- 1 Au Maroc, le terme « professionnelles » est utilisé en même temps que l’arabe ḥraīfiyāt (fém. sing (...)
- 2 Cet article est le résultat de recherches sur le terrain que j’ai effectuées au Maroc, de septembr (...)
1Il n’est pas aisé de définir avec précision la notion de professionnalisme ni de décrire avec exactitude une musicienne professionnelle lorsqu’on parle du Maroc, et cela pour plusieurs raisons1. En effet, le contexte dans lequel la plupart des femmes pratiquent leurs activités musicales est considéré comme « privé » – à l’intérieur d’une maison ou pour un public féminin – et pour cette raison, elles sont souvent qualifiées de semi-professionnelles. Cette définition minimise et dévalorise les activités musicales des femmes, en les réduisant souvent à de simples objets folkloriques. En outre elle produit ou renforce, une structure qui repose sur deux pôles : l’un est « public » (professionnel) et l’autre « privé » (semi-professionnel). Cette définition influence, comme nous le verrons plus loin, le jugement moral porté sur les musiciennes2.
2Les interprètes sont souvent définies comme des semi-professionnelles parce que leurs activités musicales ne constituent pas leur occupation principale ou leur unique source de revenus. Bien que cette situation ne soit pas inhabituelle au Maroc où seul un petit nombre de musiciens professionnels, hommes ou femmes, réussissent à mener une carrière musicale ininterrompue avec des engagements stables et une source de revenus sûre, les femmes semblent plus touchées que les hommes par l’instabilité de la profession.
3Même si le talent artistique est pris en compte lorsqu’on engage des musiciennes spécialisées dans un ou plusieurs genres musicaux, ce n’est pas le seul critère pour qualifier une musicienne de professionnelle. Ceci est d’autant plus vrai que, durant cette dernière décennie, le phénomène de la World Music associé à une politique culturelle et économique axée sur le renforcement de l’identité nationale ou régionale et le développement de l’industrie touristique – dans laquelle la musique remplit une fonction stratégique – ont joué un rôle primordial dans le foisonnement des festivals, des émissions musicales radiophoniques et du développement de l’industrie de la cassette et de la vidéo. Cette évolution a inévitablement bouleversé le paysage musical marocain, élevant du jour au lendemain des musiciens traditionnels villageois, des semi-professionnels, voire même des amateurs, au rang de musiciens professionnels.
4Pour étudier les shikhāt en relation avec d’autres musiciennes, on doit nécessairement tenir compte des catégories généralement considérées comme des semi-professionnelles. A titre d’hypothèse de travail, je me propose de donner ici une définition de la musicienne professionnelle fondée sur les critères suivants :
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une femme qui dépend financièrement de son activité musicale, même à temps partiel ;
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une femme engagée pour faire de la musique et rémunérée en conséquence ;
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une femme qui fait de la musique dans les lieux privés et publics ;
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une femme dont l’activité musicale influe sur son statut social, même à un niveau purement local.
- 3 La participation d’un grand nombre de jeunes chanteuses, adolescentes ou au début de leur vingtièm (...)
5Rares sont les Marocains qui acceptent de bon cœur que leurs filles se consacrent à une carrière musicale ou que des membres de leur famille épousent des musiciennes. Il n’est donc pas surprenant qu’un grand nombre de ces musiciennes abandonnent leur métier lorsqu’elles se marient, à moins qu’elles n’épousent quelqu’un de leur profession ou que leur situatrion économique les oblige à continuer. Même si les attitudes envers les musiciennes varient en fonction de différents facteurs (environnement urbain, rural ou régional, statut social de la famille, style de musique, âge3, notoriété et surtout revenus), une musicienne réussit difficilement à se faire accepter par sa famille. Au début de sa carrière, elle ne peut pas éviter les tensions et se trouve confrontée à la désapprobation de son entourage, ce qui l’oblige souvent à se séparer de ses proches.
6Même si la télévision nationale (RTM et 2M), avec ses concours hebdomadaires de chant et la diffusion quotidienne de vidéos de musique arabe et occidentale, le nombre toujours croissant de festivals, nationaux et internationaux, ainsi que l’industrie florissante du disque et de la cassette montrent en permanence des chanteuses et font entendre la voix des femmes à travers le pays – presque en incitant les jeunes filles, souvent plus attirées par la vie de star que par une réelle vocation artistique, à se tourner vers une carrière musicale – la société marocaine réagit toujours de la même façon. Les raisons qui donnent lieu à ces jugements sociaux sont multiples et inévitablement liées aux idées courantes sur ce que doit être le comportement des femmes
7Au Maroc, l’identité de la femme est définie par rapport à un schéma relationnel particulier et non de façon autonome. Idéologiquement, la femme est identifiée à la famille, donc à son rôle d’épouse et de mère ; de plus, le centre de la famille étant la maison, la femme est « naturellement » associée à l’espace privé et non à la sphère publique ; enfin, la femme étant censée rester toujours pure et vertueuse, sa sexualité est toujours problématique. La femme se trouve ainsi enfermée dans une structure qui repose sur deux extrêmes : la pureté associée à l’espace intérieur et à la sphère privée, la promiscuité associée à l’espace extérieur et à la sphère publique. Cette dualité a toujours eu, et continue d’avoir, un impact négatif sur la participation des femmes à la création musicale (Citron 1993 : 85-6).
