- 1 « Malbar » est un adjectif local qui qualifie tout ce qui se rapporte (vêtements, cuisine, temple, (...)
1Le tambour malbar1 est un tambour à une membrane sur cadre circulaire originaire d’Inde, utilisé au sein de la musique hindouiste réunionnaise, notamment depuis le XIXe siècle, une époque décisive dans le développement puis le maintien de cette musique religieuse ancestrale. Connue sous le nom d’« engagisme », cette période historique succède à celle de l’esclavage et se caractérise par l’arrivée massive de travailleurs essentiellement venus d’Inde ; affirmant leur identité culturelle à travers l’exploitation de cet espace ressource essentiel du parcours migratoire qu’est la religion (Bredeloup et Pliez 2005), ces immigrants indiens (et plus particulièrement hindous) n’auront de cesse de défendre la liberté de culte qui leur a été promise lors de leur engagement dans la colonie.
2Très fortement rattaché à un usage religieux en raison de sa principale fonction d’appel des divinités (Desroches, 1996, 2000, 2005a, 2005b ; Desroches & Benoist, 1997 ; Benoist, 1998 ; Benoist, Desroches, L’Etang, Ponaman, 2004) et en tant qu’instrument de musique sacrée au sein d’un hindouisme par ailleurs très actif dans le paysage religieux insulaire actuel, le tambour malbar est doté d’un statut symbolique en plus d’être lié à un aspect pratique.
3Afin de comprendre les catégorisations esthétiques et culturelles du tambour malbar qui entrent en jeu dans l’élaboration et la définition d’une musique analysée sur le terrain réunionnais comme relevant d’un statut éminemment religieux du sonore, on identifiera dans un premier temps les taxinomies timbriques vernaculaires qui circulent d’un groupe de musiciens à un autre ; de là, on verra comment celles-ci sont susceptibles d’aborder le timbre en tant que quête personnelle des instrumentistes et comment cette quête alimente les discours identitaires sur la notion d’authenticité. Dans un second temps, on s’efforcera de traduire le rapport musique/rite selon une approche locale du lexique employé à cet égard en vue de la fixation d’un certain espace symbolique (Folio-Paravéman 2020) en terre créole réunionnaise ; de même, on verra comment cette fixation reflète, pour une musique alors en pleine restructuration de son espace, le lien qui existe entre puissance sonore et puissance socioreligieuse.
4Basé sur un système musical proche de la mesure binaire à subdivision ternaire, le jeu du tambour malbar s’effectue à l’aide de deux baguettes en bois appelées localement baguèt’ (pour la plus épaisse) et kouti (pour la plus fine) ; la technique consiste en une combinaison de frappes de forte et de faible intensité, respectivement exécutées au centre et aux extrémités du tambour ; dans le premier cas, le son est émis par le baguèt’ seul tandis que dans l’autre, il est produit par le jeu alterné du baguèt’ et du kouti (fig. 1).
Fig. 1. Le jeu du tambour malbar selon une combinaison de frappes exécutées a) au centre (frappes de forte intensité) et b) en périphérie (frappes de faible intensité) de membrane. Saint-Louis, 2019.
Photos S. Folio-Paravéman.
5Dans un enchaînement continuel, les rythmes du tambour malbar sont réalisés selon une technique de jeu qui alterne sans cesse des parties rythmiques respectivement « pleines » et « vides », créant ainsi un contraste de timbres caractéristique de l’esthétique sonore de cet instrument (fig. 2).
Fig. 2. Aires de jeu du tambour malbar.
Schéma : S. Folio-Paravéman (source : Folio-Paravéman 2020).
6Véritable prière musicale (Folio-Paravéman 2020), la musique tambourinée d’origine indienne, à travers la production d’un flux sonore ininterrompu, contribue à l’efficacité du rite qu’elle accompagne. Avec le temps, la diffusion de cette esthétique sonore au sein de l’espace social réunionnais a fini par s’inscrire dans le fonctionnement général des cultes hindous ; caractéristique des orchestres rituels où le tambour malbar occupe une place centrale, cette esthétique se réfère aujourd’hui à des cultes desquels le tambour est devenu indissociable. Autant les porteurs de cette culture religieuse renvoient-ils le tambour malbar à un héritage légué par les Anciens, autant la musique de cet instrument leur évoque-t-elle une mémoire précise : celle d’un hindouisme réunionnais ayant lutté pour affirmer son identité culturelle à l’époque coloniale.
