Bernard Lortat-Jacob, Collection « L’ethnologie en héritage », vol. 23
Bernard Lortat-Jacob, Collection « L’ethnologie en héritage », vol. 23. 2 DVD La Huit productions, 2020. 180 minutes.
Texte intégral
1La collection « L’ethnologie en héritage » (La Huit productions) publie depuis 2005 des entretiens filmés avec des chercheurs qui ont marqué l’histoire de l’ethnologie française. La vingt-troisième publication de cette série est consacrée à Bernard Lortat-Jacob. Il est le deuxième ethnomusicologue à entrer dans la collection, après Gilbert Rouget en 2006.
2L’entretien occupe deux disques DVD découpés chacun en dix chapitres. Sa durée totale est d’environ trois heures. Il est mené par Alain Morel et Edouard Fouré Caul-Futy, qui n’apparaissent toutefois jamais à l’image (excepté quelques secondes dans le générique initial). Leurs interventions restent rares, et parfois presque inaudibles d’ailleurs. La parole est clairement à l’interviewé.
3Bernard Lortat-Jacob est assis dans ce qu’on devine être son bureau. La caméra oscille entre un plan rapproché sur le visage du portraituré et un autre plan qui inclut ses mains et son buste. Cette vue n’est entrecoupée que par les cartons marquant les chapitres du DVD, par quelques photos d’archives, et par une courte séquence vidéo illustrant les fêtes au pays de l’Oaş. Le moins que l’on puisse dire est donc que les réalisateurs ont choisi la parcimonie. Filmé, l’entretien n’exploite presqu’aucune des possibilités d’illustration qu’offre un film. En fait, passées les quelques premières minutes où l’on retrouve avec plaisir la figure d’un Lortat-Jacob jovial et chaleureux, le spectateur pourra aussi bien écouter seulement la piste audio, à la manière d’un podcast radiophonique.
4L’entretien mêle deux niveaux de récit, l’un plutôt biographique, l’autre plutôt scientifique. Sur le versant biographique, on apprend comment, après six échecs successifs au baccalauréat, une série de rencontres amène Lortat-Jacob dans l’Aubrac, aux côtés de Claudie Marcel-Dubois (« une première maman en quelque sorte, une reconnaissance sociale, puisqu’avant ça se passait très mal »). Leur relation vire au conflit, et il est « sauvé » par Gilbert Rouget qui l’accueille au Musée de l’Homme. La fascination de Lortat-Jacob pour son maître éclaire au passage le contexte académique de l’époque :
Mandarin, mandarin… Rouget était un homme extraordinaire, mais mandarin total. C’est-à-dire que moi, qu’est-ce que j’ai pas fait au Musée de l’Homme ? J’ai repeint les murs, j’ai démonté la bibliothèque, j’ai acheté des meubles, j’ai démonté des fichiers… enfin c’était comme ça, quoi. Un laboratoire à l’époque, à l’époque où Rouget le pensait – c’est plus du tout comme ça maintenant – c’était pas du tout une équipe où chacun… Voilà, on était un peu au service du patron. Ça ne me gênait pas du tout. Ça ne me gênait pas. Je ne me considérais pas comme humilié quand je faisais ces choses-là. Je le reconduisais chez lui quand il était fatigué… Enfin, tout ce petit travail qui n’était pas un travail de fayot, je le faisais parce que j’aimais beaucoup cet homme, et que tout ce que je pouvais faire pour le soulager de ses peines ou de ses responsabilités, je le faisais de grand cœur. (DVD 1, 0 : 30 :10)
5Toujours sur le versant biographique, l’entretien donne des indications sur le rôle que l’ethnomusicologue joua, durant les années 1980, à la direction de la musique et de la danse du ministère de la Culture. Séduit par une expérience participative autour du gamelan du Musée de l’Homme, Maurice Fleuret, alors directeur de l’institution, chargea Lortat-Jacob de concevoir une politique de valorisation des musiques traditionnelles françaises. Ce que l’entretien ne dit pas, par pudeur peut-être, est que cette collaboration eut aussi des répercussions à long terme pour l’ethnomusicologie. Acquis désormais à sa cause, Fleuret favorisa l’ouverture de cursus universitaires à Tours et à Nanterre, et inclut les musiques traditionnelles parmi les disciplines instrumentales ouvrant l’accès à divers diplômes d’État.
- 1 Ne manquent que les terrains en Roumanie avant 1989 : ceux qui donnèrent lieu au disque Polyphonies (...)