8La sexualité féminine est généralement liée aux rôles des femmes dans les activités musicales. Au Maroc, les femmes assument des rôles musicaux qui peuvent soit mettre en avant leur sexualité – en l’associant de façon implicite ou réelle à la prostitution –, soit la mettre en retrait.
9Comme dans les autres pays islamiques, les activités musicales des Marocaines sont organisées en fonction des contextes, des styles d’interprétation, des types d’instruments et des genres musicaux ; autant de conditions qui influent nécessairement sur le statut des musiciennes.
10Si l’on excepte la participation des femmes à l’Orchestre philharmonique du Maroc ou à d’autres ensembles qui jouent le répertoire classique occidental sur des instruments occidentaux dans un cadre occidental, les musiciennes professionnelles peuvent être regroupées au Maroc en quatre catégories : les orchestres de femmes (firqāt l-‘yālāt) ; les chanteuses solistes (mughanniyāt) ; les ensembles de femmes (hāḍḍārāt, maddaḥāt, fqirāt, huwāriyāt, m‘allmāt, ‘awniyāt, ḥaddawiyāt, l‘abāt) et les shikhāt.
Le tableau 1 résume les caractéristiques de chaque classe de musiciennes.
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Instruments
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Répertoire
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Formation
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Contexte de représentation
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Ensemble
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Audience
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danse
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orchestres de femmes (firqāt l-‘yālāt)
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voix, instruments à cordes, clavier, percussions
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musique andalouse, gharnāṭi, sha‘bi, et musiques traditionnelles
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un certain degré de formation formelle
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célébrations familiales pour des clients aisés
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femmes
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féminine
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aucune ou très peu
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chanteuses solistes (mughanniyāt)
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voix
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chants arabes classiques mūsīqa aṣria, melhun, musique andalouse
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différents degrés de formation formelle
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salles de concert, plus petits lieux de concerts, grands hôtels, télévision, radio et festivals
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orchestre ou groupe d’hommes
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mixte
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aucune
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chanteuses solistes (mughanniyāt)
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voix
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sha‘bi
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différents degrés de formation formelle
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salles de concert, plus petits lieux de concerts, célébrations familiales, hôtels, cabarets, télévision, festivals
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groupe d’hommes
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mixte
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un peu
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ensembles de femmes (hāḍḍārāt, maddaḥāt, fqirāt)
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voix, percussions
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musiques traditionnelles
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aucune formation formelle
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célébrations familiales de type sérieux, fêtes de saints et autres manifestations religieuses
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femmes
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féminine
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aucune
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ensembles de femmes (huwāryāt, m‘allmāt, awnyāt, ḥaddawiyāt, l‘ābāt)
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voix, percussions
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musiques traditionnelles et sha‘bi
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aucune formation formelle
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célébrations familiales et fêtes de saints
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femmes
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féminine
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oui
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shikhāt
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voix, quelques percussions
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‘aiṭa, sha‘bi
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aucune formation formelle
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célébrations familiales, soirées privées, hôtels, cabaret et fêtes de saints
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nstrumentistes mâles et shikhāt
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féminine, mixte, masculine
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oui
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11Les orchestres de femmes (firqāt l-‘yālāt) que l’on trouve dans les villes de Tanger, Tétouan et Oujda sont issus d’une tradition musicale urbaine caractéristique du nord, une région du Maroc considérée comme le bastion de la musique andalouse, al-ālā al-andalusiya, et plus particulièrement d’une tradition appelée gharnāṭi (de Grenade).
- 4 Le répertoire de la musique andalouse est constitué d’un ensemble de pièces vocales et instrumenta (...)
- 5 Au Maroc le terme sha‘bi (sha‘b, peuple) est utilisée comme appellation commune pour définir tous (...)
12Musique savante profane dont la tradition remonte à l’Espagne musulmane (VIIIe-XVe siècles), al-ālā al-andalusiya est fondée sur un système de vingt-quatre modes utilisant deux formes de poésie arabe, le muwashshaÊ et le zajal. Très estimée au Maroc, cette musique a depuis toujours bénéficié du patronage royal (Schuyler 2001 : 137-8). Le répertoire des orchestres de femmes s’appuie essentiellement sur cette tradition musicale et en particulier sur les pièces vocales des nūbāt4 ; mais il peut aussi inclure de la musique populaire sha‘bi5 ou des genres de musique traditionnelle typiques du nord.
13L’orchestre, dont le nombre de membres varie selon l’importance de la célébration et les moyens financiers mis à disposition, peut comprendre jusqu’à quinze musiciennes qui chantent en s’accompagnant de divers instruments. L’instrumentation de base comprend ‘ūd (luth arabe), kamanja (violon européen ou alto tenu verticalement), ta‘rīja (petit tambour en gobelet de terre cuite à une peau), ṭār (petit tambour sur cadre circulaire à cymbalettes), darbūka (tambour en gobelet à une peau), bendīr (grand tambour sur cadre circulaire), mandole et mandoline pour les orchestres spécialisés dans le style gharnāṭi, et, récemment, l’orgue électronique. Un groupe de deux à quatre voix de soutien entre parfois dans la composition des plus grands ensembles.
