- 1 Cit. in Bachelard 1957 : 166.
« On devrait méditer sur un monde
Qui existe en profondeur par sa sonorité ».
(R. M. Rilke)1
1Que les arts soient d’abord arts de la matière est un point de vue paradoxalement valable pour le plus immatériel d’entre eux, la musique. Dans une perspective poïétique, la hiérarchie scolastique des causes est à inverser : la cause matérielle précèderait les causes efficiente, formelle et finale. La substance avant la forme. Pour beaucoup de mélomanes, l’expérience esthétique est fondamentalement esthésique ; elle commence par la perception sensible de ce qui constitue sa matérialité, sa surface, son épiderme : le son, la sonorité, et plus finement, le timbre. Il s’agit donc de s’intéresser au goût, c’est-à-dire aux qualités esthétiques propres à la substance d’une œuvre, qui se présente comme saveur ou goût préalablement à son élaboration : la sonorité pour la musique, tout comme le chromatisme pour la peinture et le matériau pour l’architecture.
2L’instantanéité de l’appréhension du timbre est en rapport avec sa nature physique : c’est dans la brièveté de l’attaque qu’il affirme son caractère. C’est aussi par le toucher que l’interprète révèle quelque chose de son tempérament. Presque aussi immédiat est le jugement du connaisseur : quelques secondes suffisent à écarter une mauvaise voix ou un instrument, une minute pour sonder une sonorité acceptable et la commenter à la façon d’un œnologue dans son jargon imagé. Sur le moment, la sensation se traduit sur une gradation d’effets désagréable, neutre et agréable. L’instant d’après, le jugement appréciatif ou dépréciatif se précise de façon implicitement comparative, en fonction de critères définissant des « communautés de goût ».
3Sur le terrain de la pure sensation, on doit donc distinguer le registre de l’agréable de celui relevant déjà d’une idée du Beau, donc de l’esthétique. Pour Kant, « le pur jugement de goût est indépendant de l’attrait et de l’émotion » (2000 : § 13) ; il porte sur la forme : sur le dessin et non les couleurs qui l’agrémentent, sur la composition et non sur les sonorités. Pourtant, comme on va le voir, le son peut aussi s’appréhender en tant que forme, ce qui est justement le cas quand il est question plus finement de timbre.
- 2 Bien loin de ce qu’on qualifie ici de tradition, on trouvera des cas d’hyperesthésie timbrique dans (...)
4On commencera par quelques observations illustrant le haut degré de discernement auditif dont font preuve des musiciens de diverses traditions orientales2, discernement qui se porte sur le timbre avec la même acuité que sur les hauteurs, le rythme ou l’énonciation. Toutes les données réunies ici n’alimenteront pas toujours directement la problématique du timbre, mais intéresseront peut-être les musiciens, les luthiers, voire les ethnolinguistes. Toutefois certaines qualifications du timbre sont révélatrices d’une esthétique générale dont on dégagera progressivement les grandes lignes. D’emblée on remarquera que les expressions qui rendent compte des types de voix, tout en étant ancrées dans des traits physiologiques (ou physique dans le cas des instruments), s’accompagnent de déterminations expressives qui font que le timbre entre en « résonance » avec un ethos, une palette de sentiments et de valeurs.
- 3 L’ouvrage concerne la culture musicale du Mashreq. Amnon Shiloah, qui l’a traduit et commenté, note (...)
5Tout en étant un facteur déterminant de l’effet de la musique, le timbre n’est pas aisé à cerner verbalement, ce qui tient apparemment à l’immédiateté de son appréhension. Discerner toutes les nuances de timbre relève d’une réelle expertise qui s’affirme notamment en qualifiant ces nuances. On s’en fera une idée à la lecture d’un traité arabe du XIe siècle (Al-Kātib 1972 : 174-5) qui, en distinguant les timbres et les types de voix par plus d’une quinzaine de termes, témoigne du raffinement de l’art vocal dans l’empire Abbaside3.
Nous citons parmi les caractéristiques des voix : la voix tendre (shajiyy) ; – la fraîche (nadiyy) dite aussi délicate (ratb) ; – la redondante (zawā’idī) […] qui produit des notes trop timbrées et épaisses ; – la voix dite naghum qui est semblable à la précédente ; – la voix mordante (mujaljil) qui retentit à pleine force ; – la voix enrouée (abbah) à condition de ne pas l’exagérer, car l’exagération finit par étrangler la voix.
Selon Is’hāq [al-Mawsili], la voix la plus belle est : – la voix enrouée et accablée (abbah mu’tab) ; – la voix ronde qui est moyenne, tendant vers l’éclat ; – la voix sonore (jahr) qui est puissante, lourde et dont les notes sont claires ; – la voix lisse (amlas) qui est pure et détimbrée. Toutes ces voix sont louables.
6Al-Kātib ne se contente pas de qualifier les belles voix, mais aussi celles que rejettent les mélomanes, classées plus ou moins par ordre de désagrément :
Parmi les autres caractéristiques, nous citons : – la voix grasse (ajashsh), dispersée, étouffée qui est gênée et sort difficilement, comme étranglée, qui fait penser à un chanteur suffoqué et incapable de finir ses notes ; – la voix sourde (muzlam), qui est celle dont les notes […] s’entendent à peine et ne portent pas. Il arrive qu’on retrouve les mêmes phénomènes dans le son des cordes. La voix mintaqī est inférieure à la précédente et à la voix gênée […] qui s’élargit et exagère au point que les notes en sortent démesurées et d’une valeur augmentée ; elle est dite aussi déployée (les notes y étant déployées). – La voix stridente, haute et sèche dépourvue de douceur ; – la criarde ; – l’embrouillée, la tremblante (comme si on grelotte) ; – la foulée, pressée ou voûtée ; – la rugueuse, rocailleuse (comme le parler des Bédouins) ; – la voix sans netteté (qui mâche les notes) (Al- Kātib 1972 : 175).
