1Avec ce disque la Maison des cultures du monde publie les enregistrements d’un concert organisé au théâtre de l’Alliance française en décembre 2018. L’ensemble est un taraf typique du Sud de la Roumanie : un accordéoniste, un violoniste, un joueur de cymbalum, un contrebassiste et un chanteur. Le nom du groupe le situe à Bucarest, plus particulièrement dans un « Bucarest d’antan » suggéré par la forme plurielle « Bucureştilor » (un pluriel courant jusque dans les années 1980, mais qui sonne aujourd’hui un rien désuet). L’introduction du livret rédigé par Speranţa Rădulescu confirme la dimension à la fois historique et nostalgique du projet.
2Les lăutari sont des musiciens professionnels qui animent contre rémunération des mariages, des baptêmes, des anniversaires, des rassemblements électoraux et toutes sortes d’autres fêtes « populaires ». Musiciens « traditionnels » mais souvent friands de nouveautés, les lăutari ont adopté au fil du temps violons, altos, contrebasses, saxophones, trompettes, guitares, et synthétiseurs. Ils ont expérimenté toutes sortes de combinaisons rendues possibles par l’amplification, les boîtes à rythmes et les pédales d’effets. Ils ont adopté aussi des styles musicaux éclectiques, allant du café-concert austro-hongrois à l’arabesk turque, en passant par la variété internationale et les répertoires folkloriques des divers terroirs officiels de la Roumanie communiste. Ils ont donné naissance, enfin, à plusieurs genres musicaux fortement « syncrétiques », et qu’ils sont les seuls à jouer. La muzică lăutărească enregistrée ici en est un.
- 1 D’après S. Rădulescu, les lăutari sont « en majorité Roms, mais […] se désignent eux-mêmes comme Ts (...)
- 2 Cf. M. Beissinger, « “Lăutar space” : Marriage, Weddings and Identity among Romani Musicians in Rom (...)
3Dans l’écheveau complexe des identités locales, la plupart des lăutari se pensent en Rom ou « Tsiganes ». Ils ne s’en démarquent pas moins soigneusement des autres Rom ou « Tsiganes » qui ne vivent pas de la musique1. Les lăutari revendiquent une position d’exception, dans laquelle certains ethnologues veulent voir un « espace ethnique » à part entière2. C’est de cette position tout à fait singulière qu’émane la muzică lăutărească. C’est une musique immédiatement reconnaissable à ses rythmes, à son swing, à ses inflexions et à ses textes. Dire qu’elle est « des lăutari » la qualifie surtout en musique pour les connaisseurs : jouée pour les autres lăutari, pour leurs familles et, par extension, pour les mélomanes des grands centres urbains. Certains y adjoignent l’épithète « tsigane » (muzică lăutărească ţigănească) comme pour bien souligner qu’il s’agit d’un genre musical à part au sein du vaste répertoire des lăutari. Elle représente mieux que toute autre peut-être l’identité singulière de ses musiciens, au croisement du professionnalisme et de l’appartenance ethnique.
4La muzică lăutărească est née semble-t-il durant la première moitié du XXe siècle, dans les tavernes des faubourgs de Bucarest. La petite bourgeoisie de la ville venait y trouver un brin de dépaysement auprès de musiciens dont les grands-parents servaient quelques décennies auparavant les dignitaires ottomans. La muzică lăutărească a ensuite été reprise dans les grandes fêtes rurales pour des programmes « à écouter » (l’opposé local du « à danser »). Mais les lăutari villageois peinent parfois à la jouer, et il n’est pas rare que ceux qui organisent ces événements fassent venir des lăutari de la ville, en plus des lăutari embauchés sur place, spécialement pour un programme de « lăutărească ».
- 3 Voir l’histoire du Taraf de Haidouks, racontée par S. Rădulescu dans Hopa Tropa Europa, Éditions du (...)
5La muzică lăutărească a été enregistrée sous le régime communiste par la compagnie d’État Electrecord. Ces enregistrements de chanteurs comme Gabi Luncă, Romica Puceanu, Ionel Tudorache ou Dona Dumitru Siminică sont devenus des références incontournables, et sont souvent décrits par les musiciens contemporains comme la muzică lăutărească « authentique ». Les enregistrements continuent dans les années 1990 et 2000 avec plusieurs cassettes et disques édités en Roumanie par le label Ethnophonie sous la direction de Speranţa Rădulescu (Ion Albeşteanu, Andrei Mihalache). C’est l’époque où certains lăutari sont « repérés » par des agents en Europe de l’Ouest et commencent à se produire sur les scènes de la world music. Ils y trouvent un public nouveau, au prix de quelques contorsions stylistiques3. La muzică lăutărească, en particulier, est un de ces genres qu’on entend peu sur les grandes scènes internationales. Trop lente, trop longue, trop lyrique, trop subtile peut-être pour un public en quête de virtuosités époustouflantes et d’entraînements moteurs. C’est donc une initiative pour le moins intéressante de la Maison des Cultures du Monde que de l’avoir programmée dans son festival de l’Imaginaire.