- 6 Ahmed Aydoun, communication personnelle du 20 mai 2003.
14Traditionnellement la profession était héréditaire ; mais de nos jours, la plupart des interprètes rejoignent un orchestre et s’embarquent dans la carrière professionnelle après avoir reçu une certaine formation dans les conservatoires locaux6.
15Les orchestres de femmes ont été créés à l’origine pour remplacer les ensembles d’hommes aveugles qui animaient les fêtes familiales et les cérémonies privées chez de riches clientes. Vêtues de magnifiques costumes traditionnels de leur région, les musiciennes jouent en restant posément assises.
16Dirigées par la chanteuse la plus âgée de l’ensemble, qui joue en général du ‘ūd, ces musiciennes constituent une exception dans le paysage musical marocain, où rares sont les femmes qui jouent des instruments, hormis les percussions. Les musiciennes ne dansent pas pendant la performance ; cependant, les chanteuses qui assurent les voix de soutien, lorsqu’elles sont présentes, exécutent parfois quelques mouvements de danse. Les assistantes se joignent souvent aux musiciennes pendant le chant, soulignant et accélérant le rythme par des battements de mains, et surtout dansant entre elles de manière sensuelle, mais calme et gracieuse.
- 7 Terme utilisé pour définir la chanson marocaine moderne inspirée par la musique égyptienne du XXe (...)
- 8 Un genre de chant urbain qui est traditionnellement interprété dans les milieux ouvriers masculins (...)
17L’appellation commune de mughanniyāt (« chanteuses », sing. mughanniya) s’applique à toutes les chanteuses accompagnées par un orchestre ou un ensemble masculin et spécialisées dans un seul ou plusieurs des genres suivants : chant arabe classique, mūsīqa aṣria7, pièces vocales de la tradition musicale andalouse et, récemment, melhūn8.
- 9 Ahmed Aydoun, communication personnelle, 20 mai 2003.
- 10 Pendant mes recherches sur le terrain, j’ai eu l’occasion de discuter de leur carrière avec différ (...)
18Les mughanniyāt sont considérées comme un phénomène musical relativement récent, qui débute dans les années soixante pour atteindre son apogée dans les années quatre-vingt ; les chanteuses reçoivent à différents degrés une formation musicale en chant classique occidental, soit dans les conservatoires marocains où le chant de style arabe est absent des programmes d’enseignement, soit à l’étranger. Puis elles se lancent dans une carrière professionnelle suite à une audition ou à un concours organisé par les institutions musicales nationales, en particulier dans les conservatoires, à la radio et à la télévision marocaines9. Une fois choisies pour leurs qualités musicales ou en tant que lauréates d’un concours10, les chanteuses donnent des concerts avec un orchestre ou un ensemble pour perfectionner leur formation musicale.
- 11 Tous les samedis soir, de 21h à 23h, les deux chaînes de télévision nationales diffusent des conco (...)
19Au Maroc, seules quelques chanteuses ont réussi à se faire un nom et à mener une carrière couronnée de succès. Les compositeurs de musique pour orchestre écrivent pour elles des pièces qu’elles chantent dans des émissions spéciales de la télévision11 ou au cours d’événements prestigieux qui se déroulent dans de grandes salles de concert ou lors de festivals. Les autres, c’est-à-dire la majorité des chanteuses, apparaissent de temps en temps dans des soirées musicales ou des concours, elles deviennent des sortes de « voix anonymes » dans des orchestres dont elles dépendent complètement. Quant à leur propre carrière, elles la financent elles-mêmes en faisant des enregistrements ou en chantant dans des lieux comme les grands hôtels.
20L’interprétation et le contexte dans lequel cette catégorie de mughanniyāt chante rappellent les concerts des chanteuses classiques occidentales. Pratiquement immobile au milieu de la scène, debout devant un orchestre ou un ensemble de musiciens, la mughanniya chante face à un micro tandis que ses bras et ses mains soulignent le sens des paroles. Les chants d’amour et les thèmes patriotiques trouvent un écho particulier lorsque le public mixte encourage verbalement la chanteuse et ponctue le chant, participant ainsi activement au concert en reprenant un refrain, en battant des mains ou en invoquant avec enthousiasme le nom d’Allah en signe de profonde appréciation.
21Le terme mughanniyāt s’applique également aux chanteuses de sha‘bi. Ces chanteuses commencent normalement leur carrière en chantant en amateur pour des amis, des voisins ou lors de mariages, avant d’être « découvertes » par le grand public grâce à des enregistrements commerciaux.
22Accompagnées d’un petit ensemble de musiciens qui jouent sur des instruments occidentaux et marocains traditionnels ou, à l’instar des groupes pop/rock, uniquement sur des instruments occidentaux, le mode d’interprétation de ces chanteuses rappelle un peu les concerts des chanteuses pop occidentales. Habillées à l’occidentale et se déplaçant sur scène, la plupart de ces mughanniyât ne s’en distinguent que par leur musique – un style hybride de chansons d’amour influencé par la musique populaire orientale et occidentale – et par leur façon de chanter.
