1La collecte de chansons populaires traditionnelles dans la France métropolitaine du XXIe siècle se heurte à une réalité brutale. Les uns après les autres, les porteurs de mémoire semblent avoir presque tous disparu. Inutile d’espérer rencontrer à présent des témoins nés au XIXe siècle, critère quasi exclusif encore en vigueur dans les années 1970. Encore que l’âge d’un « informateur » ne suffise pas à garantir l’ancienneté ou l’originalité d’un répertoire, comme nous allons le voir.
2Dès le Second Empire, un vent d’urgence se lève pour recueillir les « ultimes » témoignages d’une civilisation paysanne de tradition orale. Durant la IIIe République, la tendance se confirme au point qu’Arnold Van Gennep (1873-1957) recense plus de 500 recueils de chansons dans son monumental Manuel de folklore français contemporain. Quand Achille Millien (1838-1927) pouvait, lui, additionner plus de 2600 chansons recueillies en Nivernais et Morvan sur une petite douzaine d’années (1883-95), un siècle plus tard les collecteurs de ces régions peinent à enrichir cette moisson d’anthologie. Pour autant, au XXe siècle certains « pays » de l’Ouest, du Centre et du Sud conservent quelques viviers de porteurs de traditions orales et les « collecteurs » continuent d’exploiter les restes du filon. Au début des années 1960, par exemple, le corpus recueilli en quelques années par Louisette Radioyes sur la seule commune de St Congard (Morbihan) atteint encore les 250 chansons (voir Defrance 1998). Il n’est pas moins indéniable que, dans le domaine qui nous intéresse, le processus de changement se généralise depuis le milieu du XXe siècle et est, à ce jour, en passe de franchir les seuils de non-retour.
3Ainsi en va-t-il des objets de recherche qui occupèrent les pionniers de l’ethnomusicologie et la tendance n’est pas près de s’inverser à l’échelle mondiale : les sources de transmission orale se tarissent un peu partout et la collecte ne donne plus les fruits espérés au point que la majorité des travaux actuels se tourne vers d’autres problématiques en scrutant, par exemple, les archives du passé.
- 1 Rappelons que la loure est une ancienne cornemuse normande, qui donna son nom à une danse baroque ( (...)
- 2 On pense notamment à Inédit, Ocora Radio France, AIMP-VDE Gallo, Smithsonian, British Library, Loma (...)
- 3 Voir par exemple Daniélou 1959.
4C’est pourquoi la dernière publication de la dynamique association La Loure1, présentée par Yvon Davy et Etienne Lagrange, ne manque pas de nous surprendre et de nous réjouir. Une sélection de 30 chansons et chansonnettes, du répertoire d’une personnalité hors du commun constitue le socle du petit livre. Denise Sauvey, née en 1939 à Tollevast, près de Cherbourg (Manche), n’a cessé de chanter durant toute sa vie, interprétant, entre autres, les chansons anciennes de sa famille. D’une voix sûre, elle nous offre ici un matériau de première main en donnant l’intégralité des versions interprétées a cappella qu’elle reçut principalement de sa mère. Les enregistrements viennent d’une importante collecte entamée en 2002 dans cette partie septentrionale du Cotentin par Olivier Audouard (1969-2005) et sont enrichis de prises de son toutes récentes (2020). La mise en page de ce recueil très documenté est bien aérée, parfaitement illustrée, facilitant des allers-retours entre les chapitres et le CD. Les ethnomusicologues sont familiarisés avec les copieux livrets de la même dimension que celle des CDs que procurent les grands labels spécialisés2. La consultation de ces fascicules n’est pas toujours pratique, car ils sont imprimés en petits caractères sans disposer de suffisamment d’espace pour valoriser l’iconographie. Ici le discours est plus pédagogique sans pour autant négliger la qualité de la documentation. De la taille d’un petit cahier au format maniable, complété d’une bibliographie et d’une discographie, cette publication devrait rapidement circuler entre les mains des amateurs de chant traditionnel comme aide-mémoire et source d’information. Mais elle offre bien d’autres qualités. Chaque chanson fait l’objet d’une présentation générale délivrant des éléments contextuels (lieu, date et auteur de la collecte) ainsi que des précisions sur la nature des chansons. Afin de sortir du micro-local, les paroles sont mises en perspective avec d’autres versions recensées en Cotentin, en Normandie, voire dans le monde