7À La Réunion, le tambour malbar se caractérise par une relative instabilité de son répertoire musical sous l’influence de deux principaux phénomènes : d’abord au niveau collectif, avec des différences d’interprétation des rythmes selon les diverses localités de l’île (on donnera un seul exemple dans cet article, pour la région Est du département), ensuite au niveau interindividuel, par les effets de personnalisation technique et/ou esthétique que ces rythmes subissent d’un orchestre rituel à l’autre.
- 2 L’expression étique « musicien rituel » fait référence à l’instrumentiste qui appartient aux groupe (...)
- 3 La peau de chèvre a un timbre effectivement plus clair et une sonorité plus sèche que celle du bouc (...)
- 4 Pour plus d’informations à ce sujet, se reporter à la thèse de Folio-Paravéman (op. cit.).
8Dès la fabrication du tambour, on sent un réel souci du musicien rituel2 pour la recherche d’un « bon son » – laquelle préoccupation se poursuit d’ailleurs jusque dans la façon de se servir du tambour pendant le jeu orchestral (j’y reviendrai). Traditionnellement fabriqué à partir d’une membrane caprine, le tambour malbar a parfois été fait, dans le passé, d’une peau de bouc, ce qui n’était pas sans incidence sur son timbre3. Pour des raisons d’ordre économique et social qu’il convient de ne pas détailler ici4, les transformations liées à la nature de la peau de l’instrument ont entraîné des changements esthétiques de sonorité qui, progressivement, ont amené les facteurs-musiciens à d’autres types d’ajustements : dans le but d’atteindre un son toujours plus claquant et puissant, les musiciens n’hésitent pas à réduire la taille du tambour malbar (pouvant varier, pour les plus petits, entre 30 et 40 cm de diamètre) et à tendre au maximum sa membrane (pouvant aller jusqu’au déchirement de la peau lors du jeu ou même lors de son accordage au-dessus d’une source de chaleur).
- 5 Dans la mesure où les migrations indiennes du XIXe siècle ont également concerné les Antilles (cf. (...)
9Les enquêtes menées par Monique Desroches (1996) sur le terrain antillais au sujet du tapou5 font état du même constat, en révélant la même importance du paramètre de timbre :
Les tambourineurs ont en effet insisté sur la recherche de la bonne sonorité lors des accompagnements, gage premier pour plaire aux divinités et les attirer sur terre. Les arrêts successifs des tambourineurs au cours desquels ils font chauffer la peau du tambour au-dessus d’un feu, s’inscrivent dans cette recherche du bon son. La sonorité, voire le timbre, semble donc une donnée fondamentale pour les tambourineurs : elle est à la source même de l’efficacité de la technique d’appel des divinités et conséquemment, du rituel (ibid. : 114).
10A cette liste des paramètres timbriques du tambour malbar, il faut rajouter la force de frappe (dynamique) des baguettes sur la peau, qui agit également sur la qualité acoustique du tambour. C’est à ce niveau que s’exprime le mieux la notion de timbre en tant que quête personnelle des instrumentistes, ces derniers rivalisant d’ingéniosité pour se construire une identité sonore ; à cet égard, l’exemple du musicien Rudy Taïlamée est particulièrement révélateur. Pour se distinguer des autres orchestres rituels, lui et les membres de son groupe sont parvenus, par une stylisation du répertoire rythmique, à développer une signature qui s’apparente à ce que Monique Desroches (2012) appelle, à propos de la musique créole martiniquaise, la « signature régionale » :
La créolisation musicale révèle, comme on peut déjà le pressentir, des trajectoires sinueuses, non linéaires et complexes au sein desquelles les stratégies de production, les conduites d’écoute et les critères esthétiques procurent au genre musical une signature régionale particulière. La créolisation est ainsi intimement liée aux procédés performanciels de la tradition musicale. Donc, ce qui caractérisera une pratique et lui donnera une identité stylistique concernera les modalités de mise en acte du matériau musical (façon de chanter, d’exécuter une danse, par exemple), et ce, tant sur le plan individuel que collectif (ibid. : 133).