23La carrière de ces chanteuses ressemble à celle des interprètes occidentales. Passant d’un producteur, d’un directeur ou d’un groupe à l’autre, toujours en train de se battre pour le prochain concert, leur carrière est mesurée à l’aune de leur succès commercial. Seul un petit nombre de mughanniyāt réussit, tandis que les autres cessent de donner des concerts ou continuent d’animer les fêtes privées et les célébrations familiales, chantent dans des hôtels ou des cabarets, adaptant leur mode vestimentaire et leur interprétation aux besoins du lieu où elles se produisent.
24Ces trois termes sont employés de façon interchangeable pour désigner les groupes de musiciennes qui chantent un répertoire de musique traditionnelle sacrée en s’accompagnant de divers instruments de percussion dans les cérémonies de femmes, pendant des célébrations familiales importantes comme l’imposition de nom (usbū‘), le quarantième jour de deuil (rab‘īn), le retour du pèlerinage de la Mecque (ḥajj), ou lors de cérémonies religieuses telles que le ‘Āshūrā (dixième jour du premier mois du calendrier musulman) ou pendant le Sha‘āban (le mois qui précède le Ramadan). Dans des circonstances plus solennelles telles que les rituels funéraires (gnāzāt), les ḥaḍḍārāt (sing. ḥaḍḍārā) ou maddaḥāt (sing. maddaḥā) sont appelées normalement fqirāt (sing. fqira, « femme lettrée et réputée pieuse »). Dans ce genre de situation, les fqirāt chantent le plus souvent a cappella et ne demandent pas de cachet, bien qu’une rémunération leur soit offerte sous forme de présents.
25Alors qu’en arabe marocain le terme maddaḥāt (du substantif mddaḥ, « poème laudatif » ou du verbe mddaḥ, « faire l’éloge ») désigne les femmes qui chantent des poèmes en l’honneur du Prophète et des saints, le terme ḥaḍḍārāt peut, d’une part, signifier « invitées » (du verbe ḥḍer, « participer comme invitée à une fête familiale destinée aux femmes ») et, d’autre part, désigner les invitées ou les participantes à une ḥaḍra, séance de danses et de chants avec accompagnement de musique propre à certaines associations religieuses (ṭarīqat) et destinée à provoquer un état d’extase ou de transe.
26Sans avoir suivi de véritable formation musicale, ces musiciennes apprennent généralement le répertoire en jouant avec des amies, des parentes ou des membres de leur association religieuse qui jouent dans de tels ensembles avant de s’embarquer dans une carrière qui a la réputation d’être la moins professionnelle.
27Un groupe de ḥaḍḍārāt, maddaḥāt, fqirāt est composé de quatre à six femmes d’âge mûr, habillées souvent de vêtements et de foulards de couleur sombre, qui jouent posément assises en demi-cercle, face aux invitées. Dirigées par une musicienne plus âgée, les chanteuses s’accompagnent de ṭbilāt (paire de timbales en terre cuite accordées approximativement à la quarte et frappées à l’aide de deux baguettes), de battements de mains, de ta‘rija, de bendīr et de ṭāra (grand tambour sur cadre rond à cymbalettes).
28Assises en cercle par terre, les jambes croisées, les ḥaḍḍārāt, maddaḥāt, fqirāt ne dansent pas pendant leur interprétation. Leurs auditrices imitent le même comportement en restant assises pendant la séance, sauf lorsqu’elles entrent en transe ou atteignent l’extase. Alors, elles se lèvent et se mettent à danser en bougeant le corps de gauche à droite, en remuant le torse de haut en bas, en balançant leur tête aux cheveux défaits d’avant en arrière, tandis que les autres invitées les retiennent par l’arrière de leur ceinture.
29Ces termes désignent généralement les groupes féminins qui animent les fêtes de femmes (ḥaflāt l-‘yālāt) pendant les mariages et les célébrations familiales telles que les naissances (zyādāt, wlādāt), les circoncisions (khtāin), les cérémonies d’imposition du nom, etc. Normalement, un groupe prend le nom de sa région, de sa tribu, ou de sa ville d’origine. Ainsi le terme huwāriyāt est utilisé dans les régions de Marrakech et Taroudant (Huwāra étant le nom d’une tribu arabe située dans la vallée de Sus au sud du Maroc) ; l’appellation m’allmāt (« maîtresses », du verbe ‘allem, « enseigner ») s’emploie dans la région de Meknès ; le terme ‘awniyāt (‘Awna étant le nom d’une tribu arabe des plaines atlantiques) est employé dans la région de Doukkala ; le terme ḥaddawiyāt est utilisé dans la région de Chaouia (la tribu d’Ouled Haddou vit au sud-est de Casablanca) ; enfin, l’appellation l‘ābāt (« joueurs », du verbe l‘āb, « jouer ») est employée dans le reste du Maroc.
