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Dossier : Couleurs sonores

« Sonar como una murga » Le timbre féminin et ses enjeux dans la murga de style uruguayen, d’après l’expérience du collectif Pura Cháchara en Patagonie argentine

Mathilde Koch
p. 193-205

Abstract

L’expérience d’une murga de style uruguayen formée en Patagonie argentine et composée dans son intégralité de voix féminines sera notre point de départ. Il s’agit dans cet article d’examiner l’utilisation des notions de timbre et de sonorité comme éléments justifiant l’authenticité et l’identité du genre murga. La compétition annuelle du Carnaval dans la capitale Montevideo est marquée par une absence significative de femmes murguistas et par un certain conservatisme, prônant la tradition masculine de cette pratique artistique. La question du timbre est alors utilisée par les plus réfractaires aux nouvelles adaptations pour délégitimer la participation des femmes, les accusant de ne pouvoir émettre une sonorité nasale, métallique, frontale et puissante comme un chœur d’hommes. Le mouvement féministe, traversant l’Amérique latine et s’appropriant la murga, conteste ce rejet historique de la femme dans cette pratique et encourage la création de murgas mixtes ou entièrement féminines permettant ainsi la participation, traditionnellement limitée voire refusée, des femmes. Ces nouvelles formations au sein des murgas nécessitent une recherche spécifique d’un timbre murguero (propre à la murga) et d’un empaste (fusion des voix) adaptés aux voix mixtes et féminines. Cette recherche d’innovations et de nouvelles adaptations des techniques traditionnelles du chant s’opère dans un Carnaval dit « parallèle », hors du circuit de la compétition officielle médiatique et commerciale, et dans lequel les femmes murguistas trouvent leur place.

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Full text

  • 1 « La murga naît tous les ans. Parce-que si elle ne naît pas tous les ans, elle meurt l’année d’aprè (...)

« La murga todos los años nace.
Porque si no nace todos los años, se muere al otro año.
Donde te repetís, te empezás a morir »
1
Raúl Castro de la murga Falta y Resto

1Comment sonner comme une murga de style uruguayen lorsque l’on est une murga composée entièrement de femmes ? C’est à partir de cette interrogation, inhérente à la construction de la murga Pura Cháchara, que se construira l’analyse suivante.

Pura Cháchara, murga argentine et féminine de style uruguayen

  • 2 Pura Cháchara se traduit par « pur blabla », faisant allusion au stéréotype de la femme bavarde et (...)
  • 3 Murguero : qui appartient au genre murga.

2C’est au début de l’année 2018 en Patagonie argentine, dans la ville andine de San Carlos de Bariloche au pied de la Cordillère, que naît la murga de style uruguayen Pura Cháchara2, composée dans son intégralité de voix féminines. Javier Silva à la direction musicale et Bárbara Marigo à la mise en scène, tous deux promoteurs culturels au Département de la Culture de la ville de Bariloche, sont à l’origine de cet atelier réservé aux femmes. Après un an d’enseignement et de transmission des codes murgueros3 au sein du collectif, Javier Silva en quitte la direction musicale et la murga se construit en gestion autonome, avec la composition d’un spectacle pour objectif. Le groupe se compose d’une vingtaine de femmes provenant de différents quartiers des quatre points cardinaux de la ville, dont la tranche d’âge s’étend de 26 à 61 ans. Elles possèdent des origines et des vécus bien différents mais sont toutes disposées à profiter de ce nouvel espace d’expression artistique et militant à travers le prisme féminin. Mon expérience de vie dans la ville de Bariloche et mon intérêt pour cet art de rue remarquable m’ont permis de vivre pleinement l’évolution de Pura Cháchara en contribuant à l’ensemble de son processus de construction, jusqu’à expérimenter et assumer les rôles de directrice musicale et référente au sein du collectif.

3Novice dans le genre, cette jeune murga argentine au style uruguayen sera, dès ses débuts, formée aux techniques vocales propres à la murga uruguayenne.

L’identité murguera

  • 4 Porteña : de la ville de Buenos Aires.
  • 5 Bombos con platillo : grosses-caisses munies de petites cymbales.