- 4 Un indice parmi d’autres du perfectionnisme de la lutherie iranienne, en réponse à l’exigence de la (...)
- 5 Les trous comptent aussi ; certains appliquent invariablement leur propre calque, d’autres cherchen (...)
- 6 Pour le tār, de la peau d’agneau ou de chevreau mort-né, de l’épaisseur d’un cheveu.
7Peu de cultures musicales ont catégorisé avec autant de précision les nuances de timbre d’une même source sonore, mais un millénaire plus tard, la même exigence caractérise les Iraniens dans la recherche du son idéal. Sachant que les Arabes d’antan plaçaient le chant au-dessus de tout et considéraient avec condescendance le goût des Perses pour la musique instrumentale, il n’est pas étonnant de trouver chez ces derniers une gamme de qualificatifs tout aussi riche, mais portant cette fois sur le timbre des luths. Avec la popularisation des instruments traditionnels qui remonte à plusieurs décennies, quelques luthiers se sont mis en quête du timbre idéal des instruments à cordes. L’un d’eux se targue d’avoir changé des dizaines de fois la table d’un setār pour approcher cette qualité4, la table étant un facteur essentiel en raison de ses propriétés mécaniques5. Les perfectionnistes prennent en compte le matériau du chevalet (bois de qahur pour celui du setār, corne de bouquetin pour le tār), la qualité du boyau des frettes, de la peau6, du bronze pour le plectre du tār, etc. Pourtant, en dépit de l’exigence concernant les matériaux, la forme et les proportions de la plupart des instruments n’obéissent pas à des standards bien établis et, de plus, les goûts fluctuent avec le temps et divergent selon les styles. Des luthiers estimés ont laissé leur nom sur le timbre de leurs tār et setār. On distingue le son Yahyā, le Ja’far, le son Kamaliān, Hāshemi, etc.
8La perception des nuances de timbre résultant de ces matériaux se déploie dans une grande variété de qualificatifs. Certains sont universels, tandis que d’autres sont très spécifiques et révélateurs d’une esthétique qu’on tentera de cerner dans la seconde section de ces pages. Les instruments concernés sont le târ et le setâr, ainsi que la voix pour certains qualificatifs ; ils valent probablement plus ou moins pour le santur, les dotār et tanbur, voire le kamānche et le ‘ud.
9Voyons d’abord les appréciations globales et non spécifiques qui relèvent de la sonorité plus que du timbre et dont l’intérêt est surtout lexical : – Sāz-e mashqi : instrument d’étude ; – motaādel : équilibré (entre grave et aigu) ≠ déséquilibré ; – rāhat : facile à jouer ; – qavi, boland, por hajm, por tanin ou por sedā : puissant, fort, volume ; (tanin-e sedā est aussi la couleur du son : rang, selon Wikipedia Irani) ; – Kam hajm, za’if : faible volume, concerne aussi le chant ; – jam’ o jur : « compact », « en ordre », se dit pour la sonorité ainsi que pour l’instrument en tant qu’objet bien fait ; – jā oftāde : instrument « qui a trouvé sa propre place », qui a mûri ; – bāz : ouvert ; – garm : chaleureux ; – hang : le sustain en anglais, pour les luths.
- 7 Très appréciée selon al-Kātib (abbah, mu’tab), cf. supra. C’est un trait de la voix de l’Ouzbek Jur (...)
10Plus spécifiques sont les qualificatifs suivants : – Tamiz, pour un timbre « propre », la « propreté » étant pour les Iraniens un attribut non seulement hygiénique, mais esthétique. – Shaffāf ou zolāl expriment le brillant et la pureté. Pour le chant, ils qualifient une voix pure sans aspérités ou parasites (sans khash, « rayures »). Pour les chansons folkloriques, le khash de la voix est acceptable, mais finalement fatigant, aussi elle ne convient pas pour le chant classique. A ne pas confondre avec une voix gerefte, « prise », c’est-à-dire voilée, un peu enrouée, comme celle de certains chanteurs de flamenco7. Une autre nuance dans ce registre, est la voix « fatiguée » khaste, quelque peu râpeuse, ou encore « douloureuse », dard-dâr.
11Une bonne voix est celle qui « provient d’un endroit ferme » (az jâ-ye seft miād, comme disent les amateurs esfahānais), soit probablement de l’estomac, du ventre, en dessous de la gorge et des poumons. (Les percussionnistes veulent une frappe qui parte du fond de l’estomac, comme le qi dans les arts martiaux.) L’opposé serait la voix relâchée (vel), qualificatif qui s’applique aussi aux instruments et stigmatise une émission non retenue, puissante mais non contrôlée. C’est un grand défaut, fréquent chez les chanteurs ou chanteuses amateurs « classiques », qui, néanmoins, est apprécié dans certains genres folkloriques. Dans la même ligne, un défaut moins gênant est le « son extérieur », extraverti sedā-ye biruni qui peut être acceptable, mais dont l’opposé, « de l’intérieur » daruni (ou az tu), est très prisé. On verra plus loin qu’il s’agit là d’une notion essentielle qui vaut pour toute l’Asie Intérieure.
