses ultimes conséquences, le raisonnement de Nettl semble mener à une impasse. En bonne logique, en effet, si la forme musicale a pour propriété fondamentale d’être « an unconsummated symbol», tout décryptage systématique en termes explicites ne peut que souiller la pureté du symbole et entraîner une déperdition de sens plus ou moins grave. Il y a là, effectivement, un piège qu’il doit être possible de déjouer. Comment ? Peut-être en se contentant d’ouvrir l’accès au sens par des clés d’interprétation multiples et non-coercitives plutôt que par une interprétation définitive et univoque. De telles clés doivent servir à prémunir celui qui en est le destinataire contre les bévues que sa position d’étranger à la culture-cible l’amène inévitablement à commettre. Il s’agit avant tout de donner à autrui (ou de se donner à soi et à son double) les moyens de ne pas faire fausse route dans la construction du sens.
13Il est à croire que la quête du sens à travers la forme est un thème majeur de la pensée de Bruno Nettl car, beaucoup plus tard, dans un entretien mené par Yves Defrance, Nettl revient sur ce thème, le varie et l’amplifie:
Beaucoup […] en font trop et en oublient la matière première. La faculté de théoriser, de manipuler intellectuellement ces concepts, est survalorisée. Pas étonnant de trouver alors des gens qui en arrivent à faire du terrain avec … une seule personne. Puis ils bâtissent des théories sur la marche du monde, et viennent nous expliquer comment fonctionne la pensée humaine. J’ai du mal à mesurer les besoins, en terme de théorie. Je continue de penser que, quelque part, on doit être capable de rattacher les caractéristiques d’un style musical à des valeurs de contrôle social. Personne ne l’a fait de manière satisfaisante. Merriam a essayé mais a reconnu ne pas y parvenir, […] Nous n’avons toujours pas de supra-théorie expliquant comment un style musical est relié à une culture (Defrance2001: 265-266, souligné par moi).
14Constat d’échec ou boutade ? Il s’agit là, en tout cas, d’un débat fondamental encore très actuel en ethnomusicologie bien qu’il ne date pas d’aujourd’hui, puisque, comme le rappelle Laurent Aubert, Platon lui-même soutenait dans La République que « jamais […] on ne porte atteinte aux formes de la musique sans ébranler les plus grandes lois des cités» (Aubert 2001: 5).
15Il est temps d’en venir au danţ de l’Oach (danţ oășenesc), forme musicale se prêtant tout particulièrement à l’approche ethnomusicologique suggérée par Nettl.
16Violon en main ou verbalement, nombre de musiciens de l’Oach sont en mesure de livrer quantité d’informations ethno-musicales, dénommées ou non, qui, une fois rassemblées et explicitées, permettent de reconstituer un tout cohérent. Certains segments constitutifs, certaines catégories de répertoire, certains partis pris de registration, d’organisation et de réalisation des parties chantées ou instrumentales sont devenus de la sorte repérables et souvent dénommables. Il est donc possible de décrire d’une façon assez précise comment se construit et se réalise la forme danţ (sans déterminant), c’est-à-dire la forme ochène de base, qui se scinde elle-même en deux genres distincts dénommés (avec déterminant): danţ-pour-chanter-à-tue-tête et danţ-pour-danser (voir fig. 2).
17Qu’il soit voco-instrumental (forme canonique), chanté ou purement instrumental, un danţ est fondamentalement construit par concaténation de pont. Le mot pont (couramment utilisé par les Ochènes avec deux sens ethno-musicaux distincts) correspond en l’occurrence à ce que Bartók appelait motif sans avoir identifié le terme local. Motif et pont ont un équivalent savant plus explicite: segment métrico-mélodique de base. Pensant que ces motifs étaient enchaînés les uns aux autres sans plan ni ordre défini, Bartók a estimé être en présence d’une musique à « forme indéterminée» qu’il nommait également à « structure motivique» (Bartók 1967: 50 et sv.). Mais son séjour en Oach fut trop court pour lui permettre de saisir les limites de cette indétermination.
18D’abord, des formules signalétiques bien dénommées (dites « pour commencer», « pour changer» ou « pour terminer» le danţ) délimitent des regroupements pluri-segmentaux repérables. Ensuite, à l’intérieur de chacun de ces regroupements, la concaténation des segments n’est pas aussi indéterminée que ne le pensait Bartók. Certes, les regroupements sont fondamentalement non strophiques même lorsque le danţ est réalisé sous une forme purement vocale: les mélodies chantées sont constituées d’un nombre indéterminé de vers que l’assonance ou la rime regroupent par deux, trois, quatre, cinq ou plus, et ce n’est qu’exceptionnellement que ces regroupements génèrent des strophes ou des couplets parfaitement cycliques et réguliers. Il est donc vrai qu’une indétermination purement numérique (nombre de vers constitutifs) caractérise ces regroupements. Mais il n’en est pas moins vrai que la concaténation des segments métrico-mélodiques, loin de se faire ad libitum (comme semble l’avoir pensé Bartók), obéit à une logique qui génère – si floue soit-elle – de la micro-forme à l’intérieur des regroupements.
Fig. 2: Le danţ, formes et genres du répertoire ochène
Forme base
|
danţ sans déterminant.