6Si l’entretien éclaire ainsi des aspects parfois méconnus du travail de Bernard Lortat-Jacob, l’« héritage » promis en titre par la collection se trouve plutôt sur le versant scientifique. A ceux qui ne connaissent pas les travaux de l’ethnomusicologue, trois heures en tête à tête avec lui leur fourniront une introduction assez complète. Presque tous ses terrains y sont abordés en détail, de l’Auvergne à l’Albanie, en passant par le Haut-Atlas marocain, le pays de l’Oaş et, bien sûr, la Sardaigne1. A chaque station, le récit mêle perspectives scientifiques et anecdotes ethnographiques, dans un style vivant qui reflète assez bien celui des écrits de l’auteur. La narration s’arrête parfois (trop rarement peut-être ?) pour écouter et commenter les musiques dont il est question.
7L’entretien permet bien sûr de retrouver les grands thèmes de l’ethnomusicologie chers à Lortat-Jacob. S’y voient réaffirmés la possibilité d’éclairer le fonctionnement d’une société par sa musique, le rôle du chant collectif dans la micro-politique villageoise, l’utilité et les limites des modélisations de l’improvisation, les liens étroits qui unissent l’émotion musicale et l’imagination. Parmi ces idées, certaines sont aujourd’hui classiques au sens où on les invoque plus souvent en postulats qu’en hypothèses à vérifier. L’entretien revient au contraire sur les arguments qui les ont fondées et sur le contexte intellectuel où elles sont nées.
8Parlant de l’improvisation musicale par exemple, Lortat-Jacob nous montre une boîte où sont rangées des fiches. Elles lui servaient à noter les « modules » successifs d’une performance improvisée. Il explique les méthodes, parfois simples, mais nouvelles en leur temps, qui lui avaient permis d’objectiver ces modules (demander par exemple à l’instrumentiste de les chanter). Sur la tranche du bloc est tracée une diagonale. Elle permettait de retrouver au besoin l’ordre initial de la performance, les mêmes cartes pouvant être arrangées dans un ordre différent pour décrire le jeu d’autres musiciens. Lortat-Jacob indique enfin les problèmes antérieurs que cette approche modulaire permettait d’éclairer : il devenait ainsi possible d’analyser selon des principes communs diverses improvisations « traditionnelles », mais peut-être aussi l’apparente « liberté » d’un jazzman comme Charlie Parker.
9Même lorsqu’on connaît déjà les travaux de l’auteur, cette vue synoptique pourra susciter, par les rapprochements qu’elle induit, de nouvelles interrogations. Au sujet du concept d’« oreille » par exemple, que Lortat-Jacob présente comme « la grosse affaire de l’ethnomusicologie » :
Je ne sais pas si tu as remarqué, mais si tu lis quelques travaux d’ethnomusicologie, on parle de tout sauf d’oreille. Alors que c’est tout de même la chose la plus essentielle : comment vous l’entendez ? qu’est-ce que vous entendez ? quels moyens vous avez pris pour l’entendre ? (DVD 1, 0 : 36 : 38)
10L’« oreille » dont il est ici question n’est bien sûr pas l’outillage de tympans, marteaux, étriers et enclumes qui permet à des animaux parfois humains de transformer en influx nerveux des ondes de pression. Elle est le fruit d’un apprentissage. C’est pourquoi l’ethnomusicologue, « s’il a entendu trois ahwash dans sa vie et s’il en a entendu cinq mille, il n’a pas la même oreille, c’est clair, il n’entend pas la même chose ». L’« oreille » qui intéresse Lortat-Jacob n’est pourtant pas non plus cette manière subjective d’écouter que chaque individu se construit à sa manière au long de son existence. Elle dénote en effet moins une idiosyncrasie qu’une compétence mesurable et substituable
comme je le dis toujours, il faut avoir au minimum une oreille équivalente à celle des gens que l’on étudie (…). S’ils sont capables de vous dire : «Là c’est Aït Souleyman qui joue, là c’est son cousin, là c’est son beau-frère…» et si vous n’arrivez pas à faire ça, c’est pas la peine. C’est-à-dire que vous n’êtes pas encore au niveau, [vous n’avez pas] ce niveau de discernement. Si vous dites que c’est à quatre temps, bon vous dites quelque-chose qui n’est pas inintéressant, mais qui n’est pas exactement, forcément, au centre de la question. (DVD 1 0 : 37 : 35)
- 2 Voir par exemple « Musique et muséographie. Les murs ont des oreilles », Cahiers d’ethnomusicologie(...)