4Le collectif Pura Cháchara s’identifie à une murga de style uruguayen. Il existe en effet un deuxième type de murga présent en Argentine, dénommé « murga porteña »4 qui partage les origines de la murga de Montevideo et se distingue notamment par sa multitude de danseurs pratiquant des chorégraphies « aériennes » composées de levers de jambes, de sautés, et de mouvements de bras vers l’avant accompagnant le rythme des bombos con platillo5. Il s’agit donc pour la murga Pura Cháchara de respecter certains critères structuraux qui forment l’identité du genre murga uruguayenne et qui la distingueront de la murga porteña.

5La murga uruguayenne est un ensemble polyphonique, avant même d’être théâtrale. Elle se compose traditionnellement d’un chœur (de dix à vingt chanteurs), d’un trio de percussionnistes et d’un directeur musical. La batterie se compose d’un bombo (grosse-caisse) et d’un redoblante (caisse-claire), tous deux portés au niveau des hanches, devant soi, et de platillos (cymbales) joués à la main.

6Le chœur est divisé en trois registres principaux dénommés cuerdas (cordes) : les segundos (graves), les primos (alti) et les sobreprimos (soprani). L’harmonisation vocale s’organise majoritairement autour d’intervalles de tierce produisant une sonorité propre au genre.

7La ville natale de la murga uruguayenne, sur le continent sudaméricain, est Montevideo, où chaque année lors des festivités du Carnaval se déroule une grande compétition entre murgas. La ville andalouse de Cadiz est considérée comme l’origine première de la murga. L’une des références historiques, choisie comme repère marquant l’apparition de la murga en Uruguay et racontée sous différentes versions telle une légende, est une troupe espagnole de comédiens de zarzuela dans les années 1900 nommée la Gaditana, qui se donna en représentation dans les rues de Montevideo afin de pouvoir financer son voyage de retour (Lamolle et Lombardo 1998 : 11), et de laquelle des collectifs locaux s’inspireront. La murga uruguayenne s’est constituée à partir d’influences musicales variées, qui font d’elle une pratique artistique métisse, puisant ses racines dans la zarzuela, le tango, la milonga, le candombé arrivé en Uruguay par les populations africaines issues de l’esclavage, mais également dans les influences cubaines relevant du lien historique entre Cadiz et Cuba (Romero 2006 : 41). Momo, roi du Carnaval aux origines grecques, ainsi que Pierrot et Colombina de la Commedia dell’ arte, sont les personnages symboliques du Carnaval et de la murga uruguayenne.

Fig. 1. (de gauche à droite) Jimena Aguilar : redoblante, Mariana da Silva Évora : bombo, Noelia Verbeke « la peque » : platillos. Murga Pura Cháchara. 25 février 2020.

Fig. 1. (de gauche à droite) Jimena Aguilar : redoblante, Mariana da Silva Évora : bombo, Noelia Verbeke « la peque » : platillos. Murga Pura Cháchara. 25 février 2020.

Photo Melisa Lilen Verbeke.

8Dans sa forme originelle et son jeu théâtral, la murga se veut une parodie de l’orchestre et du chœur propres à la musique classique. Les costumes, les maquillages et la mise en scène lui sont inhérents et font d’elle une pratique artistique très complète. Le spectacle commun d’une murga s’organise de la manière suivante : la clarinada (introduction a cappella) suivie de la presentación (chanson de présentation de la murga), puis du salpicón ou popurrí (état des lieux de la situation actuelle sociale et politique du pays), des cuplés (analyses de sujets précis avec humour), de la canción de reflexión (chanson de réflexion) et enfin de la despedida (l’au revoir) composée de la retirada (le retrait) et de la bajada (descente de la scène). À travers ses textes critiques et sa mise en scène, la murga dénonce. Elle aime dire à voix haute ce qui dérange, se moque du politiquement correct en pratiquant la satire. C’est une grande experte des jeux de mots et de la dérision. Les paroles de la murga sont au centre de l’attention comme le décrit la murga Falta y Resto dans sa chanson de Retirada en 1982 :

« Ils disent que la murga c’est / une grosse-caisse et une caisse-claire / la murga est un vent de voix / qui te pousse en avant. Un verset qui est clair / et qui reste parmi les gens / c’est beaucoup plus important / qu’un chant grandiloquent »6.

