- 1 La langue baka ne distingue pas deux substantifs correspondant respectivement aux concepts de « ch (...)
1Cet article traite de la structuration des futures femmes baka par le chant et la danse. Chez les Baka – un groupe pygmée du Cameroun –, féminité et activités musicales sont indissociablement liées. Ce sont les femmes qui chantent lors des cérémonies collectives, et plusieurs répertoires musicaux leur sont exclusivement réservés. En ce qui concerne les enfants – garçons et filles –, il existe plusieurs répertoires de jeux que l’on regroupe sous le terme de sɔ̀lɔ̄ ā yāndɛ̄, « jeux des enfants ». Ces derniers englobent autant des chants et des danses que des jeux non musicaux. L’un des rɛépertoires de chants dansés, bè nā sɔ̀lɔ̄, « chants-danses de jeu »1, est propre aux jeunes filles. C’est ce répertoire et les modalités de son exécution qui sont au cœur du présent article.
- 2 Ces chants ont été collectés et les enquêtes effectuées lors de trois séjours dans le village de M (...)
2Les filles de la tranche d’âge de sept à quatorze ans environ se réunissent régulièrement après le repas du soir devant les maisons pour s’amuser entre elles en chantant et en dansant. Sous le couvert de la nuit et en tenant les garçons à une certaine distance, elles chantent les bè nā sɔ̀lɔ̄, dont j’ai pu collecter un corpus de treize chants2 :
1. ngā tɛ̄ màkɔ̄
2. dípá là lè
3. bìfùngā
4. mnɛ̄jè túlú
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5. tì à sɔ̄lɛ̄
6. mɛ̄njè kɔ̄ lè
7. aya ia iɛ
8. mɔ̄ngɔ̄mɔ̀ngɔ̀
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19. ātíKbō
10. é é é
11. míslɛ̀
12. má ndé kɔ̄ lè
13. alum adɔndɔ
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3Voyons d’abord les caractéristiques musicales, chorégraphiques et textuelles de ce répertoire avant de le mettre en relation avec d’autres répertoires enfantins et féminins.
4Les chants sont chantés a cappella. Les jeunes filles chantent souvent dans une tessiture aigüe, ce qui confère à leurs voix une qualité très tendue, voire stridente, d’autant plus qu’elles sont projetées avec beaucoup de force. Les filles les plus âgées prennent plus facilement la partie grave ; elles chantent avec des voix plus détendues que leurs cadettes, mais avec non moins de force.
5D’un point de vue formel, les chants sont polyphoniques, faisant intervenir deux parties constitutives qui se déploient soit simultanément en contrepoint, soit en alternance responsoriale. Dans le contrepoint, l’une des voix se nomme wà mɛ̀blı̇̄, « la première », et la seconde wà sı̇̄dı̇̄, « la seconde », « celle qui suit ».
- 3 1. ngā tɛ́ màkō, 3. bìfùngā.
6Dans la majorité des chants en alternance responsoriale, cette dernière se répartit entre une partie soliste, kpó njàmbā« cueillir entonner », et le répons en chœur, nājā« prendre ». Ce dernier se réalise en deux tessitures simultanées dont on nomme líɛ̀ nā tè, « voix de petit », la plus aigüe, et ngb ɛ̀líɛ̀, « grande voix », la plus grave. On rencontre ici le paradoxe d’une seule et même partie constitutive, réalisée simultanément en deux lignes mélodiques. Contrairement à ce qui a été écrit à ce sujet sur la musique aka (Fürniss 1999), la musique baka ne fait pas procéder les deux lignes en mouvement parallèle, mais également en contrepoint. En cela, les procédés de plurivocalité mis en œuvre dans la structure de base des chants des filles ne diffèrent pas des autres répertoires du patrimoine baka. Pour les chants de filles qui nous intéressent ici, les lignes sont toujours mélodiquement indépendantes, alors que dans quelques cas, la progression rythmique est concomitante en homorythmie3.