11Les propos que tient Rudy Taïlamée sont effectivement révélateurs d’une « stratégie de production » et d’une « conduite d’écoute ». Au cours d’un entretien réalisé à son domicile, à Saint-André (Est du département), en 2017, il explique comment les membres de son groupe et lui-même accordent une attention particulière au traitement du timbre de leurs tambours malbar :
— Rudy Taïlamée : Donc nous, on joue sur un tambour avec un son très sec qui nous permet de pratiquer une technique qui, des fois, est reconnue à l’oreille, est entendue partout et on sait que c’est nous qui jouons ; c’est un roulement de baguette, tu vois ? Quand la peau est bien tendue, quand elle claque, la peau… ça fait un roucoulement sur la peau, et qui s’entend bien ! Et ça, ça fait une spécialité et… et donc du coup on reconnaît notre groupe quand on fait ce roucoulement-là parce que les autres n’arrivent pas à faire ça ; parce que déjà ils n’ont pas le tambour qui leur permet de faire ça, parce qu’ils ne sont pas dans la même dimension, ils n’ont pas la même technique de travail que nous. […] ça change le son carrément et… c’est notre méthode à nous.
— Stéphanie Folio-Paravéman : Ça c’est votre signature ?
— R. T. : Voilà, c’est nous ça.
12Le « critère esthétique » (Desroches, op. cit.) qui fait donc la spécificité du groupe est le « roucoulement » que les musiciens rituels parviennent à obtenir grâce à l’exploration d’un timbre (« un son très sec ») et d’une technique de jeu (« un roulement de baguette »). L’esthétique sonore ainsi développée dans cette région de l’île, à l’échelle interindividuelle, devient alors immédiatement reconnaissable, selon ce même informateur. Aussi est-ce sur la base d’une « technique de travail » particulière – liée essentiellement au travail de la membrane et donc de la sonorité (voir supra) – et que d’autres musiciens ne possèderaient pas, que Rudy Taïlamée et son groupe atteignent leurs objectifs ; à travers cette singularisation du timbre du tambour malbar, c’est aussi une certaine recherche esthétique qui s’exprime, l’objectif étant de se démarquer des autres orchestres rituels tambourinés par la quête d’une identité sonore propre au groupe en question.
- 6 Entretien à Saint-André en 2017.
13Si la démarche musicale de Rudy Taïlamée s’inscrit clairement dans une quête esthétique personnelle de son jeu tambouriné, elle est également imprégnée d’un certain sentiment de compétition vis-à-vis des autres groupes de musiciens rituels de la région. Aussi le processus identitaire par lequel se réalise cette recherche d’un timbre spécifique du tambour malbar renvoie-t-il à une histoire à la fois singulière et collective des acteurs sociaux. Ainsi, Rudy Taïlamée revendique une certaine authenticité dans l’interprétation qu’il a aujourd’hui du répertoire tambouriné d’origine indienne. Selon lui, le jeu du tambour malbar pratiqué par son groupe et en dépit de la signature particulière qui lui a été apposée, est conforme à « ce qui était pratiqué, il y a au moins 150 ans »6.
14Fruit d’une construction sociale fluctuante (Khatile 2012), la notion d’authenticité fait l’objet de discours qui « ne portent pas seulement sur les paramètres d’un objet, mais aussi sur les sujets en relation avec cet objet, au niveau de la création, de l’interprétation ou de l’écoute » (Desroches et Guertin 2005 : 744). Aussi la mise au point d’une signature sonore caractéristique ne gêne-t-elle en rien, selon Rudy Taïlamée, la concordance des pratiques actuelles et passées du tambour malbar. Du fait de l’importance accordée au traitement du timbre de l’instrument, dans une dimension éminemment esthétique, c’est surtout la valeur expressive de la musique qui est mise en avant, ce qui permet au groupe de continuer à parler en termes d’authenticité musicale. A travers une stylisation de la musique tambourinée à l’image de la personnalité musicale des acteurs de ce répertoire, le critère d’authenticité n’est pas incompatible avec celui d’innovation. Force est de constater que la tradition est interrogée et recomposée par ses propres détenteurs – la tradition étant elle-même un phénomène en perpétuel réajustement (Desroches 2003).