Le terme danţ n’est pas synonyme de « danse», il signifie « mélodie» chantée ou jouée au violon (ou à la flûte).
|
Genres dérivés
|
danţ avec déterminant
|
danţ-pour-chanter
Danţ de horit: exclut la danse
(Tempo lent, pulsations irrégulières)
|
Danţ de masae (de table)
|
Danţ de nuntă ( de noce)
Danţul lui …(danţ de + nom de son détenteur)
|
danţ-pour-danser
Danţ de jucat: se danse en chantant
(Tempo vif, pulsations régulières)
|
Danse de couple
|
De jucat proprement dit, au bal chantant
Danţul miresei (Danse de la mariée), pendant la noce (lorsque la mariée invite à danser ses proches et les convives)
|
Danse en ronde collective
Roata miresei (Ronde de la mariée)
Roata feciorilor (Ronde des garçons )
|
|
Genres marginaux (apparentés au danţ ou non)
|
Lamentation funèbres (vaiet)
Signaux pour trompe (trâmbită)
Berceuses (chantées)
Chant de la mariée (horea miresei)
|
19Le plus souvent, d’un segment mélodique à l’autre, l’ambitus décroît progressivement (du côté des aigus) jusqu’à ce qu’il se fixe sur un ultime segment qui est souvent répété deux ou trois fois, avec, parfois, des rebondissements possibles dans l’aigu. L’énonciation de chaque segment se fait selon un processus dégressif allant d’une tension initiale – à intensité sonore maximale – à une détente finale en mezzo voce, voire parlato sur des segments à ambitus plus restreints. Ces constantes font qu’au bout de compte, quoique non strophiques, les regroupements ne sont pas pour autant informels et que leur réalisation musicale serait étrangère à l’esthétique ochène si elle s’opérait totalement ad libitum.
20C’est donc fort justement que Jean-Jacques Nattiez, se référant à Wittgenstein (« cherchez le dur du mou»), a proposé de concevoir le modèle formel de la musique de l’Oach comme « un ensemble de possibilités dotées d’un noyau dur» plutôt que comme un énoncé fixe et invariant (Nattiez 2000). La structure prosodique et mélodique d’un danţ chanté est bien dotée d’un noyau dur métrico-scalaire commun à toutes les réalisations, dont la description n’est guère problématique; mais c’est à peu près tout ce qu’il y a de dur ici. Pour le reste, sitôt que l’on cherche à obtenir plus de précision dans la description du modèle, on risque à chaque pas d’en restreindre les potentialités et de le rendre par là même inapte à produire des réalisations conformes à l’esthétique locale. L’ensemble de possibilités est un ensemble fondamentalement ouvert et flou, notamment en ce qui concerne les règles de concaténation.
21Tel quel, cependant, cet ensemble suffit à constituer une forme voco-instrumentale riche et variée comme en témoigne la fig. 2: une forme base se dissociant en genres dérivés et se démultipliant en répertoire ouvert d’au moins deux cents mélodies, dont certaines sont liées à l’identité de celui qui les chante et d’autres aux circonstances dans lesquelles elles sont chantées. Parmi les items de ce répertoire, les uns sont parfaitement dénommables, mais d’autres – probablement les plus nombreux – ne le sont pas. L’identification d’une pièce de répertoire hors des circonstances est donc très souvent problématique pour les Ochènes eux-mêmes et, a fortiori, pour celui qui aborde la culture ochène de l’extérieur. À la limite, il faudrait un item spécifique pour chaque réalisation en situation. Autant dire qu’inventorier un tel répertoire est une tâche impossible à laquelle il vaut mieux renoncer.
22L’intérêt de la chose n’est cependant pas d’avoir ajouté un nouveau modèle exotique et néanmoins européen à l’encyclopédie des musiques du monde, mais surtout, d’être tombé sur une forme qui déborde de sens, à condition qu’un certain seuil de précision heuristique dans la connaissance des situations musicales qui la déterminent et la façonnent soit atteint. Un tel seuil n’ayant pu être atteint au moment de la publication de l’ouvrage À tue-tête (2002), il m’a paru indispensable d’en repenser l’heuristique pour la reformuler sous une forme à la fois plus synthétique et plus organisée.
23Commençons par prendre toute la mesure du savoir-faire des violonistes ochènes lorsqu’ils réalisent un danţ-pour-danser, c’est-à-dire, la forme la plus parachevée de la musique ochène, conçue pour que la gent masculine d’un bal puisse chanter en dansant. Ce type de performance a un aspect fondamentalement interactif qui confère à la macro-forme un côté concertant: le musicien, tout en permettant la synchronisation des pas de danse grâce à un ostinato à tempo assez vif, dialogue avec les danseurs qui lancent des mélodies à tue-tête tout en dansant. Plus concrètement, il intègre à l’ostinato les mélodies criées par les danseurs, en leur conférant les configurations tono-harmoniques qui leur conviennent (voir fig. 3). Ceci constitue donc une limitation supplémentaire à l’indétermination de la forme car, contrairement à ce que semble avoir pensé Bartók, les violonistes ne procèdent selon leur caprice ni au niveau micro-formel (danţ constitutifs d’un danţ-pour-danser, où la concaténation obéit à la logique récurrente qu’on a vue plus haut), ni au niveau macro-formel (danţ-pour-danser, où la concaténation obéit à la logique interactive dont il vient d’être question).