  • 7 « Gâchette facile ».

9La murga est populaire et généralement associée aux partis politiques socialistes. Elle chante pour le peuple, représente la voix des classes moyennes et populaires et se présente habituellement sur les estrades (tablados) installées au cœur des quartiers. Elle critique principalement les partis de droite, le capitalisme, le libéralisme, les abus de pouvoir, et dénonce la faim, les jeunes abandonnés des quartiers vulnérables, le gatillo fácil7 des forces de l’ordre, l’exploitation sexuelle des femmes, les violences institutionnelles, l’inflation, les féminicides, la privatisation des milieux naturels et leur pollution par de grandes industries, la lutte des peuples autochtones pour la reconnaissance de leurs droits, la censure vécue par les murgas lors des dictatures militaires en Argentine et en Uruguay, et bien d’autres sujets encore. La murga est fidèle à son public et sa chanson finale, la bajada (la « descente », c’est-à-dire la sortie de scène) se termine toujours dans la foule, auprès des spectateurs. La séance photo des groupies avec leur chanteur préféré est également devenue un rituel. La chanson de despedida (d’au revoir) évoque toujours la présence continue de la murga qui reviendra au prochain Carnaval.

La compétition officielle

  • 8 Un ou une murguista est membre d’une murga et pratique cet art.

10Le Teatro de Verano est la scène symbolique par excellence des murgas qui participent à la compétition du Carnaval dans la capitale uruguayenne. De janvier à mars, les murgas présélectionnées présentent leur spectacle annuel d’une durée de quarante-cinq minutes et se soumettent à un système de notation assuré par un jury. D’importantes sommes d’argent sont en jeu et, selon certains murguistas8, cette compétition dénature l’éthique populaire de la murga. Edú Lombardo et Guillermo Lamolle dénoncent l’indécence pour une murga de gagner une compétition marquée par la corruption (Lamolle et Lombardo 1998 : 84), alors que d’autres acteurs du Carnaval valorisent au contraire l’acte de concourir comme une source de motivation et d’amélioration pour les collectifs. En effet, la compétition a permis le développement de cet art en poussant les murgas à se perfectionner.

  • 9 « Reglamento del concurso oficial de agrupaciones carnavalescas 2020 », p. 12.

11Le concours officiel, commercial et très médiatisé, est l’unique festivité présentée au public international lors du Carnaval uruguayen La compétition à Montevideo est également un lieu où s’exerce un certain conservatisme. Les plus attachés au maintien de la tradition considèrent que la murga est réservée aux hommes. Selon un article publié dans la revue uruguayenne Brecha, l’édition 2020 de la compétition officielle comptait 340 murguistas répartis entre une vingtaine de murgas, dont 322 hommes et 18 femmes (Pinto Román 2020 : 2). Le collectif gagnant de cette même année est Agarrate Catalina, grand incontournable du genre murga, qui compte deux femmes occupant les rôles de sobreprimas (registre vocal aigu). C’est en effet la position que les femmes murguistas occupent généralement au sein des murgas mixtes, en raison de leur facilité à atteindre les notes plus aiguës. Depuis 2012 cependant, aucune murga entièrement féminine n’a réussi à passer l’épreuve d’admission à la compétition (Galliazzi 2019 : 2). Dans le Règlement du concours officiel des groupes carnavalesques9 il est précisé que la murga doit compter de 14 à 17 membres (componentes) sans distinction de genre. Les femmes ont donc de manière légale le droit de participer à la compétition. Un point particulièrement intéressant à explorer est la question de l’utilisation du timbre vocal comme élément justifiant le rejet et la délégitimation de la participation des femmes aux murgas.