7Dans la réalisation, la structure responsoriale est habillée de telle sorte qu’elle est parfois difficilement décelable :
-
la partie soliste peut être chantée par plusieurs filles qui y apportent – comme c’est normal dans le chant en groupe – des variantes simultanées ;
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un fort tuilage entre les deux parties peut complètement occulter l’alternance structurelle ;
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lors de la mise en place de la danse, les filles exécutent de nombreuses variations mélodiques – notamment des augmentations de la période –, alors que l’effort et le mouvement répétitif de la danse réduit le chant à sa version minimale, parfois seulement à la partie du chœur.
- 4 Exceptions : 6. mɛ̄n jè kɔ̀ lè = 16 pulsations ; 12. má ndé kɔ̀ lè = 4 pulsations ; 12. aya ia iɛ (...)
- 5 11. mísɛ̀l, 12. má ndé kɔ̀ lè, 13. alum adͻndͻ, 10. é é é.
8La périodicité est fondée sur des multiples de 4 pulsations binaires, dans la grande majorité des cas sur 8 pulsations4. Ces dernières sont toujours marquées par le corps des danseuses, soit par les pieds lors des déplacements, soit par le basculement du bassin ou des hanches, ou encore par la flexion-suspension des genoux. Dans quelques cas5, elle est rendue nettement audible par des battements de mains.
9La segmentation de la période est globalement symétrique (4+4 pulsations), mais certains chants comportent néanmoins l’asymétrie caractéristique de l’Afrique centrale, 3+5 pulsations, à savoir une segmentation « moitié-1/moitié+1 » de la période (Arom 1985 : 429).
- 6 Introduction : 12. má ndé kɔ̀ lè, 13. alum adͻndͻ ; cadence : 5. tì à sɔ̄lɛ̄.
10Quelques rares chants comprennent, en introduction ou en cadence, des parties déclamées6.
11La profération des paroles qui soutiennent les chants, est – comme dans toute musique baka – facultative. Dans la réalisation, il est plutôt de règle que les mélodies soient chantées sur des syllabes non signifiantes. On entend les paroles pendant la mise en place de la danse ; mais ensuite, l’essoufflement des danseuses les réduit au minimum, voire les élimine complètement.
- 7 Pour les questions de catégorisation des patrimoines musicaux de tradition orale, cf. Arom et al. (...)
12Force est de constater que ce n’est pas le matériel musical qui confère à ce répertoire sa spécificité7.
- 8 L’ensemble des danses peut être consulté sur internet, à l’adresse suivante : http://video.rap.prd (...)
- 9 Je remercie vivement Marie-Pierre Gibert pour sa révision des descriptions des danses et ses préci (...)
- 10 2. dípá là lè, 3. bìfùngā, 5. tì à sɔ̄lɛ̄, 7. aya ia iɛ, 10. é é é.
- 11 4. mɛ̄njè túlú, 6. mɛ́njè kɔ̄ lè, 8. mɔ̀ngɔ̀mɔ̀ngɔ̀, 9. ātíbɔ̀.
13Ces chants sont réalisés avec des mouvements corporels particuliers et dans des configurations qui se déplacent, selon le cas, plus ou moins dans l’espace9. La configuration principale est celle de deux lignes de filles face à face se tenant enlacées par les épaules ou parfois par la taille. Chaque nouveau chant est introduit par une transition : les lignes se séparent en s’écartant latéralement, elles avancent sur environ dix mètres, se retournent d’un seul bloc, puis se rapprochent pour se mettre à nouveau face à face. Selon le chant, les lignes restent alors sur place10 ou se déplacent dans une même direction en allers-retours11 ce qui contraint l’une des lignes à avancer pendant que l’autre recule.
Fig. 1 : Les filles de Messéa, rayonnantes et débordantes d’énergie
(Vidéo C. Lussiaa-Berdou, 1999).
- 12 Au milieu d’un cercle : 11. mísɛ̀l, 12. má ndé kɔ̀ lè, 13. alum adͻndͻ ; entre deux lignes : 10. é (...)
14Quelques danses sont en cercle statique, faisant intervenir des paires de danseuses solistes. Une telle mise en avant de solistes peut également intervenir dans la configuration de deux lignes face à face12. Dans ces cas seulement, les filles ne se tiennent plus, mais marquent la pulsation du chant par des battements de mains.