Fig. 3: Tableau II. La contrainte de registration imposée à la partie vocale et les trois configurations tono-harmoniques de la partie de violon
24Du strict point de vue de la technique violonistique, la réalisation instrumentale d’un danţ ne requiert pas un déploiement de virtuosité exceptionnel: elle est infiniment plus simple que l’exécution d’un Caprice de Paganini, par exemple. Elle reste pourtant totalement hors des compétences du plus virtuose des violonistes classiques qui n’aurait pas une connaissance parfaite du répertoire des mélodies en vigueur (qu’un musicien ochène a estimé à quelque deux cents pièces) et ne serait pas parfaitement au courant des usages et de la mentalité des danseurs. Car un violoniste incapable de satisfaire sans accrocs les danseurs en train de chanter s’expose à de sévères reproches et, parfois même, à certaines violences: des violons ont été brisés en Oach pour des raisons de ce genre ! En ces lieux, construire de la forme sans tenir compte des impératifs fonctionnels peut devenir dangereux ! Comme le souligne Bernard Lortat-Jacob, « le jeu musical ne consiste pas en une simple manipulation de formules puisées dans un stock préalablement mémorisé par le musicien. Il est le produit d’une dynamique et de combinatoires ouvertes qui échappent largement à l’inventaire systématique et qu’aucune procédure taxinomique, si sophistiquée qu’elle soit, ne peut dévoiler» (Lortat-Jacob 2002: 471).
25On le voit, il n’est guère possible de dissocier la forme danţ des circonstances dans lesquelles elle fonctionne en temps réel. Le rôle joué par la fonction, les usages et la situation propres à chaque performance dans la modélisation de la forme et dans sa réalisation en temps réel semble extrêmement déterminant. Perdre de vue cette réalité ou ne pas lui accorder le poids qu’elle a risque de conduire à des fausses pistes. On s’en rendra mieux compte plus loin lorsque sera adopté un point de vue plus résolument fonctionnel.
26Venons-en à la particularité la plus remarquable de la forme danţ: son assujettissement absolu aux contraintes de registration. Nous passons là d’un extrême à l’autre car, autant le modèle est flou du seul point de vue des contraintes de concaténation, autant il est drastique du point de vue de la registration.
27Il n’est coutumier ni en musique savante, ni en tradition orale de mettre la registration en vedette pour la prendre comme composante première de la forme musicale. Les musiques de tradition orale passent d’ailleurs pour être registrées au hasard, sans référence à un diapason fixe, et il est généralement admis qu’elles sont pratiquées dans une totale indifférence à la hauteur absolue. Le cas de l’Oach oblige à nuancer de telles conceptions trop schématiques, et je dois à Gilles Léothaud de m’avoir éveillé l’esprit sur ce point (Léothaud 2001).
28Certes, il n’échappe à aucune oreille, dès la première écoute, que la réalisation voco-intrumentale ochène est registrée dans l’aigu du spectre sonore (abstraction faite de l’accompagnement rythmico-harmonique de la zongoră – guitare locale qu’un mot hongrois signifiant « piano» sert à désigner – facultatif et accessoire). Mais, cette constatation est, le plus souvent, faite sans que l’on cherche à en tirer les conséquences pourtant essentielles qu’elle a réellement, comme on va le voir. Car cette particularité de la forme danţ n’est pas à considérer comme un signe arbitraire dont l’exotisme ferait le seul intérêt: elle est pleinement motivée et ses motivations seront mises en évidence plus loin. Pour l’instant, un peu d’ethnographie musicale est encore nécessaire de telle sorte que l’heuristique gagne en précision.
29Dans la réalisation voco-instrumentale du danţ, la partie de violon est conçue pour sonner à l’octava alta de la partie chantée, sur une plage de hauteurs – référée à un diapason virtuel (ayant tendance à se fixer) – très haut perchée sur le spectre sonore. Ce parti pris est si constitutif de la forme qu’il a fallu procéder à une importante transformation organologique du violon pour qu’il soit mis en œuvre: le montage des cordes est conçu pour un accordage jusqu’à la quinta alta de l’accord standard référé au la 440. Il est des cas même où cette norme est dépassée: des accordages à la sixte alta ou à la septième alta ont été relevés sur le terrain. Les cordes (surtout la chanterelle) sont tendues jusqu’à la limite de la cassure (les chanterelles cassent d’ailleurs souvent, ce qui contraint les violonistes à se munir de rechanges dont ils ont les poches pleines). Ce sont d’ailleurs les cassures de chanterelles trop tendues qui limitent les variations du diapason virtuel et entrainent sa fixation.