« Sonar como una murga »

12Dès ses débuts, Javier Silva explique au collectif Pura Cháchara l’importance de « sonner comme une murga ». A défaut, l’une des critiques les plus blessantes pour une murga de style uruguayen est la suivante : « suena como un coro », c’est-à-dire « elle sonne comme une chorale [entendu de musique classique] » (Lamolle et Lombardo 1998 : 55). En filigrane, se profile donc la notion d’authenticité associée à la murga uruguayenne avec la volonté de renforcer son identité en la distinguant d’autres formes artistiques. Selon Guillermo Lamolle et Edú Lombardo, bien que le timbre caractéristique de la batterie, dû à l’association du bombo, du redoblante et des platillos, soit l’« empreinte digitale » de la murga uruguayenne (Lamolle et Lombardo 1998 : 75), c’est le timbre de la murga que nous allons analyser ici, car c’est sur lui que sont jugées l’authenticité et l’esthétique de la murga uruguayenne.

13Dans sa thèse sur la transmission du höömij mongol, Johanni Curtet rappelle la difficulté à décrire et définir la notion de timbre (Curtet 2013 : 72). En effet, les tentatives de caractérisation l’abordent plutôt par ce qu’elle n’est pas en termes techniques et acoustiques ou par des comparaisons en utilisant des adjectifs qualificatifs non-musicaux (tels que doux, clair ou encore chaleureux), forme actuelle courante et accessible pour évoquer la perception d’un timbre musical. Le timbre n’étant pas un composant mais un composé, comme l’indique Claire Pillot (Pillot 1997 : 4), il est multidimensionnel et nous privilégierons ici l’approche perceptuelle de l’identité timbrique par Claude Cadoz que décrit Johanni Curtet : « Sa valeur et sa fonction finale [du timbre] sont l’oreille et l’intelligence musicale qui en décident » (Curtet 2013 : 72). En effet, les caractéristiques sonores du timbre (tímbrica) murguero relèvent principalement de la perception sensorielle, et ses qualités sont systématiquement définies par des adjectifs tels que : nasal, métallique, frontal, éraillé, grave et puissant. Cette sonorité caractéristique viendrait de la nécessité de porter la voix dans des espaces ouverts, à l’image des vendeurs ambulants et des crieurs publics (Lamolle et Lombardo 1998 : 36) avant l’apparition de l’amplification électrique. Pour obtenir cette sonorité, plusieurs techniques sont conseillées. L’une d’entre elles est l’utilisation des résonateurs faciaux, enseignée à la murga Pura Cháchara, et qui consiste à amener le son à vibrer dans la partie supérieure des joues et dans le haut de la tête. Cette technique phonatoire rejoint l’explication de Bernard Lortat-Jacob et Gilles Léothaud quant à l’identité du timbre vocal, qui recourt à des résonateurs corporels tels que le nez, la gorge ou la poitrine, zones de certains harmoniques renforcés (Curtet 2013 : 73). Un autre procédé associé à la particularité du timbre vocal de la murga uruguayenne revient à chanter en tordant la bouche sur le côté afin d’obtenir un son nasal. La technique de l’« empaste », entremêlant l’ensemble des voix jusqu’à ce qu’elles se confondent, est également l’un des savoir-faire fondamentaux du genre. Le chœur ne fait plus qu’un, l’émission du son s’effectue dans une parfaite synchronie et donne la sensation d’unisson.

14« Sonner comme une murga » se réfère donc à l’emploi de ces différentes techniques et sonorités, principalement associées aux voix masculines, et qui forment l’identité vocale et timbrique de la murga uruguayenne traditionnelle. Les ateliers d’initiation à cet art proposés par des chanteurs murguistas ciblent généralement leurs principaux enseignements sur ces différentes techniques vocales propres au genre. Il est aussi intéressant de relever que dans le Règlement du concours officiel des groupes carnavalesques de l’édition 2020, dans la catégorie « murga », les particularités et les caractéristiques du timbre vocal murguero, décrites précédemment, ne sont pas précisées, renforçant ainsi les représentations collectives quant au « vrai » timbre murguero.

L’adaptation du timbre vocal féminin au timbre murguero

  • 10 Cero Bola, « Zéro Boule », est une murga entièrement féminine.