15Hormis les mouvements que nécessite le respect de ces différentes configurations, diverses parties du corps sont spécifiquement mises en mouvement, à savoir jambes, genoux, hanches, bas du dos et cou. De manière constante dans toutes les chorégraphies, les genoux sont souples, plus ou moins fléchis, et un léger mouvement de translation latérale ou d’avant en arrière maintient le bas du dos, le bassin et les hanches dans un mouvement permanent. La description du déplacement des danses en aller-retour en est une illustration :
16Deux lignes face à face effectuent des allers-retours. Les filles qui avancent, fléchissent et tendent successivement les genoux en basculant le bassin d’avant en arrière. Celles qui reculent gardent le corps droit et marchent simplement.
- 13 Pieds lancés en l’air : 2. dípá là lè, 3. bìfùngā; pieds accrochés : 11. mísɛ̀l.
17Dans les configurations qui restent sur place, on constate un jeu avec les pieds qui sont projetés successivement vers l’avant et vers l’arrière, ou encore accrochés deux par deux13 en effectuant un tour sur place.
18L’assouplissement du bassin semble être l’objectif principal de 1. ngā tɛ́ màkɔ̄, « Nous aimons Mako et Kele » :
19Contrairement aux autres chants, celui-ci est réalisé par une ligne de filles debout derrière une ligne de filles agenouillées, mains posées à plat devant les genoux. Les premières se penchent au-dessus des secondes et, avec la main droite ou les deux mains, exercent une pression régulière sur le bas du dos de celles qui sont agenouillées. Ces dernières s’appuient de manière très souple sur leurs bras qui fléchissent légèrement sous l’impulsion des pressions exercées sur leur dos ; elles effectuent des mouvements de haut en bas avec le bas du dos, marquant ainsi la pulsation du chant : sept fois, le mouvement est accentué vers le bas – le bassin bascule vers l’avant –, la huitième fois, il est accentué vers le haut – le bassin bascule vers l’arrière et se bloque un moment.
- 14 2. dípá là lè, 3. bìfùngā et 5. tì à sɔ̀lɛ́.
20De quel « jeu » s’agit-il ? Ces mouvements ressemblent beaucoup aux exercices de préparation à l’accouchement en contexte occidental. Serait-on ici, sous la couverture d’un jeu d’enfants, dans une projection des filles dans le monde des adultes, à savoir dans la maternité et, par l’intermédiaire de ce qui la cause, dans un contexte sexuel ? L’hypothèse rencontre alors une autre expression gestuelle tout à fait suggestive, qui la confirme et lui donne toute sa justification. En effet, trois des danses en lignes face à face14 contiennent des allusions gestuelles très claires à la rencontre de deux corps dans l’acte sexuel :
2. dípá là lè, « La crotte de mon enfant »
[…] La danse est terminée par le rapprochement des bassins des partenaires en vis-à-vis.
3. bìfùngā, « La boucle d’oreille des aînées »
[…] Sur le quatrième temps, elles sautent en avant à pieds joints en projetant le bassin vers l’avant, créant ainsi un effet visuel de basculement des lignes : les thorax, d’abord rapprochés pendant les trois premiers temps, s’éloignent l’un de l’autre, tandis que les bassins se rapprochent brusquement.
5. tì à s ͻ̄lɛ̄, « L’épine m’a piquée »
[…] Arrivées en face à face rapproché, les filles piétinent ou sautillent sur place en scandant la déclamation. Sur le dernier mot du chant, les danseuses sautent en avant à pieds joints en projetant le bassin vers la danseuse qui se trouve en face, afin que les bassins se trouvent en contact pendant un court moment.
- 15 10. é é é, 11. mísɛ̀l, 12. má ndé kɔ̀ lè et 13. alum adͻndͻ .
- 16 Marie-Pierre Gibert (2004 : 291) distingue le « couple de danseurs » (= 1 homme et 1 femme) de la (...)
- 17 10. é é é, 11. mísɛ̀l, 12. má ndé kɔ̀ lè et 13. alum adͻndͻ .
- 18 Chez les Aka de Centrafrique, ce geste signifie « plein, plein… », « complet ». Les cultures baka (...)