30Ce n’est pas tout. Ainsi registrée, la partie de violon risquait de ne pas être suffisamment sonore. Il a fallu la rendre plus audible aux chanteurs dont l’ouïe, pendant la performance, est saturée par le chant hurlé et le brouhaha environnant. Les violonistes ont donc été amenés à renforcer la partie de violon en pratiquant des doublures systématiques (doubles-cordes). Cette systématisation des doublures pratiquées au violon est devenue à son tour un élément constitutif de la forme. Le degré fondamental de chaque segment mélodique est harmonisé par une formule spécifique (cadentielle). Les degrés de la partie basse de la plage sont doublés (soit à l’octava bassa, soit à la quinta alta), ceux de la partie haute restant réalisés en simples cordes (sans doublure) sur la chanterelle du violon (voir fig. 3). Ces doublures et ces formules cadentielles sonores (utilisées aussi sans fonction cadentielle) sont verbalisées sans équivoque: on utilise à nouveau le mot pont (deuxième sens du terme) pour les dénommer et l’on dit que le violoniste pontează (réalise des pont). Le jeu sonore est devenu une chose esthétiquement valorisée: un violoniste est d’autant plus apprécié qu’il sait faire sonner les pont; un violon est jugé de mauvaise qualité si les pont ne s’entendent pas bien et le musicien déclare alors que le violon nu pontează bine (ne fait pas bien sonner les pont).
Fig. 4: Tchétérach (violoneux) accompagné à la zongoră pendant un bal de jeunes au village de Racșa sous un kiosque en bois (tchiouperca)
Photo Jacques Bouët, 1998
31De sorte qu’en réalisant une mélodie chantée à l’instrument, le violoniste adopte l’une des trois configurations tono-harmoniques qui figurent sur la fig. 3. La plage de hauteurs commune à ces trois configurations comporte, du haut vers le bas: une partie haute de degrés non-doublés (joués sur la chanterelle du violon) et une partie basse de degrés systématiquement doublés à partir de si 4. Le degré le plus bas de la plage supérieure, si4 (chanterelle à vide) peut aussi être réalisé doublé à l’octava bassa (doigté 4/1). Le degré le plus bas de la plage inférieure, ré4 est toujours doublé à l’octava bassa (doigté 3/0).
32Ces trois configurations qui imposent une tournure tonale à la mélodie en dépit des degrés étrangers obligés (dus aux doublures à la quinte ou à certains ornements au demi-ton) et de certaines réalisations modales sont dûment verbalisées. La première, dite « en haut» (pe sus), est un la majeur descendant dont le degré fondamental est la 4 doublé à l’octava bassa; la deuxième, dite « au milieu» (pe mijloc), est un sol majeur descendant dont le degré fondamental est sol4 doublé à la quinta alta; la troisième, dite « en bas» (pe jos), est un ré majeur descendant dont le degré fondamental est ré4 doublé à l’octava bassa (voir fig. 3).
33Dans la pratique, lorsque certaines mélodies (distinctes du lot) imposent au violoniste de « modaliser» les configurations tono-harmoniques, les réalisations s’écartent du modèle diatonique. La tierce peut devenir mineure et d’autres degrés que la tierce peuvent être montés ou abaissés d’un demi-ton. Les doublures à la quinte entraînent à elles seules l’apparition de degrés étrangers à la configuration tono-harmonique majeure. Les degrés modaux favorisent également l’occurrence de degrés étrangers, a fortiori lorsqu’ils sont doublés à la quinte. Le tout étant finalement harmonisé à la guitare-zongoră jouant en accords ouverts majeurs sur le degré fondamental (avec quelques accords de transition, tous majeurs), il est des cas où la musique de l’Oach – bien que fondamentalement pré-atonale – prend une couleur harmonique étrangement moderniste. Mais, le plus souvent, c’est en se référant à des configurations tono-harmoniques majeures avec les doublures obligatoires figurant sur la fig. 3 que les violonistes réalisent note à note les degrés de la partie chantée, ajoutant au squelette mélodico-rythmique harmonie, monnayages et fioritures.
34On pourrait croire que l’utilisation de trois tonalités – permettant la transposition des mélodies pour les adapter aux diverses tessitures – répond à un souci de registration tripartite des voix. Mais les apparences sont ici très trompeuses car, en réalité, quelle que soit la configuration adoptée, la plage de hauteurs utilisée reste la même dans les trois cas (voir fig. 3). En adoptant une configuration plutôt qu’une autre, l’intention n’est donc pas de registrer la voix du chanteur, mais de donner à la mélodie l’une des trois tonalités possibles, avec à chaque fois une couleur harmonique spécifique tributaire des doublures et du degré cadentiel. Toutes les voix sont donc bien registrées sur une seule et même plage de hauteurs imposée à tous.
35Dans certaines circonstances, lorsque les violonistes sont amenés à changer constamment de configuration pendant la performance, le danţ-pour-danser prend réellement des allures de « grande forme». C’est ce qui a fait dire à un ingénieur ochène – pratiquant le violon depuis sa jeunesse passée dans les villages – que le danţ est une « symphonie inouïe et unique au monde». De fait, lorsque, pendant l’exécution d’un danţ-pour-danser, les danseurs sont nombreux à lancer sans presque discontinuer leur cri chanté (ţîpuritură), le violoniste accompagné à la zongoră changeant de configuration scalaire avec plus de fréquence produit une macro-forme évolutive et fort variée, même si elle ne comporte pas de développement modulant en bonne et due forme.