30Le répertoire de ces groupes de femmes est constitué de musique traditionnelle profane et sacrée, ainsi que de musique sha‘bi. Le style huwāri, influencé par la musique sub-saharienne d’Afrique, forme la base du répertoire des huwāriyāt. Celui-ci se distingue par les traits suivants : son caractère percussif, son intense polyrythmie, l’alternance des rythmes 7/8 et 5/4 dans la même composition, la superposition des cellules rythmiques binaires et ternaires, une mélodie basée sur l’échelle pentatonique anhémitonique dont le registre ne dépasse pas une octave ainsi qu’une structure responsoriale. Une chanson comprend généralement deux sections dans lesquelles la répétition responsoriale est suivie d’un final caractérisé par un hoquet et un crescendo rythmique (Baldassarre 1999).
31Bien que le répertoire des m‘allmāt, ‘awniyāt, ḥaddawiyāt et l‘ābāt se distingue également par son caractère percussif, leur musique est moins polyrythmique et n’alterne pas entre les rythmes 7/8 et 5/4. Elle subit moins l’influence de l’Afrique sub-saharienne et ses mélodies ne sont pas basées sur une échelle pentatonique anhémitonique. Toutefois, la superposition de cellules rythmiques binaires et ternaires et la formule responsoriale sont toujours présentes.
- 12 Communication personnelle de Hassan Najmi, 7 mars 2003.
32Les courts poèmes d’origine bédouine chantés en arabe vernaculaire et appelés ‘arūbi ou al-mūraddadāt an-nisāiya (répétitions féminines)12, considérés comme faisant partie du domaine des femmes, représentent le répertoire poétique fondamental de ces ensembles. Ces chants sont théoriquement des quatrains (el-Fassi 1967 : 9) ; mais dans la pratique, le premier vers qui introduit la forme métrique, la ligne mélodique et le titre de la chanson, constitue un refrain répété tous les deux vers selon le schéma ABACADAE … interprété selon la formule responsoriale par deux chœurs ou par une soliste et un chœur. Le plus important, c’est que le mètre, le rythme et la mélodie fonctionnent comme une structure sur laquelle s’appuie la répétition poétique, l’improvisation ou la variation. Les paroles, constituées en général de clichés, de proverbes et d’expressions traditionnelles ou populaires, sont souvent collées bout à bout et adaptées par les interprètes au gré de la circonstance et de l’inspiration. Les images de la vie religieuse populaire, l’extase amoureuse, l’hymne à la beauté et l’éloge des invitées et de leurs familles font partie des thèmes prisés par les huwāriyāt (Baldassarre 1999), tandis que des poèmes à connotation érotique plus explicite constituent parfois le répertoire des l‘ābāt et des ‘awniyāt. Un autre style musical traditionnel, celui de la ‘aiṭa dont il sera question plus loin, fait aussi partie du répertoire de ces groupes.
33Composée d’au moins quatre ou cinq interprètes, l’instrumentation de ces ensembles comprend un assez large éventail d’instruments à percussion : ṭār, ṭāra, ta‘rīja, bendīr, darbūka, nāqūs (cloche faite avec le tambour d’un frein de voiture, frappée avec deux baguettes métalliques), agwāl (long tambour en gobelet en céramique à une seule peau), et une plaque métallique frappée avec une paire de nwiqsāt (cymbalettes en métal) attachées au pouce et au majeur de chaque main.
34Divertissement pour réceptions de femmes, les exécutions des huwāriyāt, m‘allmāt, ‘awniyāt,ḥaddawiyāt et l‘ābāt diffèrent sensiblement des interprétations relativement sobres des musiciennes précédentes. Pleines d’entrain, énergiques, exubérantes et parfois même entreprenantes, ces musiciennes s’assoient en cercle par terre, les jambes croisées, puis, pendant l’interprétation, une ou deux d’entre elles se lèvent et vont en dansant d’une invitée à l’autre pour ramasser des pourboires. Loin d’être réservées, ces femmes s’approchent audacieusement des spectatrices, les entraînent avec insistance dans la danse ou exécutent des mouvements sensuels et érotiques du ventre et des hanches. Après avoir fait le tour de la salle et récolté suffisamment d’argent, elles rejoignent le groupe pour recommencer à jouer et à chanter avec les autres.
35Ce type d’attitude influe nécessairement sur l’atmosphère générale de la fête et sur le comportement des invitées. Transportées par une musique dont le caractère rythmé et dansant prime sur l’aspect poétique des chansons, les invitées dansent entre elles, dévoilant de façon inhabituelle leur séduction et leur sexualité.
36Chanteuses et danseuses professionnelles, les shikhāt animent avec un ensemble de musiciens les réceptions féminines, masculines ou mixtes, au cours des célébrations des cycles de la vie et de fêtes privées (qṣārāt).
37Sans avoir reçu de véritable formation musicale, une jeune shikha entre dans une troupe et suit la direction musicale et non musicale d’un shikh ou d’une shikha plus âgé ou plus expérimenté qui lui enseigne au long des années le répertoire des chants et tout ce qui est nécessaire à leur interprétation, comme les danses, les codes vestimentaires, le maquillage, etc. L’apprentie, dont l’âge dépasse rarement les vingt ans, remplit le rôle de danseuse dans la troupe avant de progresser dans la hiérarchie des shikhāt et de devenir elle-même une shikha chevronnée, capable de monter sa propre troupe.