15Le jugement esthétique de la murga est directement associé au timbre vocal, à la sonorité du chœur et de ce fait concerne la place de la femme et des voix féminines au sein des murgas uruguayennes. Dans son analyse sur la réception du spectacle de la murga féminine Cero Bola10 en 2012, Clara Biermann relaie certaines critiques du public à l’égard d’un « problème vocal » associé à la sonorité du chœur féminin (Biermann 2013 : 126). C’est en effet un reproche courant dans le cadre du concours officiel du Carnaval. Sofía Mieres, membre de cette même murga, cite une appréciation du jury après l’échec du collectif à l’épreuve d’admission aux compétitions de 2013 et 2015 : « Vous chantez juste, mais vous avez un désavantage évident quant au chœur de murga. C’est comme s’il manquait une couleur à la palette d’un peintre » (Cordo 2018 : 4). Cette observation fait référence de manière explicite à un problème concernant le timbre, cela à travers la métaphore du peintre, dont la palette vient imager l’une des définitions les plus courantes du timbre : la « couleur du son ».

  • 11 Propos recueillis dans le cadre d’une rencontre entre Jhoanna Duarte et la murga Pura Cháchara le 1 (...)

16En effet, il est impossible pour une murga mixte ou entièrement féminine d’émettre une sonorité égale à celle des murgas d’hommes. Jhoanna Duarte, actuelle directrice musicale de la renommée murga mixte Falta y Resto, explique, lors d’une rencontre avec le collectif Pura Cháchara, qu’« une murga de femmes ne sonnera jamais comme une murga d’hommes ou comme une murga mixte »11. Cette affirmation est détaillée par Victoria Gutiérrez, directrice de la murga féminine Cero Bola, dans un entretien de 2012 publié dans le journal uruguayen La Diaria :

« Il y a des notes que les femmes ne peuvent pas chanter, il y a une question de registre et des fois, c’est difficile de trouver une femme qui arrive aux graves comme un homme. […] On doit travailler beaucoup de choses : le timbre, la couleur de la voix et les hauteurs. Dans la murga, à l’origine, les femmes ne participent pas, donc la sonorité va être différente obligatoirement. J’essaie de faire attention à cela pour que ça ne sonne pas chillón [criard, grinçant], il faut trouver la forme pour que ça sonne de manière agréable » (Noroña 2012 : 3).

17Victoria Gutiérrez explique également dans un entretien à la Televisión Nacional Uruguay12 que le travail d’harmonisation vocale pour une murga de femmes est une recherche permanente. Le registre est plus aigu que celui d’une murga d’hommes. Donc, si la sonorité est très nasale, le chœur risque de paraître criard à l’écoute. Il s’agit de trouver l’équilibre pour émettre une sonorité qui respecte les répartitions du spectre sonore propres à la murga uruguayenne et qui soit plaisante à l’écoute. L’esthétique liée au timbre s’avère donc une question fondamentale. Les murgas féminines doivent réussir à produire un son agréable à l’écoute en l’adaptant à la physiologie féminine, afin qu’il soit considéré comme murguero.

Fig. 2. Murga Pura Cháchara, Carnaval 2020, San Carlos de Bariloche. 23 février 2020.

Fig. 2. Murga Pura Cháchara, Carnaval 2020, San Carlos de Bariloche. 23 février 2020.

Photo Nacha.

Militantisme et féminisme dans la murga

  • 13 « Sans nous, il n’y a pas de Carnaval ».