36J’en conviens volontiers, on est tout de même loin de la structure de l’allegro de sonate. Mais c’est le contraire qui serait étonnant car les motivations fonctionnelles de la forme sonate (déterminée par les exigences du concert public) sont totalement étrangères à celles qui façonnent la forme danţ. Par ailleurs, chacun sait que la forme sonate est inconcevable sans écriture, alors que la forme danţ s’est fixée dans la pratique et présuppose un savoir-faire tout à fait particulier dont on ne peut que s’émerveiller vu le résultat obtenu: globalement, à l’écoute des réalisations les plus réussies, l’impression de grande forme est bien réelle. En outre, ce qui fascine dans la forme danţ, c’est qu’elle soit aussi directement façonnée par la fonction, les circonstances, les usages particuliers à chaque situation musicale dont chaque prestation porte les marques sonores. En musique savante, la situation particulière à chaque concert peut avoir des incidences sur l’interprétation (parfois, « quelque chose se passe», comme le dirait Jean During), mais elle n’en a aucune sur la partition, qui n’est pas modifiable pendant l’exécution. De ce point de vue, la forme danţ se distingue également des formes du jazz: celles-ci ont en commun avec elle de ne pas programmer la restitution d’une partition fixe; mais elles ne prévoient jamais une interaction aussi intense et aussi déterminante entre la réalisation et les circonstances de la performance.
37Il devient possible, à présent, de prendre pleinement conscience de ce qu’est une partie vocale soumise à de telles contraintes de registration par une partie instrumentale. Chantée fortissimo à pleine voix et à l’octava bassa du violon, la partie vocale est cantonnée sur une plage de hauteurs extrêmement aiguë, qui contraint tout un chacun à forcer sa voix au-delà du vraisemblable.
38Les voix masculines dépassent allégrement le contre-ut sans quitter l’émission de poitrine. Sur le cri hurlé initial, la plupart des chanteurs sont couramment une tierce au-dessus du contre-ut; d’autres, plus rares, vont… jusqu’à la sixte au-dessus.
39Quant aux femmes, elles doivent toutes atteindre des aigus de colorature, même si leur tessiture naturelle est celle d’un mezzo-soprano ou d’un alto. C’est considérable, aussi bien pour les femmes que pour les hommes qui, quant à eux, dépassent de loin les limites de leurs tessitures naturelles. C’est d’autant plus considérable que la registration extrêmement aiguë imposée à tous est associée à une puissance d’émission maximale (d’où l’exclusion de la voix de tête chez les sujets masculins).
40À titre de comparaison, une confrérie marocaine de la région de Marrakech (Haouz) dont les membres, à l’instar des Ochènes, cantonnent le chant en émission de poitrine sur une petite plage aiguë ne vont pas au-delà d’un demi-ton au-dessus du contre-ut.
41On le voit, le chant à tue-tête consiste en un dépassement physiologique drastique imposé à tous par la forme.
42J’avais pris le parti jusqu’ici de m’en tenir aux composantes purement sonores de la forme danţ et de ne l’aborder qu’en termes de structure ou de réalisation musicale. Or il s’est avéré impossible de ne pas se référer aux usages sociaux et à la fonction qui, à tout moment, transparaissent derrière la forme. À l’évidence, il y a peu de chance pour que seuls des impératifs de la construction musicale puissent motiver une telle forme. En revanche, il y en a de fortes pour qu’usages et fonction la façonnent d’une manière beaucoup plus déterminante. Il est donc temps d’adopter un point de vue plus résolument fonctionnel ou, si l’on veut, de passer de la phase heuristique à la phase herméneutique, l’une et l’autre étant d’ailleurs très difficilement dissociables. Il s’agit plutôt de pousser l’heuristique jusqu’à un seuil de précision toujours plus haut, en deçà duquel aucune herméneutique n’est possible.
43Alors que la forme cyclique est courante dans la plupart des régions de Transylvanie avoisinantes, elle a été rejetée en Oach au profit d’une forme moins coercitive qui, quoique déterminée à bien des égards, ne l’est pas à celui des regroupements segmentaux: un danţ chanté n’est pratiquement jamais constitué de regroupements cycliques assimilables à des strophes ou à des couplets, et un danţ instrumental n’est pas analysable en termes de cycles pluri-segmentaux réguliers et récurrents. On pourrait en conclure hâtivement à une incapacité des violonistes ochènes à produire de la forme cyclique, mais il se trouve que ceux-ci savent fort bien jouer les musiques de danse (à forme cyclique) des régions voisines sans les déformer nullement. C’est donc qu’il y a eu choix délibéré et nécessité impérative de rejeter la concaténation cyclique comme unique moyen de construire la forme. Essayons de nous représenter la logique de cette option qui, comme le remarque Bernard Lortat-Jacob, se prête à « des jeux d’interprétation quasiment infinis dont l’analyse ne peut rendre compte que de façon très parcellaire» (Lortat-Jacob 2002).
Fig. 5: Les druște (filles de la classe d’âge de la mariée) chantent et dansent pendant un des moments forts du rituel nuptial au village de Turţ
44Les danses à reprises cycliques, comme la plupart des danses folklorisées ou de salon, gêneraient le déroulement du bal chantant ochène et en entraveraient le fonctionnement. Les Ochènes sont trop accoutumés à une spontanéité sans entraves pour s’accommoder de chants parfaitement strophiques ou de danses parfaitement cycliques. Tout ce qui, dans la forme, risquait de guinder les comportements des participants a été manifestement rejeté pour laisser place à une interactivité plus intense entre musiciens meneurs de jeux et danseurs, chantant ou non. C’est pourquoi les violonistes ont dû s’ingénier à faire danser sur des musiques qui puissent fonctionner avec ou sans cycles. Bien entendu, pour que la synchronisation des pas de danse soit réalisable, il n’était guère possible de toucher au segment métrique de base de huit unités de temps. Pourtant, le rejet de la forme coercitive est si fort qu’il est parfaitement toléré qu’un segment métrique de base soit amputé d’une ou deux unités de temps: personne n’y prête la moindre attention et cela ne perturbe guère plus d’une seconde la synchronisation des pas de danse qui se remet en place aussitôt.
