Écouter le monde. Avec MILSON, les anthropologues des milieux sonores
Écouter le monde. Avec MILSON, les anthropologues des milieux sonores, Coffret audio présenté par Monica Fantini (Radio France internationale) et Christine Guillebaud (CNRS). Onze pièces sonores enregistrées sur une clé USB (27’30) ; livret de présentation de quatre pages inséré dans la couverture d’un digipack à deux volets. RFI, 2019.
Texte intégral
1Les environnements sonores intéressent les milieux de la recherche et de la création depuis quelques décennies. Nombre d’anthropologues et d’ethnomusicologues ont consacré d’importantes études à la dimension sensorielle des pratiques qu’ils étudient. Ces travaux sont féconds, notamment parce qu’ils sont souvent réalisés par des équipes interdisciplinaires (chercheurs, artistes, ingénieurs), et que la restitution des résultats correspond généralement à un exercice de médiation à destination du grand public. Par exemple, plusieurs installations sonores développées dans le cadre de recherches anthropologiques ont été accueillies dans des musées ou des centres d’art. Le projet Ecouter le monde fut, quant à lui, diffusé sur les ondes radiophoniques de RFI, et est toujours accessible en podcast.
2Ecouter le monde est avant tout une émission animée par l’auteure sonore et radiophonique Monica Fantini. Depuis sa création en 2013, plus de trois cent soixante « cartes postales sonores » furent présentées. D’abord consacré à l’écoute des sons de Paris, le projet a « [ouvert] ses oreilles au monde entier, il a réuni des institutions, des artistes, des journalistes, des philosophes, des anthropologues, des historiens et historiennes, des habitantes et habitants » (https://www.ecouterlemonde.net/fr/ecouter-nos-mondes).
- 1 Centre de recherche en ethnomusicologie, intégré au LESC (Laboratoire d’ethnologie et de sociologie (...)
- 2 D’autres montages ont suivi la même année et diffusés sur les ondes de Rfi. L’ensemble des montages (...)
3L’une de ces institutions est MILSON (milson.fr), un programme de recherche développé au CREM1 dont les archives sonores ont été utilisées. Chistine Guillebaud, créatrice en 2010 et coordinatrice du collectif MILSON, est pour beaucoup dans la mise en place de cette collaboration fructueuse entre les domaines de la recherche en anthropologie des milieux sonores et celui de la radio. De juin à août 2016, huit pièces sonores basées sur les travaux récents de chercheurs et accompagnées chacune d’un commentaire parlé furent mises en ondes dans l’émission Ecouter le monde, suivies de trois autres programmées en mars et juillet 2017, basées cette fois-ci sur les Archives sonores du CNRS-Musée de l’Homme gérées par le CREM. Ces onze pièces furent retransmises ensuite en 2019 dans un format sans voix parlée et en version binaurale de synthèse (audio 3D). C’est cette série qui est publiée, en version stéréo, dans le coffret Ecouter le monde2.
4Le projet se situe à mi-chemin entre la science et l’art radiophonique. Les pièces sont des montages qui enchaînent de courts extraits d’enregistrements réalisés in situ en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud. Elles sont construites sur la base d’autant de trames narratives ou scénarii, imaginés par des anthropologues qui sont souvent aussi les auteurs des enregistrements. Ces scénarii ont pour objectif de « raconter la diversité des sociétés du monde à travers ses milieux sonores […] ; [de] saisir ce que les sons disent de nous et de nos manières d’être ensemble » et « [de] transmettre des fragments d’enquêtes ethnographiques ». Les huit premières pièces sonores évoquent certaines réalités actuelles de la vie quotidienne en milieu urbain ou d’autres activités plus spectaculaires comme des cérémonies et fêtes rituelles, un concours de chants d’oiseaux ou un combat de boxe. Les trois autres ont pour environnement la forêt ou le village.
5Que racontent ces pièces ? Les points d’écoute et les modalités de perception sont innombrables. Chacune peut être écoutée globalement (mode « holiste »), de façon discriminante (mode analytique) ou en se concentrant sur les qualités acoustiques des sons (mode d’écoute réduite). J’ai tenté, dans ce qui suit, un regroupement thématique des pièces basé sur une écoute comparative de la série, en mode « anthropologique », c’est-à-dire en prenant en compte la valeur heuristique des sensations et ressentis pour aborder le vécu d’une collectivité.