21Un mouvement plus discret, mais non moins évocateur, va dans le même sens : dans toutes les danses avec soliste15, deux danseuses se font face, approchant leurs bassins en les secouant, bougeant les hanches en descendant et remontant, ou s’accrochant par les pieds. Cette « mise en couple » de la « paire de danseuses »16 est encore consolidée par un geste particulier : quand elles ont les mains libres17, les deux solistes battent la pulsation d’une manière différente des autres chanteuses : avec le plat de la main droite, elles frappent la tranche du poing gauche fermé, geste qui, dans d’autres contextes de communication non verbale, est une manière de signifier le rapport sexuel18.
- 19 Les paroles des deux chants 7. et 10. n’ont pas pu être établies.
22La symbolique de la chorégraphie est corroborée par les paroles des chants et les thématiques qu’elles véhiculent19. En général, un chant est constitué d’une seule courte phrase élusive, voire seulement d’un mot. Dans la réalisation, les paroles restent souvent non énoncées, cédant la place à des syllabes non signifiantes. Pour sa traduction dans une langue européenne, la phrase nécessite parfois une explication qui, pour les locuteurs baka, est sous-entendue.
23Les filles chantent l’amour et la séduction, le mariage, le sexe et la maternité dans un langage à la fois poétique et cru :
3.
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bìfùngā
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kōbō
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|
boucle d’oreilles
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aîné
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|
« La boucle d’oreille des aînées »
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1.
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ngā
|
tɛ́
|
màkō
|
ngā
|
tɛ́
|
kèlē
|
|
nous
|
avec
|
nom masc
|
nous
|
avec
|
nom masc.
|
|
« Nous aimons Mako et Kele »
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7.
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mͻ̄ngͻ̄mͻ̄ngͻ̄
|
ā
|
là
|
kͻ̀
|
lè
|
|
démarche ostentatoire
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à
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coiffure
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mari
|
à moi
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« Celui à la belle tête qui te pavanes, sois mon mari »
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4.
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mɛ̄njè
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túlú nābémbà
|
tāngí
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|
|
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nom masc. champignon de forêt (sp). envie
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mɛ̄njè
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bēú
|
mɛ̄njè
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kɔ̀
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bɔ̄
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Mènjé
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eh, mec
|
Mènjé
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mari
|
personne
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« Mènjé mon doux chéri, j’ai envie de toi. Mènjé, eh, garçon, c’est toi le mari »
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- 20 Il n’en est pas toujours ainsi dans la réalité. La complexité de la question est illustrée de faço (...)
24Ces quatre premiers chants, qui ont pour thématique la séduction et l’amour, fournissent une ouverture importante sur des sujets primordiaux touchant à la construction du sujet dans la société baka. On voit non seulement que l’individu a le droit d’exprimer ses sentiments et ses désirs, mais que la formation des couples est en premier lieu l’affaire des personnes concernées. En effet, les invitations au jeune homme, « sois mon mari », « c’est toi le mari », font apparaître le principe du droit des jeunes femmes de choisir elles-mêmes leur partenaire20.
- 21 Les Aka de Centrafrique possèdent les mêmes canons de beauté, cf. les films d’Alain Epelboin (1988 (...)
25Ces quatre chants illustrent quelques aspects de la séduction, touchant aux parures, aux postures, aux goûts, bref, aux sens grand éveillés. La séduction passe évidemment par la beauté du corps et de ses ornements – boucles d’oreilles et colliers, mais aussi dents taillées en pointe et visages et épaules tatoués21. On porte une attention particulière aux cheveux que tous, garçons comme filles, préfèrent très courts. Pour des occasions particulières, les têtes sont soigneusement rasées, faisant apparaître des formes géométriques, des lignes ou des cercles.
26La fin de l’après-midi venue, quand tous rentrent des champs et de la forêt et que les filles aident les femmes à préparer le repas, les jeunes gens se pavanent de manière plus ou moins détendue à travers le campement, jetant des regards furtifs aux filles disponibles ou à la bien-aimée.
- 22 Le terme correspondant à « taille-fine », mònàngàníngí, n’est pas recensé dans le dictionnaire de (...)
27Les mots doux sont puisés dans la nature environnante. Le champignon de termitière est particulièrement apprécié pour son goût sucré et cette qualité désigne facilement l’être désiré. Du même ordre est la désignation du bien-aimé comme « feuille d’igname sauvage », « petit animal à la taille fine »22 ou « oiseau-gendarme » que l’on rencontre dans des chants d’autres répertoires (cf. plus loin).