15La proposition artistique livrée par le groupe de Rudy Taïlamée dans une perspective qui se veut à la fois authentique et artistique se traduit en fait par « la mise en avant non seulement d’une créativité et d’une subjectivité, mais aussi d’une appropriation du matériau sonore dans la quête de l’authenticité » (Desroches & Guertin, 2005). En même temps qu’elle autorise, « à la charnière de la tradition et de la modernité », « des ajustements expressifs incessants », cette proposition participe « à l’édification d’un patrimoine local, d’une culture en train de se faire » (Desroches 2011 : 74).
16Les cultes pratiqués dans l’île depuis l’arrivée des populations originaires d’Inde au XIXe siècle se basent sur un hindouisme villageois majoritairement issu du pays tamoul (Inde du Sud) ; ces cultes prônent notamment le sacrifice animal et la transe de possession comme moyens d’atteindre le divin et de communiquer avec lui. Bien que dotés d’une architecture souvent modeste, certains des lieux de culte hindous de La Réunion se caractérisent néanmoins par la présence d’un petit édifice métallique installé sur le toit du temple et qui, dans le cadre de cet article consacré au timbre du tambour malbar, justifie son lien intrinsèque avec le sacré hindou.
- 7 Selon Christine Guillebaud (2008), « un son de cloche constitue la forme minimale de musicalité et (...)
17Appelé « kalassom » (fig. 3) en créole, cet édifice s’inscrit dans un circuit sonore complexe et précis. Fonctionnant en association avec le saklom, un second dispositif métallique situé cette fois sous le socle des statues de divinités, le kalassom tient lieu de récepteur et de retransmetteur des ondes sonores produites au cours du rituel, lesquelles n’émanent pas seulement du tambour malbar mais également des prières et du retentissement de la cloche qui les accompagne7.
Fig. 3. Architecture d’un temple hindou présentant un kalassom disposé sur le toit. Saint-André, 2014.
Photo S. Folio-Paravéman.
18Selon Denis Mangata, un officiant religieux interrogé en 2014 au sujet du rôle des orchestres rituels dans les temples, le kalassom capte ces ondes pour les rediriger vers le saklom qui, ainsi stimulé, permet aux statues des divinités qui sont munies de cette plaque métallique d’être « activées » et, donc, réellement présentes au milieu des fidèles qui les invoquent. Comme dans le cas de l’orchestre puḷḷuvan étudié par Christine Guillebaud (2008), la musique instrumentale participe de la manifestation des puissances invoquées. Aussi, toute une chaîne sonore (fig. 4) contribuant à l’élaboration d’une sonorité rituelle indispensable au bon fonctionnement des cultes est engendrée, le tambour malbar prenant pleinement part, en tant qu’ingrédient rituel (Folio-Paravéman 2020), à l’organisation musicale religieuse propre au sacré hindou.
Fig. 4. Circuit sonore rituel élaboré au sein de certains lieux de culte hindous de La Réunion.
Schéma : S. Folio-Paravéman]
19Pour que ce circuit sonore rituel fonctionne et s’installe dans la durée nécessaire à l’efficacité du rite, les sons émis par les différentes sources (voix, cloche, tambours) doivent être entretenus et la musique tambourinée, continuelle (Folio-Paravéman 2020). Aussi les techniques de jeu visant à l’alternance permanente de parties rythmiques « pleines » et « vides » (voir supra) trouvent-elles toute leur pertinence au sein des temples : le jeu du tambour malbar produit une trame sonore continuelle indispensable à l’efficacité rituelle et magique de la cérémonie religieuse.
- 8 L’expression « tambours sacrés » étant aujourd’hui attribuée à une association culturelle très célè (...)