38Tandis que les shikhāt ponctuent leurs chants avec un petit ta‘rīja, les instrumentistes masculins utilisent invariablement le ‘ūd, le kamanja, la darbūka et le bendīr pour les accompagner. Certaines troupes jouent cependant d’autres instruments comme les swisdī (luth piriforme plus petit, à deux ou trois cordes) ou le loṭār (luth à caisse piriforme, à trois ou quatre cordes).
39Le répertoire des shikhāt est basé essentiellement sur la ‘aiṭa (« cri » ; « appel »), un chant strophique en arabe dialectal que l’on retrouve tout le long des plaines atlantiques du Maroc, de Casablanca à Marrakech. Ses variantes régionales (‘aiṭa marsawia dans la région de Casablanca ; ‘aiṭa haṣbawia dans la région de Safi ; ‘aiṭa hawzia dans la région de Marrakech ; ‘aiṭa z‘airia dans la région de Rabat et de Kenitra ; ‘aiṭa mellalia dans la région de Beni Mellal) se distinguent par des spécificités mélodiques et rythmiques ainsi que par des répertoires poétiques particuliers, dont les sujets vont du commentaire social et politique à la déception amoureuse.
40On pourrait diviser en deux parties la structure et l’interprétation de la ‘aiṭa. Dans la première partie où prédomine le chant, la shikha principale (ṭabbā‘a), qui est aussi la meneuse du groupe, chante en alternance avec une autre shikha, tandis que les autres shikhāt et quelques-uns des instrumentistes ponctuent le chant. Les danses interviennent dans la seconde partie ; lorsque le rythme de la musique passe d’un tempo lent à un 6/8 plus rapide. La fin est marquée par une accélération croissante du tempo, suivie d’un arrêt brusque et complet.
41Bien que les shikhāt soient considérées à la fois comme des chanteuses et des danseuses, la chanteuse qui dirige le groupe ne danse pas pendant le spectacle. En effet, la danse est une activité généralement réservée aux jeunes shikhāt, aux voix d’accompagnements et aux apprenties.
42Les prestations des shikhātse développent en crescendo. Plus la soirée se prolonge, plus l’atmosphère festive produit une excitation générale, un état d’euphorie (nashāṭ), une réaction collective à l’environnement musical qui provoque parfois la transe chez certaines invitées.
43Pendant les réunions féminines, les shikhāt deviennent des sortes des médiums ou peuvent agir en tant que telles ; à travers elles, avec elles ou devant elles, les invitées se laissent aller, s’abandonnent à la danse. Elles assument une image séduisante et sexuelle, prenant parfois le rôle des shikhāt elles-mêmes.
44Le même genre de scénario se répète pendant les fêtes de mariage où l’assistance est mixte. Mais lorsque la nuit avance, et que les femmes sont moins nombreuses, c’est au tour des hommes d’investir la scène et de danser pendant que les shikhāt continuent à jouer le rôle de catalyseurs.
45Pendant les réunions masculines (ḥaflāt r-rajjāla), les shikhāt dansent de manière séduisante devant les invités, qui restent assis durant une grande partie de la soirée ; elles font attention à chacun des hôtes de manière à s’assurer un maximum de pourboires. Les hommes aiment être au centre de l’attention pendant les danses sensuelles des shikhāt, qui récompensent leurs bienfaiteurs en chantant leurs louanges. La participation, l’interaction entre les musiciennes et le public et la consommation d’alcool vont de pair avec la vivacité croissante de la danse des shikhāt, l’accélération du tempo et l’intensité sonore de la musique.
46L’excitation et l’intimité établies entre femmes ou entre hommes, particulièrement lorsqu’ils dansent entre eux, peuvent parfois engendrer un érotisme subtil à caractère homosexuel.
47Dans son introduction à « Women and Music in Cross-Cultural Perspectives », Ellen Koskoff écrit : « La sexualité féminine, telle qu’elle est définie par la femme elle-même ou par les autres, influence la performance musicale de trois façons : 1) l’environnement social où se produit la performance peut offrir un contexte pour un comportement sexuel explicite, transformant ainsi la performance musicale en une sorte de métaphore des relations sexuelles ; 2) la perte réelle ou ressentie de la sexualité peut modifier le rôle et/ou le statut musical de la femme ; 3) les idées culturelles sur la sexualité féminine peuvent motiver la ségrégation ou la limitation des activités musicales des femmes » (1987 : 6). Le portrait musical des musiciennes marocaines professionnelles ici tracé illustre la théorie de Koskoff.
48Au Maroc, le cadre dans lequel s’effectue la performance peut effectivement offrir un contexte pour un comportement sexuel, explicite ou allusif, qui transforme la performance musicale en une sorte de métaphore des relations sexuelles. Si cette remarque s’applique bien entendu à d’autres cultures musicales, au Maroc les idées sociales et les règles de comportement régissent les rapports entre les sexes – dictés par les croyances culturelle sur la sexualité féminine – exacerbent la fonction des performances musicales en tant que lieux conceptuellement séparés des activités quotidiennes et dans lesquels les participants se libèrent, réellement ou mentalement, des nombreuses restrictions imposées par la société aux mœurs, et plus particulièrement aux mœurs liés à la sexualité. De quelle façon ? A travers deux aspects qui font intervenir le corps de l’interprète : le chant et la danse.