18« Sin nosotras no hay Carnaval »13, scandé à l’unisson par les membres de la murga Pura Cháchara lors d’une représentation, le bras levé et le poignet muni d’un foulard rouge, est le mouvement créé en 2018 par les femmes murguistas uruguayennes. Rendre visible la présence des femmes et rappeler qu’elles sont indispensables dans le genre murga paraît nécessaire dans ce milieu artistique historiquement réservé aux hommes. En effet, les femmes ont toujours participé au Carnaval et à la vie des murgas, souvent depuis les coulisses, en occupant les rôles de maquilleuses, couturières, stylistes et nourrices. Quelques noms féminins se sont également démarqués, comme celui de Perlita Cucu, directrice de la murga Don Bochinche y Compañía en 1932, et Juanita « Pochola » Silva, directrice de la première murga de femmes Rumbo al infierno en 1958 (Pollo 2018 : 3). La participation de ces femmes au-devant de la scène n’a pas été sans difficultés, entravée par un machisme certain, présent au cours des cent vingt ans d’histoire de la murga uruguayenne. De fait, « murga » désigne un collectif majoritairement, voire exclusivement, composé d’hommes. Dans le cas opposé, on ajoute « de femmes », « féminine » ou « mixte ». Notons également que les écrits relatifs aux murgas féminines sont principalement publiés dans des revues associées au militantisme féministe.

  • 14 « Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n’avez pas pu brûler ».
  • 15 « Pas une de moins ».

19Le mouvement féministe qui traverse l’Amérique latine, dont l’Argentine et l’Uruguay, s’approprie cette pratique artistique masculine, rompant ainsi avec les traditions murgueras et inscrivant la murga dans une dynamique de réinvention. La murga devient un espace de revendications féminines, exprimées par les femmes, fidèle à l’essence du genre murguero qui est la lutte contre les injustices et les inégalités sociales. « Somos las nietas de las brujas que no pudieron quemar »14 résonne dans les manifestations pour le droit à l’avortement libre et gratuit. Les membres de la murga féminine Pura Cháchara, de style uruguayen, militent personnellement mais aussi à travers l’art murguero de rue, lors de manifestations féministes telles que les actions menées par le collectif Ni una menos15 contre les féminicides et les violences faites aux femmes. La grande majorité des murgas féminines partage ces revendications et s’inscrit dans un militantisme pour les droits des femmes.

20Jhoanna Duarte, évoquée précédemment, est la première femme directrice de la murga Falta y Resto, fondée en 1980, qui a remporté plusieurs fois le concours officiel dans les années 90. En 2018, cette même murga défie la tradition en se présentant avec un chœur mixte paritaire, et obtient seulement la treizième place de la compétition. En 2019, Falta y Resto ne participe pas au concours officiel en raison d’un désaccord entre les deux propriétaires de la murga, l’un d’eux refusant l’inscription du collectif au concours, provoquant alors un scandale dans le milieu du Carnaval uruguayen. Ce refus est justifié auprès du public par la présence excessive de femmes, qui constituent la moitié du chœur de Falta y Resto. Une telle position allait susciter un véritable questionnement quant à la place de la femme dans la murga uruguayenne.

21Cette présence féminine de plus en plus importante n’est pas reçue positivement par les conservateurs de la murga traditionnelle. Raúl Castro, fondateur de ce même collectif explique au sujet de la nouvelle formation paritaire de la murga :

  • 16 Propos recueillis dans le cadre de l’atelier Fábricas de Murguistas dispensé par Pablo Milich, le 2 (...)

« Dans le chœur en 2018 nous avions des voix féminines meilleures que les voix masculines […]. On savait que quand on se présenterait, ils nous recevraient avec tout le code de la tradition. Et le code de la tradition est lourd comme une enclume parce qu’il vient du vieux accoudé au comptoir, qui est celui que tout le monde respecte parce qu’il a dirigé telle murga. […] Arrive le jour d’aujourd’hui où la femme gagne sa place dans la société, et la murga doit être le reflet de la société sinon ce n’est plus une murga »16.

De nouvelles sonorités

  • 17 « Jeune Murga ».