20Les techniques de jeu employées dans la tradition musicale tambourinée d’origine indienne sont fondées sur un enjeu rituel propice au développement d’une grammaire symbolique locale des sons. Portant en lui la trace d’une marque tant religieuse et sociale que territoriale (Tallotte 2010 : 13), le timbre du tambour malbar se trouve aujourd’hui à la base d’une identité musicale ayant littéralement été instituée (Folio-Paravéman 2020) par près de deux siècles de pratique au cœur de la musique hindouiste réunionnaise. A cet égard, le tambour malbar se présente donc, dans l’espace réunionnais, avec tout un lot de caractéristiques qui, même lorsque les contextes de son usage s’éloignent des préceptes de jeu initiaux, garde toute sa validité. Aussi les expressions locales actuelles telles que « tambour malbar », « musique malbar », « tambour sacré8 » (et celles plus anciennes comme « tambour malabar », « tamtam rituel des Malabars ») renvoient-elles non seulement à une identité (celle des populations hindoues originaires d’Inde localement désignées par Malbar) mais également à une fonction précise (religieuse) de l’objet musical. C’est ainsi toute une grammaire locale symbolique qui, aujourd’hui comme hier, se trouve être élaborée en vue de la fixation d’une certaine présence sonore de cet instrument en terre créole réunionnaise.
21Si le lexique employé aujourd’hui dans la définition du tambour malbar contribue à préciser la place et le rôle qu’il occupe dans l’espace social réunionnais, le vocabulaire utilisé à l’époque de l’engagisme, et qui fait plus référence à la sonorité de l’instrument qu’à ses conditions d’usage, contribue à installer une présence plus largement religieuse de cette culture dans le même espace – et par là même, une certaine suprématie religieuse (j’y reviendrai).
- 9 Extrait de lettre datée du 24 octobre 1859 conservée aux Archives Départementales de La Réunion (sé (...)
- 10 En 1871 par exemple, les rassemblements de ces Indiens étaient autorisés « à condition d’éviter tou (...)
22Les rites célébrés dans le cadre de l’hindouisme réunionnais ne se limitent pas seulement au domaine privé des temples. Ils se diffusent également dans la sphère publique et plus particulièrement à travers la tenue d’importants rituels processionnels qu’organisent les fidèles en l’honneur de leurs divinités. A l’époque de l’engagisme, un tel affichage identitaire ne passa pas inaperçu ; dans une lettre adressée en 1859 au Directeur de l’Intérieur9, on peut lire que « le bruit du tambour qui est l’accessoire indispensable du cortège effraye les chevaux des voitures et des cavaliers […] » et qu’à ce titre, « il devrait être interdit aux Indiens de battre le tambour […] ». Suscitant la curiosité des Créoles et la méfiance du clergé local, les processions de chars défilant au milieu d’une foule nombreuse de croyants sont donc stigmatisées pour leur aspect bruyant, causé principalement par la présence de l’élément tambouriné qui accompagne systématiquement ces déplacements10.
- 11 « Quand tu utilises du synthétique, ça claque beaucoup […] mais seulement, il ne sera pas aussi eff (...)
- 12 « Ben les tambours d’avant, nous, on a toujours joué sur de grands tambours ! […] Là, ton tambour i (...)
23Dans l’hindouisme, la notion de bruit est un principe essentiel de l’efficacité rituelle, que ce soit dans une dimension propitiatoire (du point de vue du culte) comme dans une dimension esthétique (du point de vue de la musique) ; en effet, bien que la musique tambourinée malbar exerce un certain pouvoir sur les fidèles en se manifestant par un fort volume sonore (Folio-Paravéman 2020), pour les hindous de La Réunion, la notion de bruit ne fait pas l’objet d’une définition culturelle donnée en tant que telle : elle se retrouve plutôt sous la forme d’expressions comme « claquer fort11 », « bon son » ou encore « tambour qui gouverne12 ». Depuis l’engagisme, les rites reproduits en terre d’immigration consistent essentiellement en la commémoration des actes guerriers relatés à travers les textes sacrés de l’hindouisme. Ainsi, le rituel processionnel se rattache à une scène du Ramayana où Hanuman, le fidèle serviteur du dieu Rāma, sème le chaos au sein de tout un village ennemi. La musique tambourinée d’origine indienne produite par le tambour malbar qui accompagne ce type de procession a une fonction prophylactique car apotropaïque, ayant pour but de mettre en fuite les esprits néfastes susceptibles de venir perturber le bon déroulement processionnel. En tant que fort volume sonore intentionnel (Folio-Paravéman 2020), cette musique instaure ce que William Tallotte (2010) qualifie de « tumulte instrumental ».