12Quelques épithètes très dépréciatives pointent les défauts de timbre. Shuluq : son confus, embrouillé ; – zomokht ou dorosht : « gros son », « grossier » (également pour l’apparence d’un instrument) ; – sedā-ye ezāfi : « son en trop », parasite, inutile, qui sort des normes, comme par exemple un son pok pok qui dérange, provenant d’un défaut de fabrication réparable ou non ; – sedā-ye puk : son « creux » (puk, « poreux », se dit aussi de certains bois de lutherie, ce qui n’est pas forcément un défaut ; – Sedā-ye sim : son de corde, c’est-à-dire timbre métallique (felezi) ; sedā-ye safhe : « son de table », tout en surface, comme s’il n’y avait pas de caisse ; – variante : sedâ-ye chub : son « de bois » ; – khafe / kar : étouffé, sourd ; – parde-ye kar : certaines notes sont « sourdes », ne sonnent pas ; – gerefte : coincé, le son est trop retenu, ne sort pas, mais, comme on l’a dit, s’agissant de la voix, ce n’est pas du tout un défaut ; son contraire se dit « ouvert » : bāz ; – gez : son qui frise parce que les frettes ou le manche sont mal ajustés. Néanmoins dans certains styles de tār, un timbre légèrement frisant est apprécié.
13Quelques expressions rendent compte par analogie de ce qu’on attend d’un bon timbre. Les qualités les plus recherchées évoquent, disons, une intériorité (physique) et une « antériorité », qui serait comme une troisième et quatrième dimension par rapport à la ligne (« son de corde ») et à la surface (« son de table ») ; ainsi que par rapport au temps : passé, ancien vs présent, moderne.
- 8 La supériorité du bronze tient à ce qu’il offre peu de résistance au frottement avec d’autres métau (...)
14Une qualité recherchée est la « cloche », zang, qui semble être la mise en exergue et la persistance des harmoniques supérieures, sans pour autant sonner métallique (felezi), et ce, bien qu’une cloche soit de bronze ou de fer. On note au passage que la matière de prédilection du plectre de târ (le mezrāb) est le bronze, notamment tiré de cymbales (sanj), de cloches et de pièces de monnaie anciennes8.
15Une qualité de timbre essentielle mais difficile à obtenir et même à définir, est dite « nasale », tu damāghi « dans le nez ». Elle ne s’applique pas qu’à la voix humaine elle s’applique non seulement à la voix humaine mais aussi aux instruments (elle s’applique à la voix humaine comme aux instruments), mais aussi aux instruments bien qu’ils n’aient pas nez. Nous y reviendrons pour cerner tout ce qu’elle dénote, et pour commencer on pense à demāgh (arabe dimāgh) qui signifie cerveau, organe désigné aussi par maghz. Ces deux termes se réfèrent par extension au contenu du cerveau : raison, pensée, sagesse, etc. Maghz désigne aussi le cerneau d’une noix, la moelle d’un os. Dans le même registre que « dans le nez », le timbre d’un bon instrument aurait « du cerveau », sa caisse n’est pas « vide » (tu khāli), elle contient quelque chose, il ne résonne pas en surface, mais en profondeur, il est amiq et aussi dense, le contraire de poreux (puk).
- 9 Comme une caisse de târ est faite de 1,5 kg de bois de plus d’un centimètre d’épaisseur en moyenne, (...)
16Ces propriétés sont celles d’un instrument à la sonorité bien mûre, « cuit » à point (pokhte), durant les longues années où il a vibré sous les doigts de son propriétaire9. C’est l’argument des luthiers lorsqu’on compare leurs târs à ceux du passé : « dans cinquante ans, disent-ils, ils sonneront bien mieux ». Peut-être, mais la maturité d’un instrument ne signifie pas qu’il ait un « son ancien » (qadimi), et l’ancienneté seule n’est pas un facteur de supériorité. Un maître parmi les plus estimés s’étonne de n’avoir jamais encore trouvé un târ contemporain qui lui plaise vraiment. Inversement, les musiciens actuels s’orientent vers un type de timbre spécifique et n’apprécient pas toujours le charme des anciens. La « sono mondiale » qui passe forcément par des haut-parleurs ou des écouteurs a peut-être fini par émousser la finesse de perception ou par modifier le goût (cf. la fin de cet article). Des luthiers iraniens en sont arrivés à proposer des instruments « pour microphone » ou encore, avec un effet de « reverb » intégré pour s’approcher du son trafiqué diffusé par les médias. Des maîtres ouzbeks stigmatisent quant à eux le style « microphonique » (mikrofon yolu) de certaines chanteuses.
- 10 Il s’agit du Dr. Chahrokh Elahi (n. 1950) qui est le fils et disciple d’Ostad Elahi (1895-1974) qui (...)