francophone. Pour ce faire, les auteurs s’appuient sur une double référence des classifications du Français Patrice Coirault (1996-2006) et du Québécois Conrad Laforte (1977-1983). De plus, un pictogramme permet d’accéder à une notice appropriée de la Base du patrimoine oral de Normandie rédigée par l’association La Loure. Quelques précisions sont apportées concernant la prononciation et les particularismes lexicaux du normand. Une transcription musicale sommaire, sciemment étalonnée sur quelques tonalités, vise à permettre des comparaisons entre différentes lignes et motifs mélodiques, ce que préconisait déjà en son temps Béla Bartók (1948). Les auteurs sont bien conscients des limites de la transcription musicale et renvoient intelligemment le lecteur à l’écoute des documents sonores afin de mieux saisir l’évidente malléabilité du répertoire traditionnel de transmission orale. On retrouve chez Denise Sauvey une manière de chanter dont quelques éléments rappellent celle d’interprètes enregistrés il y a plus d’un demi-siècle. Si la majorité des mélodies se conforme au système tempéré, nous détectons des échelles mélodiques dans lesquelles les intervalles sortent du système tonal à tempérament égal. Indice de survivance de systèmes musicaux anciens assez délicats à établir et désormais extrêmement rares chez les interprètes du terrain francophone, les degrés III et VI d’une échelle heptatonique sont chantés légèrement plus bas que dans le modèle dominant de référence actuel, ce que relève justement Etienne Lagrange (p. 35). Par contre, il nous paraît abusif de parler de « degrés manquants », pour certaines échelles mélodiques. Cette notion d’échelles défectives renvoie à une approche désormais obsolète des musiques traditionnelles telle qu’elle fut pratiquée dans les débuts de l’ethnomusicologie3.
- 4 Le Parnasse des Muses, 1628, « Chanfon 99 ».
- 5 Les études de gériatrie tendent d’ailleurs à montrer combien la pratique musicale, du chant en part (...)
5On l’aura compris, il devient exceptionnel de rencontrer une interprète de la qualité de Denise Sauvey – de l’âge des premiers revivalistes en France – à la filiation ininterrompue dans la chaîne de transmission du répertoire. Ce ne sont pas des chansons apprises dans des recueils, ni lues dans des cahiers, mais des versions familiales de thèmes qui fascinaient déjà les romantiques : La belle au jardin d’amour, L’Amant refusé par le père, L’état des filles au couvent, La barbière, La fille aux cheveux tressés, Le juif errant, etc. Certaines furent l’objet d’études par des Davenson, Coirault, Laforte, Delarue, Guilcher, Fabre, Laurent, et beaucoup d’autres qui nous font souvent remonter dans le temps. Mon panier n’est pas à vendre, chanté par Denise Sauvey, confirme, par exemple, une certaine constance de l’oralité d’une génération à l’autre puisque nous lui connaissons une version imprimée parue il y a tout juste quatre siècles4. Toutes ces études montrent que malgré les variantes, confusions de strophes, emprunts entre chansons différentes, oublis de couplets, et autres hésitations de chanteurs, la trame du texte d’une chanson traditionnelle recueillie sur le terrain est généralement identifiable. Non pas que la version la plus longue doive être systématiquement prise comme « complète », voire comme « originelle » – et ceci est un autre débat – mais il apparaît que la labilité d’un souvenir ne suffit guère à effacer la structure matrice d’un court récit. Il est probable que le support mélodique vienne à l’occasion secourir une mémoire défaillante5.
6Les grands thèmes de la chanson (amours, inégalités sociales, guerres, tragédies, par exemple) connaissent à la fois une permanence et une très large diffusion. Nous les retrouvons déclinés à l’envi dans toute la francophonie. À l’inverse, les chansons en bas-normand, comme celles d’Alfred Rossel (1841-1926), servies autrefois par Charles Gohel, lui-même immortalisé par la carte postale ancienne, relèvent de créations locales, relativement récentes, où le bon sens paysan fait mouche en s’appuyant sur une langue non écrite et des références toponymiques qui parlent directement à l’auditoire auquel elles sont destinées. On peut regretter que les travaux sur ces chansonniers régionaux se fassent rares, dédaignés qu’ils sont aujourd’hui par les intellectuels, mais ô combien appréciés en leur temps par un public populaire.