24Outre la mise en valeur d’une activité rituelle dynamique et culturellement ancrée dans le paysage insulaire de La Réunion, le lexique utilisé entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle nous renseigne sur la perception du fort volume sonore de cet instrument. En provoquant le rejet des autorités coloniales, le son violent de l’orchestre tambouriné a non seulement servi à éloigner les esprits malfaisants, mais peut-être aussi un certain nombre de personnes (clergé local, etc.), susceptibles de nuire au bon déroulement des rituels religieux. De la sorte, la communauté hindoue et ses descendants actuels, qui se manifestent avec ostentation par la puissance sonore de leurs rituels et de leurs manifestations « bruyantes », afficheraient ainsi leur identité culturelle que le contexte migratoire a mis à rude épreuve.
25Par ailleurs, le vacarme rituel est particulièrement adapté aux grands espaces extérieurs. Joué de façon statique comme déambulatoire, le tambour malbar se fait l’écho des prières dont la récitation, rarement amplifiée par une sonorisation, n’atteint pas toujours les oreilles des nombreux fidèles au sein et aux abords du temple. La topographie religieuse des temples hindous de La Réunion distingue deux espaces : l’intérieur du temple, pour l’accomplissement des chants et gestes rituels, et l’extérieur, pour la production musicale tambourinée (fig. 5).
Fig. 5. Complémentarité des espaces géo-sonores entre rite et musique dans l’hindouisme réunionnais.
Schéma : S. Folio-Paravéman.
26Le partage de cet espace laisse transparaître une répartition des fonctions rituelles liées à la liturgie d’un côté et à la musique tambourinée de l’autre, ce qui illustre la complémentarité de ces deux éléments du rituel cérémoniel.
27Composé au minimum de trois tambours malbar, l’orchestre rituel de base comprend également d’autres membranophones tels qu’un ou deux morlon (tambour cylindrique), parfois un ou deux sati (timbale), ainsi qu’un idiophone, le tarlon (crotales). Tandis que le jeu des tambours malbar est homorythmique, le reste des percussions de l’orchestre instaure la polyrythmie.
28Dans cette formation instrumentale, le tambour malbar, en tant qu’instrument mélodico-rythmique principal, a le rôle de soliste ; de même en est-il du morlon mais de façon secondaire, car il assure aussi une fonction de basse. Le tarlon et le sati – quand ce dernier est présent – ont des rôles purement rythmiques, le premier soutenant la pulsation et le second réalisant une subdivision continue des temps de la pulsation. Si la polyrythmie est fréquente au sein du discours musical religieux indo-réunionnais, il est à noter que les tambours malbar et le(s) morlon jouent parfois en homorythmie (voire en homophonie), créant ainsi une « soudaine osmose [qui donne] à la musique une dimension magique du fait de la concordance des sonorités » (Folio-Paravéman 2020 : 410).
- 13 Ainsi en est-il du musicien rituel Dana Virama Coutaye qui, au cours d’un entretien mené à son domi (...)
29Cette particularité timbrique de l’orchestre s’exprime surtout lors des rituels funéraires ; contrairement à ce qu’on observe pour les autres cérémonies religieuses du milieu indo-créole, l’orchestre funéraire tambouriné dirigé par le tambour malbar est plus réduit. En effet, l’accompagnement musical des cérémonies funéraires ne comprend pas l’habituel sati des manifestations religieuses plus éclatantes, ce qui accentue le caractère intimiste de ce cadre rituel. Plus encore que le tambour malbar, selon plusieurs informateurs interrogés à ce sujet13, les sonorités du morlon produisent un effet qui, dans le contexte particulier de la mort et du deuil, affecte considérablement le psychisme des croyants. Véhiculant « un ensemble de valeurs, à la fois éthiques (par l’ensemble de références auxquelles elle fait appel et qu’elle exprime selon les moyens qui lui sont propres), et esthétiques (à travers les codes qu’elle met en œuvre et ses effets sur les sens et le psychisme) » (Aubert 2001 : 8), la musique tambourinée funéraire est d’autant plus bouleversante qu’elle est homophonique.