6La muzică lăutărească ce sont, on l’a dit, des chants « à écouter » (de ascultare), dont les paroles racontent parfois de véritables épopées. Le livret du disque en restitue la saveur grâce à la traduction de Cécile Folschweiller. Ce sont quelques airs de danse, calmes et bien maîtrisés. Ce sont des chants « pour le verre » (de pahar) qui appellent une table, une treille, une bouteille, des amis. C’est une forme de swing caractéristique, légèrement asymétrique, qui se révèle surtout aux tempi lents. C’est aussi un jeu équilibriste entre une organisation harmonique (une « grille d’accords ») et une pensée au fond modale du développement mélodique, avec ses suspensions, ses pas de côté, et ses modulations parfois surprenantes. C’est, enfin, une nostalgie qui parcourt le genre de part en part.
7Après l’effondrement du régime de N. Ceauşescu, nombre de Roumains se sont pris à rêver d’une modernisation de leur économie, mais aussi de leur culture. La muzică lăutărească s’est alors faite discrète, disparaissant presque des tavernes bucarestoises comme des mariages populaires. Ce n’est pas sans raison, donc, que S. Rădulescu écrit que « les intellectuels qui admirent la muzică lăutărească d’autrefois la cherchent aujourd’hui vainement dans les restaurants qui prétendent la promouvoir et ils doivent se contenter des vieux enregistrements… ou écouter les musiciens du Taraf de Bucarest ». On pourrait ajouter qu’il est plus facile aujourd’hui qu’il y a vingt ans à ces personnes au capital culturel élevé de revendiquer leur attachement à une musique « populaire » jouée par des « Tsiganes ». D’autant plus facile peut-être qu’elles perçoivent cette musique comme un vestige somme toute archéologique d’une époque révolue.
8C’est ainsi que Nicu Ciotoi, le violoniste du taraf, est devenu en 2014 le personnage central du documentaire « Light Upon » de la réalisatrice américaine Ioanida Costache. Retournant sur les traces de ses parents émigrés aux États-Unis dans les années 1980, celle-ci a voulu voir en lui « un portail vers une autre époque ». Mais la muzică lăutărească « à l’ancienne » jouit aussi d’un intérêt certain – et, semble-t-il, ininterrompu – dans certains milieux populaires. Gicu Petrache, le chanteur du taraf, a animé pendant plus de trente ans des fêtes Rom, jusqu’à son décès en mars 2021. Son répertoire comprenait quelques chants en langue romani (pistes 16 et 19 sur ce disque), ce qui le démarquait de nombre d’autres lăutari qui ne parlent ni ne chantent cette langue. Ces dernières années, on a pu entendre Gicu Petrache dans les endroits les plus divers : au Musée du Paysan Roumain, au festival de l’Imaginaire bien sûr, dans un festival communautaire du quartier de Ferentari, dans certaines tavernes où les « nouveaux riches », dont il animait jadis les mariages, fêtaient à présent leur anniversaire ou le baptême de leur filleul. Gheorghe Răducanu et Ghiţă Petrescu, respectivement cymbaliste et contrebassiste du taraf, l’accompagnaient régulièrement. Leur musique traçait ainsi un inhabituel trait d’union entre des mondes que la sociologie tendrait plutôt à opposer. En 2019, le label bucarestois Big Man Records, qui produit nombre de vedettes populaires (Nicolae Guţă, Florin Salam…), consacra à Gicu Petrache un album intitulé « Musique à écouter des lăutari d’autrefois ».
9Implacablement, ce titre acquiert peu à peu son sens le plus littéral. Gicu Petrache n’est plus ; à quelques semaines d’intervalle, Gabi Luncă, Nelu Ploieşteanu et Cornelia Catanga, autres figures historiques de la muzică lăutărească, sont également décédés. Comme l’explique S. Rădulescu dans le livret, les jeunes lăutari préfèrent en général explorer de nouvelles pistes de création. Le disque de la collection Inédit se teinte ainsi d’une dimension mémorielle certaine.
10Pourtant la nostalgie du « Bucarest d’autrefois » n’a rien de nouveau. Elle animait déjà les premiers enregistrements de ses vedettes historiques dans les années 1960. Peut-être a-t-elle toujours été un trope de ralliement pour les bucarestois. Aujourd’hui en tout cas à Bucarest, mais aussi ailleurs en Roumanie, la nostalgie unit autour de la muzică lăutărească un public aussi éclectique que le style est syncrétique. À croire que, de tous les genres que jouent les lăutari, c’est celui qui charrie le mieux le parfum doux-amer du temps qui passe, à toutes les époques et pour chacun de nous. Grâce à ce nouveau disque de la collection Inédit, les auditeurs francophones et anglophones pourront goûter eux aussi le vent du souvenir, tel qu’il souffle en musique depuis Bucarest.