- 6 Quelques groupes de chants de marins comme Jolie Brise (1980) ou Cabestan (1981) se sont emparés de (...)
7Une chanson du répertoire de Denise Sauvey se détache dans l’homogénéité de la sélection proposée par La Loure : Quand nous partîmes de Toulon. Fortune de mer d’un voilier de pêche français (terre-neuvas ? baleinier ?) comptant « dix-sept jeunes matelots », touché par la foudre à « 600 lieues » des côtes, qui fut sauvé par un capitaine anglais faisant route sur La Rochelle. De cette chanson, ignorée de Coirault ou Laforte, nous ne connaissons à ce jour que huit versions plus ou moins cohérentes. Fait singulier, elles ne furent recueillies, entre 1978 et 2015, que dans une petite frange du littoral normand : Val-de-Saire, Plain, Bessin. Il semble que nous soyons en présence d’une composition d’un anonyme et de très faible diffusion6. Peut-être y aurait-il quelque feuille volante conservée dans des archives écrites ? La mélodie, en revanche, est apparentée à celle de l’Air de l’Enfant prodigue ou En passant par le Pont Neuf (Coirault E025). Ce timbre en mode de la circule dans toutes les régions francophones et est souvent utilisé comme support à divers textes narratifs de caractère dramatique.
8Les trente premières pages du gros livret nous plongent dans la biographie de Denise Sauvey. Y sont retracés sa généalogie, les déplacements et déménagements de sa famille et de ses aïeux à l’intérieur même du Cotentin depuis près de deux siècles. Derrière cette histoire familiale se dessinent progressivement les grands traits de la vie rurale et maritime de cette presqu’île de Basse-Normandie, au nord-ouest de la France. Ils donnent du sens à un travail de terrain basé sur des entretiens, l’écoute de récits de vie, la reconstitution de parts d’ombre dans les différentes biographies et la réappropriation de répertoires chantés et de modes d’interprétation a cappella. En effet, les activités de l’association La Loure, ne se résument pas à la collecte de chansons traditionnelles. Elles visent à permettre à la population locale, parfois en manque de legs culturels directs, de reprendre possession d’un patrimoine oral. Depuis une vingtaine d’années, Denise Sauvey se prête régulièrement au jeu de la transmission, du partage et de la rencontre avec toutes sortes de publics. Personne discrète et généreuse, elle ne refuse aucune invitation et se déplace volontiers hors du Cotentin pour porter avec modestie la voix de ses parents telle qu’elle échappa à l’oubli. Découvrir ainsi les événements que traversèrent des femmes et des hommes apparemment « sans histoire » met aussi en lumière les stratégies familiales face aux changements sociaux progressifs tout au long des XIXe et XXe siècles et apporte une dimension à la fois intime et très générale, au sens de l’exemplarité du témoignage. L’accumulation de petits faits qui marquent le quotidien de « gens de peu », pour reprendre l’expression utilisée par Pierre Sansot (2002), enrichit considérablement notre perception de la chanson populaire et de son usage à l’échelle domestique. Témoignage émouvant de destinées comparables à tant d’autres qui vient compléter des récits écrits à la première personne comme celui de l’historien Jean-Pierre Le Goff, natif des environs de Cherbourg (2019).
- 7 Expression empruntée à Donatien Laurent (1935-2020) l’un des très rares directeurs de recherche au (...)
9L’histoire de la collecte des chansons populaires montre que celle-ci bénéficia de travaux qui mobilisèrent des enquêteurs presque exclusivement amateurs et bénévoles. Mises à part quelques institutions comme le Musée national des Arts et Traditions Populaires, c’est donc grâce à l’activité incessante des milieux associatifs – qui durent attendre le milieu des années 1980 avant d’être reconnus et soutenus par les pouvoirs publics – que s’est maintenue la collecte de terrain jusqu’à nos jours. Quelques recueils de collectes nouvelles de chansons seront probablement édités dans les années à venir, mais, force est de constater qu’au terme de près de deux siècles d’intérêt pour la chanson française de tradition orale, une page de l’histoire des cultures populaires en France est en train de se tourner. C’est ici l’occasion de rendre hommage à l’association La Loure et à toutes celles et ceux qui, contre vents et marées, poursuivent patiemment ce travail d’inventaire et développent de nouvelles manières de le faire vivre à travers la valorisation de « princes de la mémoire »7 comme l’est Denise Sauvey.