- 3 Chant d’un pays perdu, CNRS Images et Arca Films, 2007. L’aventure est relatée dans l’avant-dernier (...)
11Cette « oreille » culturelle est donc une sorte de méta-organe qui permettrait d’« entendre » – au sens propre et figuré – la musique. On sait l’idée chère à Lortat-Jacob2. Ce qu’on saisit peut-être mieux, grâce aux nombreuses anecdotes qui parsèment l’entretien, est que cet entendement que l’ethomusicologue traque et auquel il aspire est, au fond, assez inégalement partagé, même sur son terrain de recherche. En pratique, parmi tous les membres d’un collectif, ceux qui sont capables de discerner le jeu d’un Aït Souleyman de celui de son beau-frère ne sont pas nécessairement nombreux. Et lorsque la question devient plus discutable (« Aït Souleyman joue-t-il mieux que son beau-frère ? »), les avis peuvent diverger davantage encore. Or Lortat-Jacob ne cache pas sa fascination pour des figures au fond assez singulières. Celle du prieur de la confrérie de Castelsardo par exemple : élu chaque année, tiraillé entre des injonctions politiques et musicales contradictoires pour choisir les douze chanteurs qui « orneront » la Semaine Sainte de leurs voix, il s’embarque, explique Lortat-Jacob, pour une mission autant « sacrificielle » qu’« initiatique ». Singulière aussi la figure de ce chanteur albanais que Lortat-Jacob suivit (avec Hélène Delaporte) au long d’un « road-movie » musico-nostalgique de part et d’autre de la frontière avec la Grèce3. C’est un « distributeur d’empathie », nous dit Lortat-Jacob, expansif et (donc ?) excentrique : « le genre de personnalité que les ethnologues aiment bien. Les ethnologues aiment bien les excentriques parce qu’ils disent beaucoup de choses, même si c’est quelquefois un peu exagéré ».
12Sous cet angle, l’« oreille » que l’ethnomusicologue devrait s’efforcer d’acquérir est peut-être moins « culturelle » que sublime. Elle n’est en tout cas pas celle du commun des mortels puisqu’elle prétend par principe à un degré accru de finesse et de discernement. En soulignant cette hiérarchie en même temps qu’il insiste sur les enjeux communautaires de la musique, l’entretien dessine en creux un curieux retour réflexif. L’« oreille » sublimée des connaisseurs et celle de l’ethnomusicologue devenu enfin compétent s’avèrent prises elles-mêmes dans la micro-politique villageoise, précisément celle que l’enquête entend éclairer.
13De cette imbrication de la musique dans les rapports de pouvoir, Lortat-Jacob donne par ailleurs des exemples savoureux : quelle réponse composer à un poète qui vous adresse des vers désobligeants dans une fête berbère, comment chanter pour humilier poliment un notable à Castelsardo, ou comment organiser une soirée de chant en Albanie et dans quel ordre y enchaîner les libations. C’est une science qui semble parfois presque exacte, et que son auteur fait volontiers dialoguer en égale avec l’acoustique et la psychologie cognitive. Mais plus que d’exactitude, c’est peut-être de justesse qu’il s’agit.
14L’entretien revient ainsi sur les espoirs d’objectivation que suscita en son temps le sonagraphe, et sur les limites qu’on lui découvrit par la suite (« il y a des choses […] qui sont tellement évidentes à l’oreille, et qui pourtant sont traitées très diversement par la capacité analytique très particulière du sonagramme. Donc il faut un savoir très particulier pour bien lire et bien se servir d’un sonagramme », DVD 1 0 : 34 : 40). Il montre aussi les frustrations de l’ethnologue confronté à un répertoire dont il ne parvient jamais à objectiver les modèles (DVD 2, chapitre 6). Chantées à tue-tête dans un registre suraigu, les danţ du pays de l’Oaş sont des mélodies en principe attachées à des individus. Elles ne se laissèrent pourtant jamais vraiment individualiser sur le papier. Elles étaient, d’abord, difficiles à écouter :
Je ne te cache pas que quand nous étions sur le terrain (…), le soir, on était tellement fatigués de cette musique avec mes camarades [Jacques Bouët, et Speranţa Rădulescu], tous musiciens et musicologues, qu’on se passait les quatuors de Beethoven et des trucs avec des graves… pour souffler, quoi. Parce que c’était si tendu, une musique si tendue.