28La sexualité n’est pas tabou, ni dans son expression verbale, ni dans sa pratique. Des rapports en dehors du mariage sont tolérés et il n’est pas rare de voir une fille tester un garçon avant de se marier à un autre. Outre le chant 4. mɛ̄njè túlú présenté ci-dessus, quatre autre chants parmi les onze traduits sont à teneur explicitement sexuelle.
Fig. 2 : « L’aiguille m’a piquée : étis ! »
(Vidéo C. Lussiaa-Berdou, 1999).
6.
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mɛ̄njè
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kɔ̄
|
lè
|
nā
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wànjà
|
|
nom masc
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mari
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à moi
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de
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amant
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dɔ̀
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jā
|
lè
|
wósɛ̀
|
|
|
venir
|
prendre
|
moi
|
femme
|
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« Mènjé, mon amant de mari, viens me prendre pour femme »
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5.
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tì
|
à sͻ̄lɛ̄
|
lè
|
nɛ̀
|
|
|
|
épine
|
a piqué
|
moi
|
ici
|
|
|
|
mā
|
jālɛ́jālɛ́jālɛ́
|
mā
|
gͻ̄
|
kpímbím
|
ētís
|
|
je
|
à clochepied
|
je
|
aller
|
idéophone
|
idéophone
|
|
|
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« tomber », « s’asseoir »
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« pénétration de l’aiguille »
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« L’épine m’a piquée ici. Je boîte, je tombe : pique ! »
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- 23 Le macabo, terme local pour désigner le taro camerounais, symbolise ici un pénis mou.
8.
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í
|
dͻ̀
|
mū
|
gɔ̄
|
nì
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á látì
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|
impératif
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venir
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vers moi
|
aller
|
nous ensemble
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se coucher
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jā jā
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kò
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lángā
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ātìbͻ̄
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|
|
|
prends
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corps de
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macabo
|
nom masc.
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« Allez, viens vers moi, allons nous coucher. Vas-y, Atibo, saisis ton macabo »23
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- 24 Ce chant serait en ewondo et je ne suis pas sûre des tons linguistiques, ni de la traduction mot-à (...)
11.
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alum
|
atos
|
ma
|
alum
|
adͻndͻ
|
|
injecter
|
idéophone
|
je
|
injecter
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aiguille
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« pénétration de l’aiguille »
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« Pchic ! J’injecte l’aiguille » 24
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Fig. 3 : Mékana, Malènguè, Ndangoma, Mogbèlè, Léma, Awé (de dr. à g.).
29En raison de leurs talents musicaux, elles ont été invitées en Europe pour présenter les chants de jeu au festival Enfants d'aujourd'hui, musiciens de demain en 2000 (Cliché S. Fürniss, 2002).
30Le geste – et le rire qui s’ensuit – vient parfois renforcer les paroles : dans le chant 5. Ti a sòlè, les filles s’entrechoquent les bassins sur le mot ētís, dans le chant 11. Alum adòndò, elles signifient l’acte sexuel avec les mains.
31Les termes utilisés dans ces chants montrent bien que l’on se situe dans cet espace expérimental avant le mariage, wànjà, « concubinage », terme qui désigne également « amant(e) », et « fiancé(e) ». Bien que le mariage soit l’objectif des couples, comme l’indique l’utilisation du terme kɔ̄ lè, « mon mari », « mon époux », la perspective féminine exprime ici une position indépendante de cette institution sociale, puisque le terme utilisé n’est pas « épouse », wͻ̄, mais « femme », wósɛ̀.
- 25 Pour les difficultés d’une mère adolescente en milieu pygmée, cf. Epelboin (1995).
32Dès que la relation semble plus sérieuse, quand le « papillonnage » de la fille dure, voire si elle tombe enceinte25, le garçon est poussé à formuler sa demande en mariage et à entrer en « service de mariage » auprès de ses beaux-parents, prestation indispensable pour la reconnaissance sociale de l’union.
9.