22La participation des femmes murguistas dans le Carnaval uruguayen induit des innovations vocales et timbriques. Concernant l’harmonisation des voix d’un chœur mixte ou féminin, Jhoanna Duarte préfère choisir des notes dans un registre plus aigu tout en faisant attention de ne pas trop exiger des sobreprimas. Elle insiste sur l’importance de se sentir à l’aise en chantant et de ne pas forcer la voix en essayant de produire une sonorité puissante et éraillée, similaire à celle des hommes, ce qui pourrait abîmer les cordes vocales. Jhoanna Duarte s’inscrit dans une recherche de nouvelles sonorités, en proposant au chœur de chanter « plus en arrière » c’est-à-dire d’une manière plus chorale, et pas aussi frontale et nasale comme le suggère la technique vocale traditionnelle de la murga uruguayenne. Elle explique que cette recherche de nouvelles sonorités prend place dans le cadre de la compétition nommée Murga Joven17, festivité qui a lieu quelques mois avant le « Carnaval majeur » et à laquelle les murgas mixtes et celles composées dans leur intégralité de femmes peuvent participer. C’est en effet une catégorie plus ouverte aux nouveautés, en comparaison avec la compétition officielle représentant uniquement les murgas traditionnelles, majoritairement masculines. L’inclusion récente des femmes dans cette catégorie apporte des modifications concernant le timbre et les critères d’harmonisation, donnant au chœur une sonorité plus aiguë.

23La participation des femmes à la murga, liée à leur désir de pouvoir profiter de cette pratique artistique au même titre que les hommes, implique des changements et des innovations quant à la question du timbre murguero. La tradition se réinvente, de nouvelles sonorités apparaissent pour le plaisir de certains, quand d’autres plus traditionalistes s’en offusquent. S’agit-il d’une volonté de conservation des codes de la murga traditionnelle et en partie de sa sonorité dans un devoir de patrimonialisation, ou bien la présence de la femme dérange-t-elle les fondements de cette tradition masculine ancrée dans une organisation basée sur le patriarcat ?

Repenser le Carnaval

  • 18 « La Rencontre de Murguistas Féministes ».

24Il est certain qu’aujourd’hui, ces nouvelles formations de murgas ne trouvent pas leur place dans la compétition officielle, ce qui amène les collectifs à repenser le Carnaval et ses espaces. En effet, les murgas en désaccord avec les valeurs structurant le concours officiel préfèrent se présenter sur d’autres tablados, en adéquation avec l’idée d’un Carnaval libre et populaire. Depuis 2017, a lieu au mois de mars el Encuentro de Murguistas Feministas18 à Montevideo. Il s’agit d’un événement dédié aux femmes et transidentités pratiquant l’art murguero, dont la programmation propose de multiples ateliers et spectacles de murgas axés autour des questions relatives aux rapports de genres et à la place des femmes et autres identités dans cette pratique artistique. La volonté de rompre avec un Carnaval basé sur des valeurs relevant d’un certain machisme est grandissante.

  • 19 « Hommes Carnaval ».

25Effectivement, au mois d’août 2020 et en moins d’une semaine, environ deux cents témoignages relatifs aux violences de genres et aux abus sexuels vécus dans le milieu de la murga uruguayenne, ont bouleversé les adeptes de cet art. Révélés par un groupe de femmes murguistas anonymes dans une page intitulée Varones Carnaval19 sur le réseau social Instagram, ces récits dénonçant les actes et comportements de certains hommes murguistas ont permis de rendre visible une problématique présente dans le monde du Carnaval et dans la compétition officielle, poussant certaines murgas à repenser leurs valeurs collectives en tant qu’actrices d’une pratique artistique qui prétend lutter contre tout type d’injustice.

Fig. 3. Murga Pura Cháchara, Carnaval 2020, San Carlos de Bariloche. 23 février 2020.

Fig. 3. Murga Pura Cháchara, Carnaval 2020, San Carlos de Bariloche. 23 février 2020.

26L’analyse du timbre vocal dans la murga uruguayenne soulève donc un enjeu de taille, qui excède une simple appréciation technique et musicale. Elle met en exergue une problématique sociale qui traverse de plein fouet cet art du spectacle et de la transgression. La murga s’inscrit dans une dynamique de réinvention et de restructuration qui dérange les fondements de la compétition officielle, basée sur des valeurs qui semblent ne plus correspondre aux revendications sociales actuelles. L’identité murguera se réadapte en fonction des qualités timbriques des murguistas et des lieux de pratique. C’est ainsi que les identités timbriques et géographiques se mélangent à la structure de la murga traditionnelle uruguayenne, à l’image de la murga Pura Cháchara qui s’auto-définit comme étant une murga de voix féminines, patagonique, au style uruguayen.