- 13 Bien que les femmes chantent avec les hommes à la maison, en famille ou dans des manifestations pu (...)
49Comme le tableau ci-dessus nous le montre, les activités musicales des femmes tournent autour du chant. Au Maroc, les femmes ont l’habitude de chanter lorsqu’elles se trouvent en compagnie d’autres femmes13. Dans le milieu urbain, elles chantent dans la sphère privée de la maison, tandis que dans le milieu rural, elles chantent aussi pendant leur travail hors de la maison.
50Dans certaines circonstances, le chant remplace la conversation. Dans un pays comme le Maroc où, pour des raisons politiques et culturelles, le discours indirect constitue le moyen de communication privilégié, la poésie chantée, avec son langage imagé, est un parfait moyen d’expression codée. On chante souvent les paroles d’une chanson pour commenter certains sujets de conversation, tissant ainsi le chant dans la trame du discours oral. Le chant est donc un langage à la fois intime et social, qui permet aux femmes de se lier, d’exprimer leur for intérieur et de manifester leur désir.
51Les hommes sont exclus de cette sphère d’intimité féminine, parce que le chant, ou plutôt la voix de la femme, est considérée comme intrinsèquement érotique à cause de son association avec le corps féminin. Il est vrai qu’on ne saurait réduire le chant à une simple action vocale, tant le reste du corps joue un rôle essentiel dans la transmission des paroles ; par conséquent une chanteuse, c’est-à-dire un individu dont la voix et les gestes sont perçus par l’ouïe et la vue, s’expose de façon à attirer, discrètement ou non, l’attention sur son corps ; de ce fait elle suggère une sexualité considérée comme illicite et séductrice (Webster Goodwin 1994 : 67-8).
52En tant que catalyseur d’une célébration qui culmine généralement en un état d’euphorie collective et même de transe, la chanteuse établit grâce à son corps une relation intime avec l’audience. En l’écoutant et en la regardant, le public a l’impression de pouvoir presque la toucher (Zumthor 1990 : 153) : une intimité, réelle ou imaginaire, qui est fortement érotisée et qui provoque, dans l’audience, un transfert progressif du désir.
53A l’instar du chant, la danse est une activité d’emblée joyeuse, conviviale, libératrice et sensuelle. Au Maroc, il est difficile d’imaginer une soirée féminine sans danse. Lorsqu’il y a des femmes âgées et pieuses parmi l’assistance, elles s’abstiennent bien sûr de danser, mais cela ne les empêche pas de regarder avec enthousiasme les danseuses et de les encourager ; elles prennent plaisir à les voir évoluer et participent ainsi activement à la célébration. Quant les femmes s’exercent et dansent entre elles, s’encourageant les unes les autres et montrant leurs talents, elles révèlent métaphoriquement, et parfois même ostensiblement, leur savoir-faire sexuel d’une façon qui serait normalement inacceptable.
54Au cours d’une performance, la danse – « une activité dans laquelle le corps est à la fois un lieu d’expérience (pour le danseur) et un signe (pour ceux qui regardent le danseur) où la sexualité est profondément ancrée » (Cowan 1990 : 4) – constitue le principal moyen d’expression permettant aux participants de s’amuser et de se libérer des restrictions sexuelles.
55Comme Hanna le démontre, les sentiments et les idées sur la sexualité et le rôle des sexes prennent forme dans la danse. Les modèles visuels tels que danseur (homme ou femme) interprète reflètent, et en même temps défient, les attentes de la société face aux activités propres à chaque sexe (1988 : xiii). Par conséquent, même si elle est porteuse d’une certaine liberté, la danse reste cependant extrêmement conventionnelle. En réalité, la danse est une activité codifiée qui, tout en mettant les mœurs de la société au défi, se soumet aux mêmes règles qui régissent les rapports quotidiens entre les sexes.
56Au Maroc, lorsque la danse n’a pas lieu dans les contextes unisexuels habituels, les femmes dansent entre elles par couples ou forment un cercle fermé dans lequel l’homme, lorsqu’il s’y aventure, ne trouve pas de partenaire spécifique. Elles dansent également avec les hommes de leur famille. Danser en couple avec un homme qui n’est pas de la famille ou bouger le corps d’une façon provocante est considéré comme honteux, et une femme risque même de perdre son statut. « Hādīk shikha » (c’est une shikha), « wīli, wīli » (une expression que dénote une sorte d’indignation), sont des commentaires, accompagnés d’expressions et de regards malveillants, que j’ai entendu faire par des femmes pour critiquer des danseuses qui avaient un comportement considéré comme inapproprié pendant des fêtes.
57Ainsi, la danseuse qui s’expose au regard du public subit-elle tout d’abord l’impact des représentations culturelles et des significations de son corps, et ensuite l’examen minutieux auquel toute femme est soumise dans sa vie de tous les jours. La liberté des mœurs sexuelles se traduit inévitablement par une mauvaise réputation. Un comportement ouvert est toujours contrôlé intérieurement par « un ordre dans lequel on parle un langage social et moral commun » (Femia in Cowan 1990 : 12).