17Un attribut seul comme « cloche », « nasal » ou « ancien » ne suggère que vaguement une propriété acoustique et l’impression esthétique qu’il suscite. Pour approfondir ces notions, j’en ai discuté (en 2011) avec un maître du tanbur kurde, instrument sacré à l’origine, dont il joue à la perfection10 :
- 11 Ce mode se démarque par un chromatisme opérant sur un ambitus très étroit et dans le registre grave
Mon maître [et père] comparait le tanbur aux cordes vocales d’un chanteur et parlait d’un son particulier qualifié de tu damāghi, littéralement « inter-narine » ou nasal, que je dirais plutôt, porteur d’une charge : un timbre ancien et chargé. La particularité du tanbur d’Ostad c’était ce son… qu’on peut toujours entendre sur les CDs. Quand il jouait son Sheykh Amiri, il y avait au fond un son tu damāghi que vous n’entendez pas chez les autres tanburistes. [Ch. E. donne un exemple avec son instrument]. Plus on s’approche de ce timbre, plus on accède à l’origine même de l’instrument et de la mélodie. Surtout quand on joue dans les notes quelque peu « archaïques », comme Tarz11 et autres, plus c’est tu damāghi, mieux c’est ; ça vous rappelle des âges lointains.
Certains tanburs produisent ce timbre ; leur son est si attirant que c’est l’instrument lui-même qui vous fait jouer ; on le touche à peine et on n’a pas besoin d’autre chose. Il s’agit d’un son extrêmement simple, sobre, sans prétention, mais sans ce timbre, la mélodie reste fade et sans saveur.
Il y a aussi des instruments avec lesquels, quoi que vous fassiez, ce son ne sort pas ; ils ne donnent pas le même effet, ils sont fades. Ce n’est pas parce qu’il y a du grave ou de l’aigu que c’est forcément tu damāghi. Les anciens tanburs sortaient facilement ce son, mais ceux fabriqués depuis maintenant cinquante ans n’arrivent pas à le produire. Quand un luthier met des années à fabriquer un instrument, il est chargé – on a alors l’impression que c’est l’instrument qui produit le son, et non pas la corde. Ça sort de l’intérieur, comme quand on fait mmhhhhhh.
18Je fais remarquer qu’il s’agit aussi d’une qualité recherchée dans les tār et les setār, qu’on trouve surtout dans les vieux instruments, mais qu’actuellement, très peu de luthiers obtiennent ou même recherchent. Il poursuit en notant que « c’est pour approcher cette qualité acoustique que certains musiciens occidentaux ne jouent que sur des instruments anciens, et avec cordes en boyau ». Enfin il ajoute cet élément important : « Sur un tanbur qui est conçu pour ça, vous n’avez pas besoin de chercher ce son, mais sinon il faut vraiment le chercher pour l’obtenir ». Ce n’est donc pas seulement l’instrument qui est en cause, c’est aussi la façon d’en tirer des sons, ce dont il fait alors la démonstration sur le tanbur, dans le maqām Sheikh Amiri :
Là maintenant, on a à peine un son nasal... Et maintenant ce son apparaît... J’ai mis longtemps à le comprendre. Avant je faisais par exemple [musique…], maintenant, si je fais comme ça [musique…], ce n’est plus da dada da dada : il y a un son au fond qui fait mmmmmhhhhh. C’est le même rythme, mais par une combinaison des deux doigts, le timbre change.
19Mieux vaut une démonstration qu’une explication. La finesse de perception des qualités du timbre n’a pas besoin de verbalisation pour s’affirmer. Lors d’une expérimentation où Simha Arom et son équipe12 proposaient plusieurs timbres de xylophones à l’évaluation de musiciens africains, les réponses n’étaient pas verbales mais vocales : simplement, en reconnaissant le « bon » timbre, tous et toutes se mettaient spontanément à chanter. Les observations qui suivent portent sur deux instruments de la même famille que le tanbur kurde et rejoignent les notions évoquées précédemment tout en ouvrant un champ esthétique plus général.
20Guidés par le barde karakalpak Turghanbay, un ami tadjik (joueur de dotār) et moi sommes les hôtes du luthier Esjanov près de Nukus. Il nous propose de choisir parmi une quinzaine de dotār montés de cordes en acier. Chacun s’applique à les essayer et, après un moment, les affaires sont conclues et nous comparons les instruments choisis. Curieusement, à la différence du Tadjik et de moi, le barde karakalpak a opté pour un instrument au volume sonore faible mais qui, après examen, se révélait plus « timbré » que les nôtres.
- 13 Un dombra, aux cordes en nylon, sans frettes, appelé dutorcha par les Tadjiks, très différent du do (...)
21Même constatation chez le non moins fameux barde Shoberdi (Boysun, sud-ouest de l’Ouzbékistan) : le petit dotār13 qu’il cajole et célèbre dans ses prologues chantés, ne produit qu’un son relativement discret, quoique bien net. On s’attendrait à ce que les bardes préfèrent un instrument plus sonore pour équilibrer la voix, mais ce qu’ils recherchent est une certaine finesse de timbre que, probablement, ils seront les seuls à percevoir durant leur performance.
Fig. 1. Le luthier karapalkak Esjanov et ses dotār/duwtār. Nukus, Karakalpakstan (Ouzbékistan), janvier 2002.
Photo Jean During.
- 14 Voir les analyses et commentaires de Frédéric Léotar (2012 : 197s) : il s’agit d’une sorte de tremb (...)
