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Kamal KASSAR et Fadi EL ABDALLAH, dir. : L’Orient sonore. Musiques oubliées, musiques vivantes

Marseille : MUCEM / Arles : Actes Sud – Sindbad, 2020
Laurent Aubert
p. 308-311
Référence(s) :

Kamal KASSAR et Fadi EL ABDALLAH, dir. : L’Orient sonore. Musiques oubliées, musiques vivantes, Marseille : MUCEM / Arles : Actes Sud – Sindbad, 2020. 176 p., ill. n.b. & coul.

Texte intégral

  • 1 Le terme de Nahda (« essor ») désigne la période de renaissance culturelle qu’a connu le monde arab (...)

1Présentée au MUCEM (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Marseille) du 22 juillet 2020 au 4 janvier 2021, l’exposition « L’Orient sonore. Musiques oubliées, musiques vivantes » a été réalisée à partir des collections de la fondation AMAR (Arab Music Archiving & Research, Beyrouth). Elle a été conçue par Kamal Kassar, créateur de la fondation, avec la collaboration, notamment, du poète et écrivain Fadi El Abdallah et du scénographe Pierre Giner. Les enregistrements qui constituent le principal objet de cette exposition couvrent la période allant du tout début du XXe siècle, en pleine Nahda1, aux années 1970, aube du processus de « métissage » ou de « fusion » qui a marqué la majorité de la production musicale ultérieure.

2Définie dans sa bande annonce2 comme « une immersion […] dans l’histoire et le sauvegarde des traditions musicales du monde arabe », cette exposition offre en fait un panorama musical plus large puisque, de l’avis de son concepteur, ce qu’il appelle l’Orient sonore s’identifie aux mondes multiples du maqām (makam, muqām, muğam, maqōm, etc.) et aux musiques savantes, religieuses et populaires qui s’y rattachent3. Cet Orient n’est donc pas spécifiquement arabe, si l’on considère la co-présence d’autres traditions culturelles (berbères, kurdes, yézidies…) dans les pays majoritairement arabophones ; pas plus qu’il n’est proprement islamique, compte tenu de la diversité des pratiques religieuses et spirituelles qui y ont toujours coexisté, plus ou moins pacifiquement selon le époques4.

3Comme le souligne l’introduction du catalogue qui accompagne cette exposition (p. 6), les vastes campagnes d’enregistrement qui ont marqué les premières années du XXe siècle ont eu un effet ambigu sur le devenir des musiques du monde arabe : elles ont certes permis leur popularisation et leur diffusion à une échelle internationale, mais elles ont aussi contribué à en remodeler le contour, du fait notamment de la brièveté des enregistrements publiés, ce qui a par exemple suscité le « démembrement de la wasla » (ibid.) et des autres formes de la suite vocale et instrumentale traditionnelle (nūba maghrébine, fasıl turc, maqām irakien, etc.), auxquelles Frédéric Lagrange consacre plus loin un chapitre éclairant (pp. 46-53).

4Destiné à un large public, cet ouvrage comporte des textes remarquables d’intelligibilité et souvent d’érudition, susceptibles d’informer le néophyte comme de contenter le lecteur averti. Le « panorama » – rappel historique, liste des principaux répertoires musicaux, modernités – proposé par Jean Lambert (pp. 22-33) a le mérite de la clarté, même s’il n’échappe pas à tous les risques de généralisation qu’implique presque inévitablement ce type d’exercice. Cette présentation se justifie néanmoins pleinement, compte tenu du cadre dans lequel elle s’inscrit.

5L’excellente contribution du oudiste et érudit égyptien Mustafa Saïd, « Déchiffrer les notations musicales arabes médiévales » (pp. 34-45), présente l’ébauche d’« un projet de recherche visant à proposer une nouvelle hypothèse quant au déchiffrement » des anciennes notations musicales arabes et byzantines. L’intérêt principal de ce chapitre vient du fait que l’auteur évalue les données fournies par les textes classiques en praticien, en les testant – de manière comparative chaque fois que possible – à l’aune de son propre jeu instrumental et de sa connaissance des modes mélodiques et des cycles métriques : « une tentative d’exécution par un esprit moderne d’œuvres anciennes », selon ses mots (p. 44).

6Autre auteur à la fois musicien et musicologue, Tarek Abdallah fournit deux contributions à ce catalogue. La première (pp. 54-63) aborde des questions organologiques, en décrivant par exemple les modifications apportées à des instruments comme le qānūn ou le ‘oud, de l’époque de la Nahda à nos jours. Il apparaît ainsi que, comme la pratique instrumentale et les répertoires musicaux, la lutherie est un art dont l’évolution constante répond aux besoins spécifiques et aux critères esthétiques de chaque époque. La seconde (pp. 88-105), y compris les nombreuses photos qui l’illustrent, touche aux fondamentaux de l’expressivité instrumentale que sont la virtuosité, « intimement liée à la notion de hadhaq (la perfection artistique) » (p. 90), et le tarab, qui se réfère à l’inspiration musicale et aux réactions émotionnelles qu’elle engendre, tant chez l’interprète que chez l’auditeur. C’est par la combinaison de ces deux notions, de ces deux qualités complémentaires, que le musicien peut parvenir à l’accomplissement de son art.