58Nous venons de voir comment le chant et la danse des femmes, ou plutôt les idées que la société se fait de ces activités, peuvent transformer une performance musicale en un lieu propice à un comportement sexuel explicite ou en une métaphore des relations sexuelles. Abordons maintenant la troisième proposition de Koskoff concernant la ségrégation et les restrictions imposées aux activités musicales des femmes au Maroc. Le tableau suivant montre les restrictions qui sont imposées à deux facteurs fondamentaux de l’exécution musicale : l’audience et la danse.
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Audience / Public
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Danse
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orchestres de femmes (firqāt l-‘yālāt)
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féminine
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aucune ou un minimum
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chanteuses solistes, interprètes de chant arabe classique (mughanniyāt)
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mixte
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aucune
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chanteuses solistes, interprètes de sha‘bi (mughanniyāt)
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mixte
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un peu
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ensembles de femmes(ḥāḍḍārāt, maddaḥāt, fqirāt)
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féminine
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aucune
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ensembles de femmes(huwāryāt, m‘allmāt, ‘awnyāt, ḥaddawiyāt, l‘ābāt)
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féminine
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oui
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shikhāt
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féminine, mixtes, masculine
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oui
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59A l’exception des mughanniyāt et des shikhāt, toutes les autres interprètes jouent uniquement parmi les femmes, conformément aux idées et aux règles sociales régissant les rapports entre les sexes : c’est seulement dans le cadre d’une ségrégation sexuelle qu’une attitude sexuellement explicite, si toute fois elle existe, est acceptable.
60La restriction essentielle imposée aux mughanniyât, qui jouent pour un public mixte, concerne leur danse. Alors que les chanteuses qui interprètent les musiques traditionnelles savantes limitent leurs interprétations à la gestuelle, celles qui chantent le sha‘bi, même si elles imitent souvent leurs collègues occidentales sur scène, se retiennent toujours de danser.
61Enfin, les shikhāt, qui exécutent des danses sensuelles ou explicitement sexuelles devant des publics féminins, mixtes ou masculins, constituent la seule catégorie de musiciennes auxquelles les restrictions ne semblent pas s’appliquer.
62Ceci nous amène à la deuxième catégorie de Koskoff, à savoir les changements dans les rôles musicaux et/ou le statut des femmes correspondant à la perte réelle, ou ressentie comme telle, de la sexualité des interprètes. S’il est vrai que les musiciennes âgées, qui ne sont pas considérées comme sexuellement actives, ont un rôle plus respectable, tel que celui de chef de la troupe par exemple, ce qui à son tour a un impact positif sur leur statut social, il est aussi vrai que le rôle et, par conséquent, le statut social des interprètes plus jeunes, considérées sexuellement actives, peut aussi varier de façon significative. Voici de quelle manière :
63Le concept de l’honneur constitue un aspect très important de la culture marocaine ; en particulier chez les femmes qui, pour accéder à un certain degré de respectabilité, doivent se distancer de la sexualité. Dans la vie de tous les jours, cette distanciation apparaît dans les postures physiques qui sont censées refléter le caractère moral. Ainsi, tandis que le comportement timide et réservé (ḥashshūmi), tête baissée et yeux rivés au sol, indique le respect et la déférence pour le « discours masculin dominant », l’allure franche et désinvolte, tête haute et regard direct, montre la libération par rapport à ce discours (Kapchan 1997 : 185). Mais la liberté affectée entraîne une mauvaise réputation : de même que, dans la vie quotidienne, les postures physiques suggèrent le caractère moral, dans la performance de la danse, l’expression ouverte de la sexualité indique la limite qui sépare les musiciennes respectables des autres.
64Les activités musicales des femmes sont affectées par une structure sociale qui repose sur deux extrêmes, deux modes de comportement considérés soit comme convenables, soit comme inconvenant pour la femme. Il faut noter que ces deux pôles dérivent directement des idées culturelles sur la sexualité féminine – c’est à dire d’une vision masculine qui croit à son pouvoir de déstabiliser l’ordre social et qui impose son contrôle systématique – influencent non seulement les activités musicales des femmes mais aussi et surtout le statut de la femme, dans une société sexuellement asymétrique comme celle du Maroc.
65Les performances des musiciennes associées au pôle extrême de la pureté sont exécutées dans des lieux privés pour un public féminin et sont caractérisées par une attitude digne. Les musiciennes s’abstiennent donc de danser ou dansent de manière limitée. Elles ont ainsi un statut social plus élevé que les musiciennes associées au pôle extrême de la promiscuité. Ces dernières se produisent dans des lieux publics pour une audience masculine et adoptent un comportement audacieux qui consiste notamment à danser. Les musiciennes associées à ce deuxième pôle sont reléguées à un statut social inférieur et considérées comme des musiciennes de mauvaise réputation. Les ḥaḍḍārāt, maddaḥāt, fqirāt et les shikhāt représentent respectivement ces deux pôles. Entre les deux on trouve les orchestres de femmes, les mughanniyāt, et les huwāriyāt, m‘allmāt, ‘awniyāt, ḥaddawiyāt, l‘ābāt.