6Si le court livret fait la mention des auteurs des enregistrements (crédits p. 4), l’auditeur pourra trouver un important complément d’information sur le site de l’émission3.
7Dans les pièces 1, 3 et 6, la trace sonore des événements se caractérise par la multiplicité de timbres singuliers. Le temple de Chidambaram (Inde) (pièce 1, enregistrements de C. Guillebaud et Vincent Rioux, montage par C. Guillebaud) a pour sujet les offrandes sonores à Shiva, divinité hindoue. Le montage enchaîne des sources sonores contrastées provenant de divers instruments de musique aux sonorités puissantes (hautbois, trompes, tambours, cloches), avec, au second plan, la rumeur diffuse d’une foule qu’on devine être nombreuse et de sons ordinaires du temple. La voix du Caire (Egypte) (pièce 3, Vincent Battesti) et Les cris de Naples (Italie) (pièce 6, Olivier Féraud), font entendre les multiples modes d’émission de la voix humaine, chaque émetteur·trice usant de différents stratagèmes pour se distinguer des autres : cris, paroles et formules lancées avec intensité pour dominer le bruit ambiant, onomatopées, chuchotements, bavardages, formules exprimées sur un mode parlé-chanté, voix déformées par le filtre d’un haut-parleur ou d’un mégaphone, chant lyrique.
8La pièce 5, Les feux d’artifices de Naples (O. Féraud), permet d’éprouver le décalage entre perception et réalité. Le décor est celui d’une ville, calme. Quand soudain, au loin, retentissent des salves d’explosifs. Mais au lieu de cris d’horreur, on entend le célèbre chanteur Massimo Renieri entonner « Perdere l’amore » devant une foule conquise. Ainsi, le sifflement des bombes et les détonations sourdes ne sont pas ceux d’une scène de guerre, mais des feux d’artifices du Capodanno (fête du Nouvel An) à Naples.
9Les pièces 2 et 8 racontent par le son toute l’énergie déployée par des individus éprouvant la tension d’une situation de mise en concurrence. Dans Les voix de la loterie au Kerala (Inde) (pièce 2, C. Guillebaud), des annonceurs de loterie débitent d’un rythme effréné leur message, amplifié par un microphone. Le rythme accéléré de ce flot verbal est entrecoupé du bruit d’engins de circulation, accentuant l’idée de la vélocité comme stratégie de distanciation par rapport au tumulte de la ville. La pièce 8, Le duel vocal sur le ring de boxe (Thaïlande) (Stéphane Rennesson), est composée de quatre séquences : deux sont des scènes de combat, dont l’enregistrement resserré au plus près des pugilistes fait ressortir la brutalité des cris et des impacts de coups, et les deux autres des plans sonores larges témoignant de l’ambiance générale qui est celle d’un événement public festif. Scènes de combats et clameurs du public alternent, l’ensemble évoluant crescendo jusqu’à saturation.
10Les pièces 4 et 7 évoquent des formes de sociabilité. Dans Les cafés du Caire (Egypte) (pièce 4, V. Battesti), on perçoit l’intimité des relations qui se tissent à l’intérieur d’un café, autour d’un jeu de dés, en marge de l’effervescence de la rue (bruits de circulation). Les concours de chants d’oiseaux (Thaïlande) (pièce 7, S. Rennesson et E. Grimaud) traduit de manière sensible l’interaction réciproque entre humains et oiseaux. Des hommes parlent « oiseaux » en utilisant différents bruitages (onomatopées, claquements de langue, cris, etc.) auxquels les oiseaux réagissent et vice versa, jusqu’à un nuage de crépitements.