22En fait, ces choix doivent se comprendre comme éléments de l’esthétique générale de ces bardes et, au-delà, des nomades turciques d’Asie centrale. A plus de mille kilomètres de distance, le baqsy karakalpak, tout comme le bakhshi ouzbek sont de l’ethnie Qongrat, que les gens du sud désignent comme « mongols ». Leurs langues diffèrent quelque peu, leur musique et même leur timbre de voix sont très différents, mais ils se rejoignent sur une esthétique de port de voix propre aux Türks et aux Mongols, qu’on peut qualifier au sens large de « voix intérieure », ichqari ovoz disent les Karakalpaks par opposition à la voix « ouverte » (ochiq, tashqari) des autres chanteurs. La voix intérieure est serrée et nasale, un peu comme on imaginerait un Donald Duck chantant. Elle est celle des bardes épiques karakalpaks, les jiraow/zhirau qui s’accompagnent à la vièle kobyz (à deux cordes en crin), et aussi celle des bardes du sud de l’Ouzbékistan, les bakhshi qui s’accompagnent au petit luth dombra. Quant aux bardes (baqsy) karakalpaks disons « lyriques », leur style et leur dotār s’apparentent à ceux des bakhshi turkmènes. Leur voix n’est pas vraiment « intérieure », mais elle doit absolument présenter une subtile caractéristique timbrique et ornementale qu’on appelle irghaq (irg’aq)14. Quant à la voix des bardes turkmènes, elle se distingue par la présence très marquée d’harmoniques dans les notes longues en fin de vers sur la voyelle iiiii, un trait également courant chez les bakhshi ouzbeks. Ces traits sont un écho des techniques vocales des Türks d’Asie Centrale (Khakas, Touvains) et des Mongols et Kalmouks, dont la plus connue est le chant diphonique (khöömii).
- 15 Sur la mimésis dans cette culture musicale, voir aussi Desjacques (1990).
- 16 « Systèmes centrés sur le rythme » pourrait être une troisième option qui n’est pas envisagée dans (...)
23Sans s’étendre davantage sur cette technique, on soulignera, en renvoyant à l’étude de Theodore Levin (2006 : 45-59), que l’esthétique musicale des Türks orientaux repose fondamentalement sur la recherche de qualités de timbres relevant de différents niveaux de mimésis avec le milieu naturel : reproduction, mime, imitation, jusqu’à la mimésis de l’imitation, et ce en référence aux voix des animaux, au son des rivières, du vent, aussi bien que des montagnes15. A partir de ses observations, Levin développe le concept de « système musical centré sur le timbre », qui se démarque des systèmes « centrés sur les hauteurs » qui régissent la plupart des musiques16. « In timbre-centered systems, a performer enters the zone of sound turbulence and just stays there with almost no movement » (Valentina Süzükei, in Levin 2006 : 51). Il note que dans le chant diphonique khöömii, il n’y a aucun mouvement, pas même une torsion des lèvres ; tout se passe à l’intérieur, dans la gorge et la bouche (cf. la « voix intérieure » citée plus haut). Cela vaut aussi pour le jeu de la guimbarde. « The point is, when you’re physically moving, chasing after the melody, you can’t focus on what is happening in the timbre » (ibid. : 50). De plus, alors que l’auditeur non averti est attentif au mouvement mélodique des harmoniques supérieurs, pour le chanteur, c’est « le bourdon qui est crucial pour produire un son riche en harmoniques qui s’étendent sur un large spectre de fréquences » (ibid. : 50) (cf. le son mmmh cité par Chahrokh Elahi). Pas de mouvement visible chez le chanteur, très peu de mouvement mélodique, aussi le temps, qui est la mesure du mouvement, semble comme figé.
24Une anecdote sur Mollā Nasreddin, figure populaire de la sapience paradoxale et de l’humour décapant, le présente en train d’apprendre à jouer le dotār. Au bout d’un moment, sa femme le houspille : « Mais il ne faut pas garder tout le temps le doigt posé sur la même frette, les musiciens bougent les doigts pour aller chercher les notes ! — Justement rétorque-t-il, ils cherchent, mais moi j’ai trouvé la note ». Sachant que le mollâ était turc, cette fable fait sens.
- 17 Jean-Jacques Nattiez, communication personnelle.
25La caractérisation du timbre n’est pas l’apanage de tel ou tel instrument, elle s’applique aussi bien à un orchestre, à un style de prise de son et de « mixage », à un label de guitare électrique, un support analogique ou digital, une compression (mp3 ou autre), un genre ou une époque de variété et de pop comme le proposent les palettes d’égalisation de certains amplificateurs (classique, rock, disco, naturel, funk, etc.). Les oreilles averties distinguent entre tous les Philarmoniques celui de Berlin tandis que les puristes ne goûtent que les orchestres d’obédience baroque. Une étude comparative17 sur l’ethos du rythme a montré incidemment que la même œuvre (la Symphonie no 40 de Mozart), jouée sur un tempo identique par deux orchestres, l’un baroque, l’autre moderne, est ressentie comme plus nostalgique dans le cas du baroque. Question de timbre ? Elle mérite d’être posée dans le cas des musiques du Moyen-Orient, sachant que, là-bas aussi, les instruments ont suivi une évolution technologique similaire ou parallèle à l’Occident, notamment par l’adoption des cordes métalliques.
- 18 Kāshāni (1992 : 113). La traduction du passage sur les cordes est donnée dans During (2016 : 49-50) (...)
26Les plus anciennes sources sur les instruments de musique, rédigées au Moyen-Orient du Xe au XV e siècle, ne donnent aucune précision sur le matériau utilisé pour les cordes, peut-être parce qu’il allait de soi qu’elles étaient de soie ou de boyau. Kāshāni (Kanz al-tohaf, vers 1350) décrit bien le procédé de confection des cordes en boyau et en soie18 mais ne mentionne pas l’existence de cordes en bronze ou en fer. Quant à ‘Abolqāder Marāghi (m. en 1435 à Hérat), il décrit toutes sortes d’instruments, y compris européens, mongols et chinois, indique même leur accordage, mais ne dit rien sur leurs cordes.
