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Livres

Jérôme CAMAL : Creolized Aurality, Guadeloupean Gwoka and Postcolonial Politics

Chicago : Chicago University Press, 2019
Denis-Constant Martin
p. 247-251
Référence(s) :

Jérôme CAMAL : Creolized Aurality, Guadeloupean Gwoka and Postcolonial Politics, Chicago : Chicago University Press, 2019. 234 p., bibliogr., discogr., index, illustrations.

Texte intégral

  • 1 « From Gwoka Modénn to Jazz Ka : Music, Nationalism, and Creolization in Guadeloupe » (2011), All T (...)
  • 2 Les musiques de la Guadeloupe, et en particulier le gwoka, ont également fait l’objet d’un certain (...)

1Avec cet ouvrage, tiré de sa thèse1, Jérôme Camal propose une réflexion sur le gwoka, musique guadeloupéenne pour tambours, voix et danse, qui offre à la fois une synthèse informative sur cette pratique et une analyse de la manière dont ses significations sociales et politiques ont été construites à différentes périodes. Il constitue un apport très important à une bibliographie relativement limitée, aux textes souvent difficiles d’accès (Benoît 1990 ; Gabali sd ; Laumuno 2011 ; Pichette 2011 ; Uri et Uri 19912). Parti aux Etats-Unis pour y étudier le jazz (il est saxophoniste et a obtenu un mastère de Jazz Performance de l’université de la Nouvelle-Orléans), l’auteur a commencé à effectuer des recherches de terrain en Guadeloupe en 2007 pour rédiger une thèse de musicologie soutenue à l’université de Washington (Saint Louis) en 2011 ; il a rejoint le département d’anthropologie de l’université du Wisconsin-Madison en 2013.

2Creolized Aurality s’ouvre sur la présentation du cadre théorique qui a sous-tendu son travail, et sur lequel il reviendra régulièrement au fil des pages. Outre des références fréquentes à Edouard Glissant, il s’inspire de travaux sur le (post)colonialisme (ce qui n’est absolument plus colonial mais pas vraiment postcolonial) (p. 5), l’auralité telle que définie par Ana María Ochoa Gautier (Gautier 2014), « un champ de relations sonores moins que transparent » susceptible de connaître « des manifestations locales spécifiques mais aussi de déborder toute frontière spatiale » (p. 8-9), auralité qui, une fois créolisée, peut porter des aspirations, des solidarités à la fois complémentaires et contradictoires. Dans ces perspectives, le gwoka apparaît comme pris dans des réseaux entremêlés qui réunissent contradictoirement domination coloniale puis départementale et aspirations indépendantistes, mais interdisent qu’on puisse le considérer exclusivement comme une musique de « résistance ».

3L’auteur parcourt ensuite l’histoire des musiques guadeloupéennes pour montrer comment elle est indissociable d’une histoire sociale et politique de l’archipel ; il aboutit ainsi à l’avènement dans les années 1970 du gwoka modènn, tel que théorisé par le musicien Gérard Lockel et doté de significations spécifiques par des militants des mouvements nationalistes. Il montre comment ces derniers ont été modelés par la modernisation de l’Etat métropolitain (l’industrialisation et le républicanisme) et n’ont, en fait, pas visé explicitement la souveraineté (p. 49). Il n’en reste pas moins que, dans le cadre colonial comme dans celui de la départementalisation, les pratiques culturelles créoles (langue créole et musiques tout particulièrement) ont été systématiquement dévalorisées (ou « doudouisées », ce qui revient au même) ; les nationalistes se sont donc attachés à les défendre et à les réhabiliter. Idéalisant un passé de luttes (notamment sous la figure du nègre marron), ils ont attribué à ces pratiques créoles une « authenticité » guadeloupéenne nourrie d’une origine africaine et, dans le champ musical, les ont opposées à d’autres considérées comme aliénées ou abâtardies (quadrille, biguine). Cette idéologie invitait à une renaissance du gwoka, alors qu’il n’était plus en Guadeloupe une musique largement pratiquée, et elle l’a effectivement aiguillonnée. Le gwoka modènn, selon Jérôme Camal, a relevé « plus que d’une entreprise musicale, d’un projet épistémologique […] conçu pour faire penser différemment la musique, pour faire abandonner des réflexes musicaux déjà bien établis » (p. 62) ; il a participé d’un « effort révolutionnaire pour réinventer la culture et reconstruire la société guadeloupéenne » (p. 63) et, de fait, y a contribué.

  • 3 Illustrées par son enregistrement : Gwo ka modenn, Guadeloupe, ADGKM, 1988 (GKM 2, 2 × LP) ; dispon (...)
  • 4 Rapprochement auquel Gérard Lockel lui-même participa puisqu’il enregistra un morceau avec David Mu (...)

4Les théories de Gérard Lockel (Lockel 1981)3 ont constitué une source d’inspiration pour de nombreux musiciens, même quand ils n’y ont pas totalement adhéré. Car elles revenaient à nier ou effacer une grande part de l’histoire des musiques guadeloupéennes et les coupaient des relations qu’elles avaient entretenues avec la France métropolitaine (où il avait lui-même travaillé), la Caraïbe et le monde, notamment celui des diasporas africaines. D’un côté, les mouvements nationalistes n’étaient pas parvenus à faire de l’indépendance une revendication majoritairement acceptée et avaient réorienté, comme Wozan Mounien (de l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe) leur défense de la culture guadeloupéenne pour y faire place aux idées de métissage et de créolisation (p. 145), de l’autre une nouvelle génération de musiciens comme Eric Cosaque ou Guy Konkèt, tout en soutenant fermement les luttes sociales et politiques, s’ouvraient à des « esthétiques transnationales » (pp. 92, 108), dans lesquelles figuraient en bonne place les musiques caribéennes et diasporiques. Ce mouvement s’est ensuite amplifié, porté par des artistes tels que Franck Nicolas, Sonny Troupé, Jacques Schwarz-Bart, Wozan Monza, fusionnant gwoka, jazz4 et encore d’autres genres, l’ouverture la plus vaste pouvant être entendue chez ceux qu’on pourrait qualifier de hérauts post-zouk : Soft avec Fred Deshayes ou Admiral T.