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míKsɛ̀l
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tͻ̀ pē
|
mͻ̀nı̇̄
|
ā
|
lè
|
|
Michel
|
donner
|
argent
|
à
|
moi
|
|
« Michel, donne-moi de l’argent »
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10.
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má
|
ndé
|
kɔ̄
|
lè
|
ā
|
mèkànā
|
à yı̇̄
|
lè
|
|
nég.
|
sans
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mari
|
à moi
|
de
|
lettre
|
a demandé
|
moi
|
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« Je n’ai pas un mari lettré qui m’ait demandé »
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|
[Le mari qui m’a demandé n’est pas lettré]
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33Le premier chant fait allusion à l’argent des fiançailles, qui fait partie de la compensation matrimoniale que le garçon doit payer à ses beaux-parents. La partie la plus importante consiste cependant en des travaux de défrichage et de construction, ainsi qu’en la fourniture de viande de brousse et de biens du commerce, comme des vêtements, des ustensiles de cuisine ou des outils de travail en fer. Une partie de la compensation matrimoniale est directement donnée à la fille elle-même.
- 26 Tel est notamment le cas pour les chants du rituel de circoncision bèkà qui a été complètement emp (...)
34L’allusion à un mari lettré ne peut pas être expliquée de l’intérieur de la culture baka qui est de tradition orale. Il y a peu d’adultes baka alphabétisés. Le terme mèkànāest un emprunt au kako, langue parlée par des voisins sédentaires. Il se peut que le chant ait également été emprunté et les paroles traduites en baka, comme c’est le cas dans d’autres répertoires26. Le fait que le chant soit entièrement exécuté à l’unisson cimente fortement l’hypothèse de l’emprunt.
35La suite logique de la formation des couples est, pour les femmes, la maternité. Dans notre corpus, ce thème n’est évoqué qu’une fois sous la forme d’un jeu :
2.
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dípá
|
là
|
lè
|
dípá
|
lìkpͻ̄ngbōlō
|
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crotte
|
enfant
|
à moi
|
crotte
|
chauve-souris (sp.), roussette
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« La crotte de mon enfant, la crotte de la roussette »
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36Les jeunes enfants qui ne savent pas encore marcher font leurs besoins là où ils se trouvent. Dès qu’un excrément est tombé par terre, la mère ou une autre femme l’évacue avec une feuille ; la terre autour est soigneusement grattée avec une machette avant d’être également évacuée. Les petites filles qui jouent à la maman avec une poupée de bananier font semblant que les crottes d’oiseau ou de chauve-souris sont les crottes de leur enfant et s’exercent au geste du nettoyage et au maniement de la machette.
37Dans la vie courante, aux côtés de leurs mères et tantes, les filles font l’apprentissage pratique des tâches ménagères et acquièrent les connaissances nécessaires à la survie matérielle de la famille : savoir distinguer les végétaux utiles lors de la cueillette, travailler les champs de manière efficace, tresser des nattes, conserver les aliments, cuisiner, etc. Elles ont également des responsabilités envers leurs petits frères et sœurs et, de ce fait, sont déjà des membres actifs et productifs de la communauté.
- 27 On peut voir un jeu d’enfants aka à connotation plus ou moins sexuelle dans Epelboin & Boclet (199 (...)
38Dans leurs jeux chantés, voués au divertissement, les filles touchent par contre aux aspects de la féminité qui leur sont encore voilés27. La thématique et la fonction des danses – implicitement posées tant par les paroles des chants que par les mouvements du corps – les projettent dans l’avenir. À travers ce qui est considéré comme un jeu, la chorégraphie ajoute à la préparation des esprits celle des corps : les filles stimulent des muscles peu utilisés dans leur vie courante et, en dansant, préparent leurs corps à leur future vie sexuelle et à la maternité.