7On retrouve Frédéric Lagrange, cette fois-ci associé à Fadi El Abdallah, dans un chapitre consacré à l’Egypte, berceau de la Nahda et de la démocratisation de la musique qui la caractérise (pp. 64-77). Comme ailleurs dans l’espace méditerranéen, le tournant du XXe siècle marque l’avènement des fameux « cafés chantants », de l’opérette et, de manière générale, de la musique de variété, véritable miroir de la société de l’époque. Le rôle de l’enregistrement phonographique – auquel l’éminent professeur Ali Jihad Racy consacre quelques pages bien documentées (pp. 78-87) –, mais aussi celui de la radio et du cinéma, est bien sûr tout aussi déterminant dans cette nouvelle esthétique, qui aboutira, dans les années 1930, à l’occidentalisation de l’orchestre, ainsi qu’à l’émergence de vedettes emblématiques de la chanson égyptienne telles que Muhammad Abdel Wahhab et, plus encore, Oum Kalthoum.

8Dans une perspective plus politique, Fadi El Abdallah aborde plus loin la question de « l’émergence des États et de leur musique dans l’Orient arabe » (pp. 106-125), en rappelant tout d’abord que la naissance des identités nationales dans les pays du Mashreq ne date que de « l’effondrement de l’Empire ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale » (p. 108). Mais, comme il le souligne, ce n’est qu’à partir des années 1950 que, dans la plupart des pays arabes, se développe une véritable mainmise du politique, des médias et de l’industrie du tourisme sur l’image qu’ils entendent donner de leur musique « nationale ». Dans cette image unifiée, le folklore cohabite désormais avec une arabité revendiquée, mais aussi, paradoxalement, avec l’occidentalisation croissante des pratiques orchestrales.

9Quant au cinéaste et photographe Fadi Yeni Turk (pp. 126-141), il propose au lecteur une sorte de reportage aux quatre coins du monde arabe, à la rencontre de musiques qui, selon lui, « ont survécu jusqu’à présent presque par miracle, grâce à la transmission orale » (p. 141). Ce périple le mène d’abord en Haute-Egypte, auprès des munshid, interprètes de poésie soufie, des chantres de l’épopée hilalienne et dans le sillage d’une procession copte. On le retrouve ensuite en Irak, parmi les survivants de la tradition moribonde du kashshāba, puis auprès de la communauté d’origine indienne des Kawliya, et parmi les Yézidis, les Syriaques et les Kurdes d’Irak. Il poursuit son récit en évoquant sa rencontre avec les nomades du Sud algérien, ou encore avec les descendants des anciens pêcheurs de perles du Golfe – dont les chants (bahrī) font l’objet du chapitre suivant rédigé par Ahmad al-Salhi (pp. 142-151). Ce dernier y évoque notamment la difficile survie d’un art soumis à la disparition de son contexte, la pêche perlière n’ayant pas survécu aux conséquences de la « révolution pétrolière » qui a notamment affecté le Koweït (p. 145).

10Le compositeur Aurélien Dumont tente pour sa part d’esquisser un « espace de réflexivité » entre sa culture et l’altérité à laquelle sont pour lui vouées les musiques d’Orient (pp. 152-159). Il relève notamment combien diffèrent l’expérience de l’écoute dans sa propre musique – classique occidentale – et dans celle du monde arabe, dans laquelle la part des sammī’a (les connaisseurs, les auditeurs experts) est beaucoup plus active et déterminante dans le surgissement du tarab. Son « écoute de l’écoute » l’amène ainsi à constater que l’Orient « place de fait le rapport à l’autre au cœur de la démarche esthétique » (p. 156).

11En guise d’épilogue, Kamel Kassar nous livre son credo en louant la spécificité de l’héritage musical oriental, dont le système, « en dépit de ses contraintes, […] constitue un réservoir plurimillénaire de styles, d’ornementations et de rythmes » (p. 162). C’est la mémoire de ce patrimoine qu’il entend préserver avec la fondation AMAR, dont il détaille pour conclure certains projets en cours. Le présent ouvrage et l’exposition qu’il accompagne y contribueront certainement, ne serait-ce que par les traces qu’ils fournissent d’un art au passé glorieux, mais à l’avenir incertain…

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Notes

1 Le terme de Nahda (« essor ») désigne la période de renaissance culturelle qu’a connu le monde arabe du dernier tiers du XIXe siècle au milieu des années 1920.

2 https://www.mucem.org/programme/exposition-et-temps-forts/l-orient-sonore-musiques-oubliees-musiques-vivantes

3 Ibid.

4 Un complément audiovisuel de l’exposition peut être consulté sous https://orientsonore.fr

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Aubert, « Kamal KASSAR et Fadi EL ABDALLAH, dir. : L’Orient sonore. Musiques oubliées, musiques vivantes »Cahiers d’ethnomusicologie, 34 | 2021, 308-311.

Référence électronique

Laurent Aubert, « Kamal KASSAR et Fadi EL ABDALLAH, dir. : L’Orient sonore. Musiques oubliées, musiques vivantes »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 34 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/4529

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Auteur

Laurent Aubert

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