27De toute façon, jusqu’à leur époque, le son de la soie et du boyau, voire du crin de cheval pour certaines vièles et harpes, dominait le spectre sonore des formations orchestrales. La « sono globale orientale » était plus chaude, moins résonnante, moins brillante et moins puissante qu’à l’ère moderne où dominent le nylon (‘ud, qānun) et surtout le métal (vièles, luths). Elle était probablement proche de celle du Maghreb actuel. Le changement qui s’est opéré au Mashreq était-il la conséquence d’une recherche esthétique ou de facteurs contingents ? Il est difficile de répondre de manière générale, mais on peut s’en faire une idée à partir d’une étude de cas : celui du luth à long manche « bi-corde » (do-tār) que nous retrouvons ici dans une problématique toute différente.
28Le dotār a été adapté au goût et au besoin de chaque culture, non seulement dans ses dimensions, son poids, son accordage et cordage, son timbre, mais aussi au niveau de la technique de jeu de la main droite, qui atteint, dans certaines traditions, une extrême sophistication. En Asie centrale, où l’on en trouve différentes variétés, les Kazakhs ainsi que les bardes ouzbeks (Qongrat) et tadjiks (des montagnes) ont remplacé le boyau de leur dombra par du fil de pêche en nylon. Quant aux joueurs de dotār tadjik, ouzbeks khorazmi et uyghurs, ils écartent le nylon ou même le boyau, et s’en tiennent à la soie. Au contraire, dans le grand Khorasan, les dotār des Turkmènes, Karakalpaks, Persans, Turks et Kurdes, ont perdu leurs cordes en soie (ou éventuellement en boyau), remplacées par l’acier.
- 19 Appelé aussi « petit dotār » par les Tajiks : dutorche, dutor-i mayda.
29Ce changement n’a pas affecté la caisse de tous ces dotār qui, traditionnellement, est en mûrier (monoxyle ou en lattes collées) ou éventuellement en une autre essence ; quant à sa table, elle est obligatoirement en mûrier, ce qui vaut aussi pour tous les luths iraniens (setār, tanbur, choghur/qopuz), afghans, ouzbeks, tadjiks, et pour le dotār uyghur. Bien que les nouvelles cordes soient métalliques, elles ne donnent le son désiré qu’avec une table en mûrier. Beaucoup de luthiers l’ont constaté : si le bois de la caisse peut à la rigueur être différent, la table, elle, doit être en mûrier. (Malgré leur similitude, les dombra19 des Tadjiks, Ouzbeks et Kazakhs, dont la table n’est pas en mûrier, appartiennent donc à une autre catégorie.)
30Dans les cultures où la soie est encore utilisée, une raison couramment avancée est l’affinité entre le bois de l’instrument et la soie des cordes, car les vers à soie se nourrissent des feuilles de mûrier. Par ailleurs, la sériciculture et le filage de la soie relèvent des conditions de vie rurales ou urbaines, tandis que le boyau de mouton relève de la vie pastorale des nomades. Le fait que les adeptes de la soie (Ouzbeks, Uyghur, Tadjiks) rejettent même l’alternative du boyau (et a fortiori du nylon), pourrait refléter un clivage identitaire et géoculturel : d’un côté, les Kazakhs, les Qongrat, les Montagnards et de l’autre les Sartes (comme on appelait autrefois les citadins, toutes ethnies confondues).
31Parmi les facteurs orientant ces choix, il y a aussi le fait que les cordes en métal (et plus tard en nylon), étaient bien plus durables et économiques. Un autre pourrait être l’insidieux attrait pour la technologie occidentale, sachant que ces cordes étaient (et sont encore) importées de l’Occident. Au XVIIIe siècle déjà, les cordes du luth anatolien (saz) provenaient de Venise, comme le vante un barde qizilbash de l’époque. Depuis quand exportait-on du « fil d’archal » vers la Sublime Porte, et plus tard, depuis la Russie ou l’Inde, vers la Perse et la Boukharie ? Laissons la question aux historiens et tenons-nous en à ce qu’on peut observer. D’après les témoignages fiables que j’ai recueillis, l’abandon des cordes en soie (ou parfois en boyau) au profit de l’acier s’est opéré au cours du XXe siècle dans le grand Khorasan.
- 20 Selon la définition de Michèle Castellengo (CNRS, LAM), « rapide alternance entre les mécanismes M1 (...)
32En dehors de ces aspects contingents, la question relève d’un choix esthétique. En effet, pourquoi les luthistes ont-ils adopté l’acier plutôt que le nylon, tandis que d’autres ont fait le contraire ? C’est très probablement aussi une question de goût et de couleur. Le voyageur Chardin note au XVIIe siècle que le plus beau baryton laisserait les Persans indifférents car ils n’apprécient que les voix aiguës. Cette constatation vaut pour toute la région et pour la plupart des genres ; elle se vérifie dans le Mugham azerbaïdjanais ou le chant du sud du Khorasan. De plus, les Iraniens et les Azerbaïdjanais appliquent une technique vocale très brillante (tahrir, chah-chah, zangule) consistant en un roulement rapide de coups de glotte du type yodel20, que Chardin décrit comme « une grande voix du fond de l’estomac, qu’ils font rouler avec beaucoup de force et beaucoup d’éclat […] ils aiment les voix fortes et hautes, le fredon et les grands roulements » (1686 : 304).