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Notes

1 « La murga naît tous les ans. Parce-que si elle ne naît pas tous les ans, elle meurt l’année d’après. [Dès l’instant] où tu te répètes, tu commences à mourir ».

2 Pura Cháchara se traduit par « pur blabla », faisant allusion au stéréotype de la femme bavarde et ironisant à la fois sur le contenu finalement sérieux et réfléchi des paroles chantées par le collectif.

3 Murguero : qui appartient au genre murga.

4 Porteña : de la ville de Buenos Aires.

5 Bombos con platillo : grosses-caisses munies de petites cymbales.

6 Falta y Resto, 2016, Canto de Barrio en Barrio [En ligne : <https://www.youtube.com/watch?v=Luhyhm_hseY>, consulté le 18 août 2020].

7 « Gâchette facile ».

8 Un ou une murguista est membre d’une murga et pratique cet art.

9 « Reglamento del concurso oficial de agrupaciones carnavalescas 2020 », p. 12.

10 Cero Bola, « Zéro Boule », est une murga entièrement féminine.

11 Propos recueillis dans le cadre d’une rencontre entre Jhoanna Duarte et la murga Pura Cháchara le 19 mai 2020.

12 Televisión Nacional Uruguay, 2015, Cero Bola. [En ligne : <https://www.youtube.com/watch?v=w7_6fxg2jwk>, consulté le 1er juillet 2020].

13 « Sans nous, il n’y a pas de Carnaval ».

14 « Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n’avez pas pu brûler ».

15 « Pas une de moins ».

16 Propos recueillis dans le cadre de l’atelier Fábricas de Murguistas dispensé par Pablo Milich, le 29 juillet 2020.

17 « Jeune Murga ».

18 « La Rencontre de Murguistas Féministes ».

19 « Hommes Carnaval ».

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List of illustrations

Title Fig. 1. (de gauche à droite) Jimena Aguilar : redoblante, Mariana da Silva Évora : bombo, Noelia Verbeke « la peque » : platillos. Murga Pura Cháchara. 25 février 2020.
Credits Photo Melisa Lilen Verbeke.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/4409/img-1.jpg
File image/jpeg, 422k
Title Fig. 2. Murga Pura Cháchara, Carnaval 2020, San Carlos de Bariloche. 23 février 2020.
Credits Photo Nacha.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/4409/img-2.jpg
File image/jpeg, 537k
Title Fig. 3. Murga Pura Cháchara, Carnaval 2020, San Carlos de Bariloche. 23 février 2020.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/4409/img-3.jpg
File image/jpeg, 643k
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References

Bibliographical reference

Mathilde Koch, “« Sonar como una murga » Le timbre féminin et ses enjeux dans la murga de style uruguayen, d’après l’expérience du collectif Pura Cháchara en Patagonie argentine”Cahiers d’ethnomusicologie, 34 | 2021, 193-205.

Electronic reference

Mathilde Koch, “« Sonar como una murga » Le timbre féminin et ses enjeux dans la murga de style uruguayen, d’après l’expérience du collectif Pura Cháchara en Patagonie argentine”Cahiers d’ethnomusicologie [Online], 34 | 2021, Online since 01 December 2022, connection on 02 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/4409

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About the author

Mathilde Koch

Mathilde KOCH est ingénieure d’études en Sciences Sociales diplômée de l’Université de Lille 1, titulaire d’une double Licence en Ethnologie des Arts Vivants, orientation Musique, à l’Université de Nice Sophia-Antipolis. Elle est spécialisée en anthropologie urbaine et s’intéresse aux études tsiganes. Musicienne et auteure-compositrice, elle a également assuré la direction musicale de Pura Cháchara en Argentine, murga de voix féminines de style uruguayen.

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Copyright

CC-BY-SA-4.0

The text only may be used under licence CC BY-SA 4.0. All other elements (illustrations, imported files) are “All rights reserved”, unless otherwise stated.

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