45Il importe aussi que la forme laisse au violoniste-maître-de-bal-chantant les coudées franches pour intégrer immédiatement à son ostinato toute mélodie que peut crier – de façon spontanée ou convenue d’avance – qui le veut. Il importe qu’il puisse passer aisément d’une configuration tono-harmonique à l’autre (voir fig. 3) pour dialoguer interactivement avec ceux qui interviennent en chantant à tue-tête. Il importe que le violon délimite matériellement et de façon clairement audible la plage de hauteurs à l’intérieur de laquelle les voix tendues des intervenants vont se mouvoir sur des ambitus dont les aigus se situent à la limite des possibilités humaines.
46C’est au violoniste de décider pendant le bal s’il doit encourager tel postulant au chant ou s’il doit en décourager d’autres qui en font trop et monopolisent l’espace quasiment rituel situé « sous le manche du violon» (sub grumazul ceterii), où viennent se placer ceux qui vont chanter. Lorsqu’on sait quels enjeux sont derrière la pratique du chant à tue-tête (on va les découvrir ci-dessous), on conçoit qu’il faille un certain charisme pour jouer le rôle de meneur de bal.
47De fait, il n’y a que quelques grands violonistes capables de faire front de façon irréprochable à la situation du bal chanté; ils sont connus dans tout l’Oach, demandés pour animer les noces et rémunérés en proportion de leur talent. Notons que parmi les meilleurs figurent surtout des Tsiganes.
48En clair, l’association du chant à une partie instrumentale constitue la condition sine qua non d’existence du chant à tue-tête, qui n’aurait pu se transformer en la véritable institution qu’il est devenu sans cette association. Qu’on supprime les contraintes formelles telles qu’elles sont exercées par la partie de violon et c’en est fini de l’institution.
49Ignorant délibérément la tessiture, le dispositif de registration décrit ci-dessus déconstruit de fond en comble le symbolisme des étendues vocales qui associe invariablement l’aigu au féminin ou à la féminité et le grave au masculin ou à la virilité. Les données physiologiques qui sous-tendent ce symbolisme et le font passer pour universel sont – une fois de plus – trompeuses. En Oach, hommes et femmes, chacun à sa manière, se sont pliés aux contraintes imposées par les violonistes, qui ont fait du chant registré à tue-tête une véritable institution entretenue par l’ostinato de référence et comportant des enjeux sociaux d’importance.
50Pour les hommes, tout est clair: le faire-valoir sonore de la virilité ne consiste ni à exhiber ses graves – à l’instar de toute basse profonde qui se respecte – ni à pousser un puissant contre-ut en bombant le torse pour déclencher les applaudissements du public – à l’instar des ténors d’opéra. Il consiste à commencer le chant sans préparation sur un son aigu fortissimo émis en voix de poitrine, situé au moins une tierce au-dessus du contre-ut. À partir de ce seuil d’exactitude dans la connaissance du dispositif de registration des voix et des circonstances environnantes, il est possible à chacun de construire à sa guise l’interprétation qu’il voudra de la pratique voco-instrumentale ochène. Inversement, en deçà d’un tel seuil, toute herméneutique risque d’aboutir à du contre-sens.
51Du côté féminin, la chose est plus complexe. Fortes de la certitude qu’aucun homme n’est capable de les surpasser sur le terrain des aigus, certaines femmes ne manquent pas, de temps à autre, de se valoriser de façon ostentatoire en chantant à tue-tête: l’occasion était trop belle pour ne pas être saisie. Mais, en réalité, un code de comportement implicite a censuré la pratique ostentatoire du chant à tue-tête féminin, car c’est seulement durant les noces que les femmes peuvent s’y livrer sans gêne ni retenue. Dans toute autre circonstance, la plupart des femmes éprouvent une certaine pudeur à chanter publiquement. Plus même, pendant le bal des jeunes, sous le kiosque de danse, le chant à tue-tête féminin est absolument exclu: jamais on n’a vu une jeune fille chanter à tue-tête dans une telle circonstance. Cette fois, la censure est allée manifestement jusqu’à l’interdit implicite. Quelle en est la raison, au juste ?