11Le travail de recherche ethnographique sur le terrain est illustré par les pièces 9, 10 et 11. La forêt (Guyane française) (pièce 9, enregistrements de Jean-Marcel Hurault, montage préparé par C. Guillebaud, Aude Julien Da Cruz Lima et Solène Cairoli) fait penser à un carnet de notes. La pièce débute par la voix du chercheur annonçant son système de catalogage. Puis le contexte est suggéré : c’est celui de la forêt. Vient ensuite la biographie des personnes rencontrées : un petit groupe de travailleurs. L’enquête se poursuit par une scène de chasse, avant d’arriver dans un village où des chants collectifs témoignent des connaissances partagées. Le pilage du riz (Indonésie) (pièce 10, enregistrements par Joséphine Simonnot, Pierre Dechamps, Bernard Yzerdraat et Christian Pelras, montage préparé par C. Guillebaud, A. Julien Da Cruz Lima et S. Cairoli) débute par une séquence centrée sur les gestes d’un travail répétitif. Le bruit du pilon dans le mortier fournit une trame rythmique à un chant, et se confond progressivement avec le jeu d’un idiophone frappé, démontrant ainsi de manière saisissante le lien entre les gestes du travail et le jeu d’un instrument de musique. Les musiques de pierre et d’eau (Gabon, Togo) (pièce 11, enregistrements par Pierre Sallée, montage préparé par C. Guillebaud, Renaud Brizard et A. Julien Da Cruz Lima) recense des jeux musicaux pratiqués sur des éléments naturels : sons d’un ensemble de sifflets ; terminologie vernaculaire liée aux pierres sonores d’un lithophone, suivie d’une démonstration de la manière d’en jouer ; tambour d’eau, dont le jeu consiste à frapper la surface de l’eau pour obtenir une suite de sons coordonnés.
12L’écoute successive de ces onze morceaux, créés à partir d’enregistrements anciens et récents et provenant d’endroits divers, est riche d’enseignements. Certes, les environnements sonores urbains se ressemblent par leur complexité, mais on perçoit aussi nettement des dynamiques différentes dans les pratiques collectives, témoignage de leur ancrage sur un territoire et dans un continuum historique. La richesse sonore du quotidien de la vie en société en ville, au village ou en forêt est une signature du lieu, et donne une idée de la qualité des relations.
13La sélection minutieuse des extraits et leur réorganisation selon une trame narrative a permis la création de médias sonores originaux qui permettent aux chercheurs de partager avec le public les résultats de leurs investigations. Ces créations sont également un outil de médiation remarquable pour l’auditeur, invité à imaginer plusieurs plans d’intelligibilité directement accessibles par la perception sensorielle plutôt que par une démonstration théorique. L’écoute de ces pièces a cependant ceci d’exigeant qu’il s’agit de dépasser le stade de l’identification des sources sonores pour se placer à un niveau d’écoute plus abstrait afin de saisir la trame narrative sous-jacente, et ainsi faire le lien entre les séquences sonores d’un montage. Une enquête sur la réception de ce projet, auprès des auditeurs de RFI et, surtout, des gens habitant les lieux où les enregistrements ont été réalisés serait passionnante à mener et à analyser.
14Pour terminer, l’intérêt de ce projet est aussi d’apporter de nouvelles perspectives méthodologiques concernant la question du statut des enregistrements de terrain utilisés pour des projets de création. Car les extraits sonores choisis sont des moments de vie fugitifs et d’une grande intimité, ce qui soulève des questions d’ordre éthique relatives aux conditions de leur utilisation, questions qui se posent généralement pour le cas d’enregistrements d’événements plus formalisés comme la performance d’un morceau de musique.
Notes
1 Centre de recherche en ethnomusicologie, intégré au LESC (Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative), une unité mixte de recherche du CNRS et de l’université Paris Nanterre (UMR 7186).
2 D’autres montages ont suivi la même année et diffusés sur les ondes de Rfi. L’ensemble des montages produits ont été également intégrés aux Archives sonores du CNRS-Musée de l’Homme, gérées par le Crem, avec le soutien du Ministère de la Culture. https://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_2017_014/
3 http://www.rfi.fr/fr/podcasts/%C3%A9couter-monde/2#pager
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Madeleine Leclair, « Écouter le monde. Avec MILSON, les anthropologues des milieux sonores », Cahiers d’ethnomusicologie, 33 | 2020, 278-282.
Référence électronique
Madeleine Leclair, « Écouter le monde. Avec MILSON, les anthropologues des milieux sonores », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 33 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/4157
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