39Les bè nāsͻ̀lͻ̄ ne sont pas les seuls chants à parler d’amour et de la vie en couple. Bien au contraire, ces thématiques traversent l’ensemble des répertoires de divertissement, qu’ils soient enfantins ou adultes. Ainsi, certains des chants a cappella pour l’esprit Likobo (ou Elò), qui vient danser pour les filles sous la forme d’un masque en feuilles, ont comme thématique principale l’amitié et l’amour prometteur, sans pour autant inclure cette teneur expressément sexuelle des chants des filles :
« Likobo, donne-moi l’argent des fiançailles. »
« Ma feuille d’igname sauvage, pourrais-je t’aimer, petit animal à la taille fine ? »
« L’oiseau-gendarme, quel bel oiseau ! »
« Il n’a pas de fiancée. Elò n’a pas de maîtresse. »
« Danse, notre Elò, danse pour nous ! » [séduis-nous]
40Ce répertoire, bè ālíkòbó, est toujours chanté exclusivement par les filles, mais les garçons en sont également partie prenante : l’un d’eux porte le masque de feuilles et d’autres font office d’assistants.
41Certains chants du répertoire mɛ̀bàsì, dans lequel deux tambours à membrane et un hochet accompagnent la danse commune des garçons et des filles, évoquent la solitude et l’amour malheureux :
« Nous n’avons personne qui puisse nous aider. »
« Jeune fille, je ne t’aime plus. »
- 28 Bundo (2001 : 91) décrit une danse récréative, kpalam, où des garçons nus dansent vers les femmes (...)
42Finalement, l’acte sexuel est littéralement porté sur le devant de la scène dans le répertoire de divertissement collectif bàjūkà, qui fait appel à un couple d’esprits, èmbòàmbòà28. Dans l’hilarité générale de l’ensemble du campement, les esprits sont invités à des gestes lascifs et n’hésitent pas à simuler publiquement la copulation. Outre des commentaires liés à la danse, les chants mettent en scène la parole de l’un ou de l’autre des esprits :
« Ma mère ! Il est paresseux. »
« Bouge tes fesses : pique ! »
« Mamio [nom fém.], je pique. »
- 29 À propos de ce répertoire et la symbolique du chant en tant que vecteur de chance, de prospérité e (...)
- 30 L’autre est un sifflet sans trous de jeu en pétiole de papayer, èlēhú, joué seul ou à deux avec un (...)
- 31 Cette confidentialité est particulièrement étonnante. À Messéa, un village d’une trentaine de case (...)
43Pour revenir aux répertoires exclusivement féminins, ils reprennent l'ensemble des thématiques, à l'exception du répertoire propitiatoire pour la grande chasse yéyı̇̄ ou yélı̇̄, dont il ne sera pas question ici29. Les soucis de la vie en ménage et l’amour plus mature sont chantés accompagnés de l’ar à deux cordes língbídí, l’un des deux instruments de musique féminins des Baka30. Il résonne très peu : juste ce qu’il faut pour être entendu des sœurs ou cousines qui travaillent alentour, occupées à cuisiner, à sécher les arachides ou à tresser des nattes. C’est donc une musique particulièrement intimiste, secrète, entendue des seuls membres de la famille proche31. Les filles qui s’y intéressent commencent à en jouer à peu près à la même période où elles font les jeux chantés.
44Le divertissement rituel mɛ̀ngbàā, par contre, porte les chants et la danse sur la place publique car il est exécuté lors des cérémonies de circoncision et de levée de deuil. Il ressemble aux chants dansés des filles : les femmes se tiennent également enlacées en lignes, mais ces dernières se suivent, au lieu d’être disposées face à face. Il s’agit plutôt d’une marche dans la mesure où les chanteuses avancent en marquant la pulsation du chant avec leurs pieds. Il n’y a pas de mouvements particuliers d’autres parties du corps. En chantant, les femmes parcourent de grands espaces, la place centrale du campement, mais souvent aussi toute l’étendue du village. Le changement de direction s’effectue individuellement et non pas sous forme de rotation de la ligne entière, comme c’est le cas des danses des filles.
- 32 C’est une question d’hygiène: un homme non circoncis est source de maladies pour la femme.
45La majorité des chants est associée au rituel de circoncision bèkà qui, pour le garçon, est un parcours obligé afin de pouvoir accéder à une vie sexuelle, que ce soit dans le cadre du mariage ou du concubinage32.