Fig. 6. Formation générale d’un orchestre rituel de l’hindouisme réunionnais.Saint-Louis, 2019.
Photo : S. Folio-Paravéman.
30Il faut dire que la continuité sonore (voir supra), telle qu’elle est réalisée au cours des rituels religieux, produit un effet psychique particulier sur l’auditoire ; en effet, comme le disent Hubert Henri et Marcel Mauss (1903) à propos de ce qu’ils nomment « la musique continuelle » et qui s’applique complètement aux tambours dont on parle, cette technique de jeu met « les officiants et leurs clients dans un état spécial, non seulement moralement et psychologiquement, mais quelquefois physiologiquement différent de leur état normal » (ibid. : 30). En s’inscrivant dans une unité à la fois rituelle et émotionnelle qui fait sens, comme ici dans le cadre funéraire, les jeux homophoniques du tambour malbar et du morlon réalisent un discours musical particulier et efficace ; simultanément produit par un timbre et un mode de jeu spécifiques, l’effet esthétique du duo musical tambouriné renvoie alors à une identité sonore unique, celle d’un orchestre rituel apte à véhiculer les prières et les émotions liées à la mort d’un proche.
31La musique rituelle réunionnaise d’origine indienne s’inscrit dans une globalité dont le côté esthétique ne relève pas d’une expression artistique mais bien d’une fonctionnalité précise, celle de « concourir au succès de la célébration des dieux » (Tarabout 2003 : 7). Pour certains officiants religieux réunionnais, les jeux simultanés du tambour malbar et du morlon représentent l’union des deux énergies cosmiques manifestées par la double présence des dieux Shiva et Parvati. D’un point de vue philosophique, l’homophonie et la correspondance de timbre de ces deux instruments trouvent également une explication mythologique. Grâce à son homogénéité et à la mélodicité des rythmes, le timbre, selon une esthétique musicale qui s’adresse tant au monde du visible qu’à celui de l’invisible, suscite l’émotion (Tallotte 2010). Cette esthétique ainsi mise en place par l’orchestre rituel dans le contexte funèbre comme dans d’autres contextes rituels au sein de l’hindouisme réunionnais, possède une visée communicative qui n’en est pas moins puissante sur le plan émotionnel. Ainsi que l’écrit Laurent Aubert (2006) :
Cette efficacité – pour autant qu’elle soit attestée – ne relève ainsi pas seulement de la nature des sons, de leurs propriétés acoustiques, mais tout autant de la fonction socialement attribuée à la musique et des codes sonores qu’elle émet dans une situation précise, lesquels sont immédiatement perçus et appliqués par les adeptes en position de « musiqués » (2006 : 5).
32Instruments emblématiques de l’orchestre rituel de l’hindouisme réunionnais, morlon et tambour malbar produisent donc un véritable langage tambouriné qui, à l’occasion, devient « mélodie de timbre, d’accent et d’intensité » (Rouget 1980 : 71). Dans la mesure où « le tambour peut en effet faire fonction d’instrument mélodique [voire] se substituer au chant » (loc. cit.), le jeu du morlon, qui vient en contrepoint et par opposition de registres au tambour malbar, contribue à établir les bases d’un langage à la fois symbolique et fonctionnel dans l’hindouisme réunionnais ; dans le jeu d’une complémentarité rythmique qui devient particulièrement évidente au sein du rituel funéraire indo-créole, le morlon donne de l’ampleur et de la profondeur au résultat sonore tout en participant pleinement de la fonction esthétique que remplit cette musique.