33Au sein d’une culture donnée, l’esthétique musicale est envisageable comme un aspect d’une esthétique générale, ce qui justifie des classifications larges comme « baroque » ou « romantique ». Les historiens de l’art ont souvent relevé le goût persan pour la lumière, eccéité qui englobe la métaphysique dite « illuminative » (eshrāqi), la gnose manichéenne (aspirant à libérer les particules de lumière prisonnières de la matière), le culte du feu, et enfin les arts visuels : couleurs vives, enluminure, dorure, argenture, éviction de toute ombre. Dans l’art des sons, c’est l’usage des cordes métalliques qui répond à cette aspiration à laquelle se sont pliés les kamānche, santur, tār, setār, dotār, choghur/kopuz, qeychak/sorud, évinçant la harpe et le ‘ud, les rabāb à archet et à plectre, la soie, le crin, et le boyau. Et pour mieux apprécier l’éclat de la musique, on privilégie l’écoute dans la pénombre, ou les yeux fermés, l’art des sons étant, selon Nietzche « un art de la nuit et de la pénombre ».
34En assumant le risque que comporte cette généralisation, disons que dans l’espace du Maqâm, à l’Ouest, au Couchant (Maghreb, Égypte), dominent les timbres chauds et graves (le ‘ud, le rbāb, l’alto), à l’Est où le Soleil se lève (Inde, Asie centrale, Perse, Azerbaïdjan), les timbres frais et brillants comme l’aurore.
35On a montré que le timbre n’est pas donné empiriquement par des objets sonores ou sonnants, il est choisi et recherché selon des critères de goût. Reste à distinguer les timbres qui nous plaisent de ceux qui, en outre, nous touchent. Au niveau de la sonorité, il n’est pas encore question d’affect, de sentiment, d’émotion, sauf en vertu de quelque association imaginative personnelle, mémorielle ou culturelle ; ce n’est que dans la phase de l’organisation des sons en succession d’événements qu’on passe éventuellement à ce plan. Dans une marge étroite entre la sensation et l’émotion se situe ce qu’on appellera l’impression.
36Si le son de certains instruments semble d’emblée induire quelque coloration affective, c’est que sa vibration n’est généralement pas séparable d’une certaine élaboration par l’interprète. Une simple frappe sur un gong ou une touche de piano produisent plus qu’un bref paquet de fréquences : leur résonance engendre des phénomènes acoustiques qui, certes, captent l’attention, éveillent brièvement des sensations, mais pas encore des affects. Les instruments dont le timbre est potentiellement déclencheur d’affects sont en priorité ceux dont la mise en vibration demande, à l’instar de la voix, une part d’élaboration.
37Dans la littérature orientale, la flûte de roseau, le ney/nay (arabe, turc ou persan) en est un exemple typique. La flûte est dans l’islam l’instrument de Dāwūd (le roi biblique) et dans l’hindouisme, celui de Krishna. Le shabbāba est sacré chez les Yezidis, et le shakuhachi en bambou est emblématique de la culture Zen, tout comme le ney dans la culture soufie où son éthos a été immortalisé au XIIIe siècle par Mowlānā Jalāloddin Rūmī, dans l’ouverture des vingt-cinq mille distiques de son Masnavi Mystique.
- 21 La version peu courante inverse plainte (shekāyat) et narration (hekāyat) : « Écoute le ney, comme (...)
38Dans la version courante, Rūmī fait parler le ney : « il raconte une histoire », puis dans la seconde partie du distique, il est précisé qu’il « se plaint de la séparation »21. Dans les manuscrits les plus anciens les propositions sont inversées : « Écoute le ney, comme il se plaint. Des séparations, il raconte l’histoire ». Dans une version, l’impression immédiate est que le ney nous dit quelque chose ; dans l’autre, on entend d’abord le ney gémir, puis ce soupir s’articule en une longue narration. (Phénoménologiquement, c’est d’abord la plainte qu’on entend, car si c’était une narration, celle-ci pourrait aussi bien être réjouissante, ce qui est rarement le cas avec cet instrument.)
39Quoi qu’il en soit c’est le souffle et non le discours qui affecte l’auditeur. « Depuis qu’on m’a coupé de la jonchaie, mon souffle fait gémir les hommes ». La plainte du ney ou de la flûte est un topique qui a inspiré beaucoup de poètes dans des langues différentes. Mais en quoi ce son est-il davantage porteur d’affect qu’un autre ?
- 22 Les neyistes iraniens peuvent moduler les notes sur une étendue d’une tierce sans modifier le doigt (...)
40Quiconque a tenté de tirer un son d’un ney, sait que ce son est loin d’être donné a priori, mais demande une réelle maîtrise, laquelle s’exerce non seulement sur l’émission d’un son, mais sur son modelage, son ajustement par un vibrato, des motifs minimaux, nuances, appogiatures, mordants, etc. Soit autant d’effets résultant d’un travail à l’intérieur de la bouche, de la langue et des lèvres, qui contribue à donner l’impression que c’est l’instrument qui parle22.
- 23 Beshnavid az nāle o bāng-e rabāb / noktehā-ye ‘eshq dar har gune bāb. Son Rabāb Nāma de neuf mille (...)
41Il en va un peu de même pour le rabāb, une vièle à pique que Rūmī a également célébrée et dont les cordes en crins de cheval produisent un souffle vibré proche de celui du ney. Paraphrasant le prologue du Masnavi de son père, Soltān Valad fait parler cette vièle que son père appréciait tant : « Écoutez le soupir et la voix du rabāb. Ce sont des leçons sur l’Amour dans tous ses chapitres »23.