46Dans les deux répertoires, on retrouve les thèmes de l’amour et de la séduction (L = língbídí ; M =) : mɛ̀ngbàā
« Nous allons nous rencontrer dans la nuit [les filles avec les circoncis]. » (M)
« Maye, viens [chez moi] à la maison. » (M)
« Ami, ne joue pas à l’indifférent, prends la femme par le bras. » (M)
« Mon cœur bat pour Pasman. Pourquoi mes sourcils font-ils mal ? Pourquoi me chatouillent-ils ? » [L’amour et le désir sexuel se nichent dans les sourcils.] (L)
« Entam est mort, Riza [nom fém.] est en deuil. » (L)
47Mais ces chants font surtout entrevoir le désenchantement – encore absent des répertoires de filles – à travers l’exposé des difficultés de la vie en couple et des différentes stratégies pour y échapper ou y mettre fin :
- 33 J’ai vu ce dernier chant également dansé par les seules filles avec la chorégraphie particulière d (...)
« Mikpo, pourquoi es-tu fâché avec moi ? » (L)
« Le mariage comporte des problèmes. Toi, reste avec tes problèmes à toi. » (L)
« Le célibataire est allé courtiser. – Rentre chez toi ! » (L)
« Ma co-épouse, tu as un gros vagin. » (M) [insulte]
« Le mensonge de la femme. » [Elle veut s’amuser avec les hommes et
cache qu’elle est déjà mariée.] (L)
« Mon mari, j’ai commis l’adultère. » (M)
« Sami rends-moi mon argent que tu as pris pour fêter la circoncision (M)
« On fait lit à part. »33 (M)
48Le couple – en principe monogame, mais la polygamie n’est pas rare – est la cellule de base de la société baka, autant pour sa structuration sociale que pour ses activités économiques. Les partenaires se choisissent mutuellement et de façon relativement libre. La cour d’amour, tout comme le maintien de l’entente, sont donc l’affaire des deux partenaires. De même, la décision de se séparer peut être prise par l’un ou par l’autre. Les couples se défont fréquemment et les mariages successifs sont relativement courants, autant pour les hommes que pour les femmes (cf. Boursier 1997).
49La spécificité du répertoire des bè nāsͻ̀lͻ̀ ne réside pas dans les mélodies et les rythmes propres aux chants, ni dans la thématique générale de l’amour et de la séduction, mais dans la chorégraphie et le contenu textuel, les deux convergeant dans leur connotation expressément sexuelle. En cela, il s’agit bien, au sein du patrimoine musical baka, d’une catégorie à part entière, fondée sur un trait paramusical (chorégraphie spécifique) et un trait circonstanciel (thématique) (cf. Arom et al. à paraître).
50Rappelons que les bè nāsͻ̀lͻ̀ sont chantés par des filles prépubères. Tout en étant des jeux, ils ont pour signification de les préparer à leur futur statut de maîtresse et de mère. On peut se demander dans quelle mesure les filles en sont conscientes. Elles ne chantent que rarement les paroles entières qui – comme dans les autres musiques baka – ne sont pas au premier plan de l’activité musicale. Elles s’adonnent complètement à la polyphonie et à la fusion des corps dans le chant et la danse qui, rappelons-le, les fait parcourir de grandes distances en lignes enlacées et les fatigue en raison de l’aspect gymnastique de certains mouvements.
- 34 Il en était de même pour les enregistrements vidéo qui – pour des raisons de contraintes technique (...)
51L’enquête sur ce sujet est très délicate et plus d’une fois, elle s’est arrêtée sur des rires évasifs, mais non moins révélateurs et affirmatifs34 : bien sûr qu’elles savent ! La perspective particulièrement féminine du regard sur la séduction et le désir les familiarise avec les sujets qui concernent les femmes dès leur entrée dans l’âge adulte. Mais le fait qu’elles n’aient pas encore elles-mêmes atteint cette phase de vie marquée par la découverte de la sexualité, garantit que leur activité reste un jeu et ne verse pas dans l’obscénité. Un regard de spécialiste porté particulièrement sur l’analyse des jeux et de leurs fonctions pourra certainement apporter des éclairages sur ce type d’activité dans la perspective de la construction du sujet. En effet, en le reliant à une expression artistique et joyeuse, le jeu des jeunes filles baka participe pleinement à leur éveil sensuel, tout en restant une métaphore corporelle. On est alors dans le façonnage psychologique et physique de ce que doit être une femme baka.