15Néanmoins, l’« oreille » de l’ethnomusicologue se forme là encore et semble lui conférer une compétence qui, à défaut d’être vraiment explicitable, sera incarnée :
Et puis je ne sais pas pourquoi, avec le temps, j’ai redécouvert les mélodies, y compris dans l’effort qu’il faut pour les produire, et maintenant j’en ai des représentations mentales. J’en ai des représentations mentales, je ne sais pas quoi te dire. C’est très mal chanté, et tu sais pourquoi c’est mal chanté ? Parce que ce sont des registres absolument inconfortables pour les chanteurs. Ne me demande pas pourquoi, je ne sais pas. (…) Les hommes chantent dans des registres suraigus, ils s’interdisent en plus la voix de fausset (…) donc ils forcent la voix : aaah [force sa voix dans l’aigu], mais je ne peux pas le faire. Sur place, j’arrive à peu près à chanter, comme je le disais aussi à propos de la Sardaigne ce matin. Un peu. Parce qu’à force d’entendre ce son, il y a une espèce de truc qui se crée en vous, puis vous arrivez un peu à produire ce son. Dans le suraigu, c’est très désagréable à écouter, et la mélodie est presque déformée, parce qu’elle n’est même pas juste quoi. Mais après, tu l’écoutes et tu te dis «Il y a un équilibre entre les sons là ! C’est beau !»
16Dans le dernier chapitre de l’entretien, intitulé « Le plaisir d’écrire », Lortat-Jacob explique comment cette expérience frustrante d’une musique qui échappait à son analyse lui donna l’idée d’écrire une ethnographie entièrement fictionnelle. Il s’agissait, ni plus ni moins, que d’écrire « une ethnologie mais sans les gens (…) une ethnologie où tout était vrai, sauf que les personnes dont je parlais n’existaient pas ». Salué par certains épistémologues comme Jean-Claude Gardin, Indiens chanteurs de la Sierra Madre peut en effet être lu comme un « modèle » d’ethnologie, à ceci près que sa « vérité » ne réside pas dans l’exactitude de l’analyse (puisque les Moutaleros dont il est question n’existent pas). Elle tient plutôt à une certaine « justesse » du récit.
17Au fond, on pourra bien objecter à Lortat-Jacob qu’il laisse dans le flou des concepts que lui-même qualifie d’essentiels. Celui d’oreille, évoqué à l’instant, ou celui de module qu’il décrit, avec l’air de n’y croire lui-même qu’à moitié comme « quelque-chose qui est à la fois une structure d’accueil et une structure réelle. C’est un peu [flottant]… bon » (DVD 2 0 :13 : 50). On pourra bien s’étonner aussi de la facilité avec laquelle, tout en vantant les mérites d’un terrain long et approfondi, il semble s’en jouer à d’autres moments (« à la différence des ethnologues, les musicologues ont la possibilité d’un tout petit peu plus se promener sur le terrain, parce qu’ils ne font pas forcément des choses… aussi lourdes que font les ethnologues, dans certains cas » DVD 1 0 : 42 : 50). Il n’en reste pas moins que cette ethnomusicologie qui s’efforce de suivre le fil de la musique, en tentant de réconcilier ce qu’elle a de profondément rigoureux et de profondément sensible et humain, sonne souvent aussi profondément juste. Parvenu à son terme, l’entretien nous invite ainsi à nous interroger sur les mécanismes de la rencontre avec l’Autre et sur la fascination qu’exerce sa musique, fussent-ils réels ou sublimés.
Notes
1 Ne manquent que les terrains en Roumanie avant 1989 : ceux qui donnèrent lieu au disque Polyphonies vocales des Aroumains, et sur lesquels il appuya la troisième partie de son livre Musiques en fête.
2 Voir par exemple « Musique et muséographie. Les murs ont des oreilles », Cahiers d’ethnomusicologie 16, et « Objet/sujet : les chemins escarpés des sciences musicales », in Sciences de l’homme et Sciences de la nature, Maison des sciences de l’Homme, 2009.
3 Chant d’un pays perdu, CNRS Images et Arca Films, 2007. L’aventure est relatée dans l’avant-dernier chapitre du DVD 2.
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Référence papier
Victor A. Stoichiţă, « Bernard Lortat-Jacob, Collection « L’ethnologie en héritage », vol. 23 », Cahiers d’ethnomusicologie, 33 | 2020, 273-278.
Référence électronique
Victor A. Stoichiţă, « Bernard Lortat-Jacob, Collection « L’ethnologie en héritage », vol. 23 », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 33 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/4156
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