42Selon lui, le rabāb « est supérieur au ney dans la mesure où le ney n’est fait que d’une essence, le roseau, et n’a qu’une voix, tandis que le rabāb est composé de peau, de cheveux [les crins], de fer [la pique] et de bois [la caisse] ; aussi sa voix est-elle plus étendue et variée que celle du roseau » (Lewis 2015 : 31). Toutefois, la différence entre les deux est atténuée du fait que, selon le poète, « tout cela, tout ce qui a été dit et qui le sera encore, est une métaphore de la nostalgie de l’âme pour Dieu » (ibid. note 58). Finalement la voix du ney s’adresse à l’oreille de l’âme, comme le dit Rūmī : « Tu as besoin de l’oreille du cœur, pas du corps… » (Masnavi, 100). « Dans le samā’, les soufis écoutent un autre son qui vient du Trône divin [...] ils ont une autre oreille » (Divān, 1113). Même leçon dans ces vers anonymes en exergue d’un traité de musique persan du XVIIe siècle, mais avec un élément de plus : la dernière ligne suggère qu’en retour, le musicien répond au ney en modulant son souffle en phase avec son état intérieur :
- 24 Wright 2020 : 28, notre traduction.
Toute mélodie que l’âme entend du souffle du ney, comment cette oreille pourrait-elle l’entendre si elle dort profondément ? Le ney parle dans la langue des états [intérieurs, hāl]. Il parle toujours avec l’âme et écoute ce qu’elle dit24.
43À défaut d’entendre avec l’oreille de l’âme, on peut sentir le corps et le geste qui font qu’un instrument sonne. Dans l’herméneutique soufie, le ney lui-même est une créature qui a souffert dans sa chair même, coupé de la roselière, taillé, évidé au fer rouge, perforé de neuf trous, bandé… Symétriquement, le timbre du ney résulte d’un contact physique des plus intimes avec l’interprète. L’embout est coincé entre deux dents (technique turcique et persane), recouvert par la lèvre, et mobilisant la flexibilité de la cavité buccale et l’orientation de la langue. C’est par cette prise dans le corps que le ney nous dit quelque chose de plus que le son d’une flûte à bec ou d’une cornemuse.
44La corporalité de certains instruments est rendue, on l’a vu, par des images comme « du nez », « de l’intérieur », et surtout par le « grain » des cordes faites de soie torse ou d’écheveau de crins de cheval, comme c’est le cas du vénérable gu qin et du rabāb ancien, dont les doigts palpent la consistance. C’est peut-être la trace de la soie que recherchent les luthistes actuels, mais pour Barthes qui a donné au terme toute sa charge esthétique, le grain « est dans la voix qui chante, dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute » (1982 : 243).
45La voix, cela va de soi (cf. supra : enrouée, voilée), « la main qui écrit » c’est un peu mystérieux, mais celle « qui exécute » peut se comprendre comme savoir tirer le meilleur des possibilités sonores d’un instrument. C’est là un critère de maîtrise. On demanda à Sviatoslav Richter ce qui l’avait le plus frappé dans le jeu de Heinrich Neuhaus, le légendaire pianiste, avec qui il travailla alors qu’il était déjà lui-même un maître. Il répondit que sous les mains de Neuhaus, l’instrument sonnait comme il ne l’avait jamais entendu. On dit que le son du violon de David Oïstrakh atteignit sa plénitude lorsque, sa bedaine prospérant, son centre de gravité descendit d’un cran. D’un bon chanteur, on dit à Ispahan que sa voix vient d’une base ferme (az jây-e seft). Sur les instruments à cordes, le toucher qui touche l’auditeur rejoint ce que Barthes (1982 : 244-5) appelle le « grain », qu’il trouve même dans un instrument aussi mécanique que le clavecin :
… j’entends avec certitude que le clavecin de Wanda Landowska vient de son corps interne, et non du petit tricotage digital de tant de clavecinistes […] et pour la musique de piano je sais tout de suite quelle est la partie du corps qui joue […] ou si c’est le coussinet des doigts, dont on entend le grain si rarement.
46La conclusion de l’article de Barthes rejoint un des thèmes de cette étude : celui de l’évolution des timbres induite par l’adoption de matériaux nouveaux, ou simplement l’idéal d’un timbre « ancien » caché dans les propriétés du bois ou des cordes. La technique est une fois de plus mise en cause en tant que vecteur de la culture de masse, de l’industrie musicale, et d’un conditionnement idéologique :
… faut-il rappeler qu’il semble y avoir aujourd’hui sous la pression du microsillon de masse, un aplatissement de la technique ; cet aplatissement est paradoxal : tous les jeux sont aplatis dans la perfection : il n’y a plus que du phéno-texte » (Ibid. 247).
47Et il termine par une déclaration qui sonne juste pour les partisans d’une musicologie générale :
Tout cela est dit à propos de la musique « classique » (au sens large), mais il va de soi que la simple considération du grain musical pourrait amener une autre histoire de la musique que celle que nous connaissons… (ibid.).
48Une histoire du goût, comme le laissait entendre Voltaire ?
Le goût peut se gâcher chez une nation, ce malheur arrive d’ordinaire après des siècles de perfection […] le public ne sait plus où il en est et il regrette le siècle du bon goût qui ne peut plus revenir ; c’est un dépôt que quelques bons esprits conservent alors loin de la foule (1757/7 : 761).