33À La Réunion, le tambour malbar se décline à travers un timbre, des techniques de jeu et une esthétique sonore qui, face au développement de pratiques distinctives chez des acteurs en quête d’individualisation musicale, s’inscrit au cœur de stratégies et d’enjeux à la fois musicaux, esthétiques et identitaires. Sous l’effet des phénomènes de créolisation qui « renvoie[nt] non seulement aux modalités de production d’un objet (ici, de l’objet musical) mais aussi [aux] événements [(ici, des enjeux esthétiques)] qui les actualisent » (Desroches 2012 : 131), certaines innovations (techniques, esthétiques) voient le jour. Les taxinomies timbriques vernaculaires, quoique n’entrant pas en contradiction avec les discours identitaires autour des notions de timbre et d’authenticité, reflètent une certaine diversification musicale. En raison de l’hétérogénéité des espaces d’interconnaissance que constituent les lieux et territoires d’implantation des pratiquants, on observe une spécificité de styles locaux et régionaux (Chandivert & Parent 2019).
34L’examen des capacités expressives du tambour malbar par celui des paramètres (techniques de jeu, travail du cuir, mode d’accordage, etc.) contribuant au timbre caractéristique de ces orchestres, montre que le développement de l’esthétique sonore de ces ensembles instrumentaux ne gêne en rien leur efficacité religieuse. En effet, si les taxinomies en vigueur dans les communautés musicales actuelles renvoient l’image d’un timbre perçu moins comme une finalité religieuse que comme une quête personnelle des instrumentistes, elles mettent néanmoins en avant, et ce dès le début de son histoire réunionnaise, un statut religieux du sonore. En examinant les cultes hindous, à La Réunion, depuis le milieu du XIXe siècle, on comprend que les catégorisations esthétiques et culturelles du tambour malbar confèrent à son timbre une fonction rituelle qui, à travers l’organisation des processions religieuses, prend tout son sens. En cela, la présence du tambour malbar au cœur de la musique hindouiste réunionnaise permet non seulement de rendre pertinent le support mythologique à l’origine du fondement de cette musique religieuse, mais également de renforcer le sacré hindou tel que défini et envisagé en terre créole réunionnaise par les Indiens, et auquel il est intrinsèquement lié. Tout en permettant une plus forte communication avec le divin, la musique s’adresse aussi aux hommes qu’elle protège au sein de l’espace sacré (du temple ou de la procession) en jouant un rôle primordial : celui de contribuer au succès des gestes et paroles de l’officiant « en agissant comme un porte-voix, même comme un amplificateur de ces prières, voire comme une forme de prière elle-même » (Folio-Paravéman 2020 : 394). C’est en ce sens qu’existe, chez quelques-uns des acteurs du milieu indo-créole, une certaine conscience philosophique de la musique du morlon et du tambour malbar qui, en personnifiant respectivement les divinités Shiva et Parvati, représentent en fait « les éléments masculin et féminin du divin dont le dialogue (le langage) crée le son mystique à l’origine de toute création » (ibid. : 628).
35En tant que « médiateur sensible » (Dianteill, cité dans : Aubert 2006) du rituel d’origine indienne, le tambour malbar entretient et alimente, par son jeu continuel et de grande intensité, les actions rituelles qu’il porte. Fondée sur technique de jeu précise (l’unisson du morlon et du tambour malbar) et un timbre particulier (l’aspect bruyant des manifestations rituelles religieuses), la musique hindouiste réunionnaise se caractérise en fait par une accumulation d’éléments sonores. A la différence de l’orchestre rythmique des Puḷḷuvan, étudié par Christine Guillebaud (2008), où les superpositions sonores ne sont pas préalablement organisées (ibid. : 19), les tambours malbar de La Réunion adoptent l’uniformité rythmique et sonore. C’est ce qui contribue à l’efficacité du rite religieux. Mais, au-delà de leur fonction rituelle, les tambours malbar ont participé à l’instauration de la puissance socioreligieuse de l’hindouisme qui, à l’image de la puissance sonore de ses manifestations publiques, est parvenu à pérenniser une culture dont l’identité était en pleine restructuration au sein de ce nouvel environnement.