52De fait, le bal est une institution – informelle, mais bien réelle – dont la tranche d’âge des jeunes non-mariés (feciori) de sexe masculin sont les maîtres absolus; ce sont eux qui l’organisent, contactent les musiciens et collectent l’argent pour les payer. Pendant toute la durée du bal, les jeunes garçons restent entre hommes sous le kiosque de danse, alors que les jeunes filles n’y pénètrent que pour la durée d’un tour de danse et en sortent dès que la musique cesse. Manifestement cette logique a été transférée au chant à tue-tête. Selon toute vraisemblance, la pression masculine a été telle que les femmes ont été amenées à utiliser le chant à tue-tête moins comme faire-valoir de la féminité que comme simple apanage de la bienséance rituelle. Chanter à tue-tête collectivement dans les moments rituels des noces est ce qui sied aux femmes. En revanche, entrer en compétition vocale avec les hommes – ou entre elles comme les hommes eux-mêmes le font entre eux – n’est pas de mise pour les femmes. En les excluant de la compétition, les hommes n’ont plus eu à craindre leur concurrence sur le terrain de l’aigu où ils risquaient fort de perdre l’avantage. Telle est la logique minimale d’où il faut partir pour construire une interprétation plus poussée si on le désire. D’aucuns ne manqueront pas de conclure qu’il s’agit d’une logique machiste; mais il serait imprudent d’avancer une interprétation de ce type sans se référer aux données de l’observation. S’agit-t-il en l’occurrence d’un machisme rigoureux, concerté, délibéré, barbare, ou, tout simplement, d’un machisme laxiste, ou d’un pis-aller nécessaire à la survie du groupe ? Bref, la voie est libre pour de multiples interprétations subjectives que je ne fais ici qu’amorcer. Toutes sont plausibles pourvu qu’elles soient argumentées.
53Il ne faut pas oublier que les détenteurs du savoir instrumental façonnant la forme sont en tout premier lieu des musiciens tsiganes, c’est-à-dire un groupe social à la fois marginalisé et assez bien intégré à la communauté villageoise roumaine.
54Si les tsiganes sont restés nombreux sur le territoire des anciennes Principautés danubiennes, c’est parce que, possédant des compétences artisanales propres que n’avaient pas les paysans asservis, ils y ont toujours été considérés comme une main d’œuvre recherchée. Au lieu de les chasser – à l’instar des féodaux de l’Europe occidentale – les féodaux danubiens les ont empêchés de quitter le territoire pour pouvoir les utiliser comme domestiques ou les réduire à l’esclavage (Achim 1998: 34). Après l’abolition de l’esclavage (parachevée en 1830), il a bien fallu que ceux qui parmi les Tsiganes affranchis avaient été musiciens de cour se préoccupent de reconquérir un marché de la musique qui leur échappait.
55Mon hypothèse est qu’en Oach, conquérir le marché a consisté principalement à registrer le chant: sans qu’il soit possible de le démontrer d’une façon irréfutable, quelques indices sérieux semblent mener à cette piste d’interprétation. Il est difficile de reconstituer tout l’historique; mais, vraisemblablement, s’apercevant que, sans référence instrumentale, les chanteurs détonnaient ou ne parvenaient pas toujours à placer correctement leur voix sur le futur registre à tue-tête, les violonistes se sont ingéniés à inventer un ostinato instrumental qui leur facilite la chose et permette de chanter à la fois pendant la danse et hors de la danse. Après des décennies de tâtonnements, ils ont finalement décidé de monter l’accordage du violon jusqu’à la quinta alta, ce qui a entraîné une relative stabilisation du registre vocal. C’est alors que le chant à tue-tête a dû devenir l’institution qu’il est encore aujourd’hui et que le concours des violonistes est devenu indispensable à sa réussite et à son maintien. Car, à l’évidence, un chant non registré ne sonnerait pas à tue-tête; en clair, sans registration, le chant à tue-tête serait dépourvu de toute existence institutionnelle.
56Cela étant, rien ne prouve que l’offre des violonistes tsiganes ait été plus décisive que la demande des villageois. Il est possible que le chant à tue-tête soit né d’un besoin intrinsèque de la population ochène, mais rien ne permet d’exclure non plus qu’il ait pu naître d’un besoin extrinsèque créé de toutes pièces par les violonistes tsiganes pour s’assurer le monopole du marché local de la musique. Laquelle de ces deux hypothèses est la bonne ? Rien ne permet d’en décider de façon tranchante.
57Il est ici nécessaire de tenir compte du fait que, lorsque le chant ochène est associé à la flûte – ce qui est courant chez les bergers isolés du village par la transhumance –, il n’est plus registré avec autant de rigueur qu’avec le violon: on change de registre comme on change de flûte. Mais, dans ce cas, la qualité du chant en souffre: les hurlements des bergers sont à hauteur beaucoup plus indéterminée avec les flûtistes qu’avec les violonistes. De plus, les bergers n’utilisent guère le chant à tue-tête à des fins de valorisation personnelle. Pour eux, il s’agit avant tout de festoyer en comité restreint, pour le plaisir du moment, en procédant à un simulacre de la véritable fête plénière où la registration du chant par le violon est de rigueur et où le chant à tue-tête est véritablement institutionnel.
Fig. 6: Les tchétérach officiant pendant une noce au village de Turţ
Photo Jacques Bouët, 1993.
58Pour être complet et exact, il faut tenir compte du fait que la population totale du Pays de l’Oach, répartie sur une trentaine de villages et totalisant environ 68 000 habitants, n’est ni parfaitement homogène, ni à cent pour cent ochène. Elle comporte un noyau dur de paysans autochtones qui verbalisent eux-mêmes leur altérité en se disant ochènes et la manifestent par diverses particularités (parler dialectal, habit populaire, tempérament, manière de chanter etc.). À côté des autochtones cohabite une population soit allogène, soit « désochénisée». Cette population – qui est nombreuse dans le bourg semi-rural de Negrești et minoritaire dans les villages – compte dans ses rangs les familles les plus nanties, notamment les notables parachutés par l’administration centralisée ou les locaux devenus notables.
59À cet égard, d’une façon à la fois caricaturale et suggestive, il est possible d’imaginer l’Oach des autochtones comme un territoire sans frontières, dont les citoyens seraient sélectionnés d’après leur performance vocale. Comme si une loi orale avait décrété que la citoyenneté serait refusée à tout sujet masculin (basses, barytons et ténors confondus) qui ne réussirait pas à chanter clairement au moins une tierce au- dessus du contre-ut sans quitter la voix de poitrine et à tout sujet féminin (alto, mezzo-soprano ou soprano) qui ne serait pas à l’aise dans l’aigu des colorature ! Résultat: quelle que soit leur tessiture, tous les Ochènes sont parvenus à atteindre les normes d’aigu imposées, et ils continuent de le faire.
60Si caricaturale que soit cette fiction, elle n’est pas très loin de la réalité observée. Il suffit pour s’en convaincre d’observer comment la musique est systématiquement gérée durant les noces et, tout particulièrement, pendant les grands banquets de fin de noce. Les noces ochènes sont délibérément polymusicales. On offre traditionnellement aux convives deux musiques: l’une dite domnească (des messieurs de la ville, de la bourgeoisie urbaine), c’est-à-dire du rock n’roll ou de la variété du plus mauvais genre, le plus souvent; l’autre dite oșenească, le danţ à tue-tête dont il est ici question.
61Pendant toute la soirée du banquet nuptial (prolongé tard dans la nuit), ces deux musiques sont en concurrence. Sitôt que cesse la musique domnească dont se délectent les convives en habit de ville, le violoniste ochène de service attaque un danţ-pour-chanter-à-tue-tête destiné aux Ochènes regroupés entre eux et portant l’habit local. À l’évidence, dans de telles circonstances, le chant à tue-tête fonctionne comme une affirmation ostentatoire de la solidarité ochène dans une société englobante où elle est menacée de tous côtés.
62De fait, divers effets pervers de la globalisation et de l’exode rural menacent gravement la solidarité ochène. Tout particulièrement, les comportements des jeunes filles les plus nanties qui vont travailler dans les bourgs voisins et se citadinisent. Une fois illusionnées par les charmes discrets du modernisme, ces jeunes nanties cessent aussitôt de pratiquer le chant à tue-tête et ne fréquentent plus le bal des jeunes auquel elles préfèrent l’ambiance des night-clubs. Elles n’ouvrent plus leurs portes aux jeunes qui déambulent en groupe dans les villages le dimanche soir pour leur faire une visite dansante et chantante (mersul la fete). Bref, elles entrent dans un processus lent de « désochénisation» au terme duquel leurs propres amis d’enfance dansant et criant pendant le bal dominical leur paraîtront des époux indésirables. Cette brèche par laquelle l’ochénité finira par se dissoudre est déjà bien ouverte.
63Quel meilleur moyen pour dissuader les candidates à l’évasion dans la non-ochénité que de chanter toujours plus haut et toujours plus fort, de danser vigoureusement à pas trottés (tropotit), ou de crier des vers satiriques où l’on se moque systématiquement de l’embourgeoisement ? Les violonistes professionnels ont eu un rôle décisif dans la montée du registre vocal, mais ils n’ont fait qu’épouser une tendance qui était le fait des Ochènes eux-mêmes. Pour tout dire, il s’est agi d’un processus interactif. Il fallait que l’ochénité se fasse entendre de plus en plus fort pour se maintenir intacte. Les Ochènes se sont donc mis à chanter de plus en plus haut et de plus en plus fort jusqu’aux confins des limites physiologiques, et les musiciens ont trouvé les moyens musicaux de stabiliser cette tendance et d’en faire une institution. En tout cas, tout cela explique assez bien que le chant à tue-tête soit resté en pleine efflorescence jusqu’au début du XXIe siècle, tout particulièrement, pendant la dernière décennie de la période totalitaire.
64Cela ne donne-t-il pas un grand poids à la conviction de Lomax et de Nettl selon laquelle, « a culture’s favorite song style reflects and reinforces the kind of behavior essential to its main subsistence effort and to its central and controlling social institutions» ? Car le danţ est bien à la fois un style musical local, une forme et une institution.
65Depuis, les frontières de la Roumanie se sont ouvertes et la plupart des jeunes Ochènes partent à l’étranger pour gagner à grand peine de quoi financer les matériaux de construction de leur future maison qu’ils bâtissent eux-mêmes. Si tout se passe bien, ils reviendront au pays et réussiront à achever la construction. Ils fileront alors, avec les compagnes et les amis d’enfance qui les attendent, des jours plus heureux que ceux passés dans les squats de banlieue. De la sorte, ils auront retardé autant qu’il est possible le moment où les jeunes filles les rejetteront tous définitivement pour épouser en ville. Mais viendra le jour où le taux de célibat masculin prendra les proportions qu’il a actuellement dans les villages de certaines régions retirées de l’Europe occidentale. Et la tristesse s’installera dans les villages de l’Oach en même temps que le chant à tue-tête déclinera et s’éteindra. Puisse la musique empêcher que se réalise cette prédiction pessimiste !