  • 5 « Le détour est le recours ultime d’une population dont la domination par un Autre est occultée […] (...)
  • 6 Sur cette candidature, voir aussi : Bensignor 2014, Spielmann et Cyrille 2019 et Sitchet 2019.
  • 7 Jérôme Camal fait référence aux conceptions de la chorégraphe Lénablou ; voir http://fr.lenablou.fr (...)

5La candidature pour l’inscription du gwoka sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO (acceptée le 26 novembre 2014) illustre les stratégies mises en œuvre par des acteurs culturels issus des mouvements nationalistes. Relevant de ce qu’Edouard Glissant avait appelé le « détour »5, cette candidature, qui suscita en Guadeloupe de nombreuses oppositions, aboutit à faire reconnaître par l’Etat français, et entériner par une instance internationale, la spécificité culturelle de la Guadeloupe ; elle a, selon Jérôme Camal, conjointement avec les nouvelles formes de « gwoka évolutif », « cimenté l’émergence d’une citoyenneté créole postnationale » (p. 146)6. Ainsi, il apparaît que le gwoka modènn a participé efficacement à l’effort de décolonisation culturelle car, « dans le sillage du désenchantement vis-à-vis du projet nationaliste, l’auralité créolisée du gwoka fonctionne comme un espace créatif d’où peuvent surgir de nouvelles formations artistiques et politiques » (p. 146). Jérôme Camal utilise en conclusion la métaphore du bigidi, une figure essentielle de la danse gwoka : un trébuchement qui ne conduit jamais à la chute, une feinte par laquelle la danseuse ou le danseur cherche à dérouter le batteur soliste avec lequel il ou elle dialogue, et qui incarne la (post)colonialité française en dépassant ses contradictions (p. 176)7.

  • 8 L’idée de « convivialité » est empruntée à Paul Gilroy (2004) ; pour ma part, je la trouve, transpo (...)

6Creolized Aurality est indubitablement un ouvrage clef pour connaître le gwoka et comprendre la place qu’il a occupé, et continue de tenir, dans la société guadeloupéenne, ses aspirations à la dignité, à l’égalité et à la reconnaissance de sa culture. En outre, il apporte à une littérature plus générale sur les musiques « populaires » (en ce cas, allant de la tradition orale à des formes écrites, enregistrées, spectacularisées et commercialisées, sans que les dernières n’aient effacées les premières), des outils d’analyse intéressants (souvent empruntés à des théories issues des Amériques) qui devront être testées sur d’autres exemples. Une leçon qu’il faut en retenir, en tout cas, est qu’une pratique telle que le gwoka est intrinsèquement ambivalente parce qu’issue d’un enchevêtrement créolisant, sous-produit de la « convivialité coloniale » (p. 10)8 : ni passivement d’accommodement, ni obstinément de résistance, elle devient, au fil des ans, ce qu’en font les discours portant sur elle. On pourrait regretter que les interprétations de l’auteur n’aient pas été accompagnées, en complément des entretiens avec des musiciens et acteurs culturels, d’études de réception auprès des publics. Le lecteur aurait apprécié, puisque l’auteur est ethnomusicologue et musicien, qu’il offre des analyses plus fouillées des productions de Gérard Lockel, ce qui aurait permis de mieux évaluer le rapport entre son discours sur la « pureté » du gwoka (même par rapport aux musiques afro-américaines des Etats-Unis) et sa pratique musicale (qui, à simple audition, n’en semble pas coupée, en particulier du free jazz). La nouvelle recherche qu’il a entreprise en 2019 sur « danse et musique gwoka à Paris » lui fournira certainement l’occasion de développer la réflexion très stimulante qu’il déploie dans ce livre.

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Bibliographie

BALANDIER Georges, 1951, « La situation coloniale. Approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie 11 : 44-79.

BENOÎT Edouard, 1990, Musique populaire de la Guadeloupe : de la biguine au zouk 1940-1980. Pointe-à-Pitre : Agence guadeloupéenne de l’environnement, du tourisme et des loisirs.

BENSIGNOR François, 2014, « Le gwoka, patrimoine culturel immatériel », Hommes & migrations, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hommesmigrations/3022, consulté le 30 mars 2020.

CANNEVAL Justin et Gladys MARTIAL, 2004, Mwen gwoka : hommage à Marcel Lollia « On nommé Vélo ». Association Gwadloup Environnement Patrimoine, sl, sn, 2004.

DAHOMAY Marie-Line, 2017, Chaben, Gaston Germain-Calixte : On chantè-véyé. Baie-Mahault : Éditions Nèg Mawon, 2017 [compte rendu dans les Cahiers d’ethnomusicologie 31, 2018 : 324-327].

GABALI Jocelyn, sd, Diadyéé, gwoka, Paris, Imprimerie Edit 71 [réédition : Abymes : Créapub, 2003].

GILROY Paul, 2004, After Empire : Melancholia or Convivial Culture ?, Londres : Routledge.

GLISSANT Edouard, 1997, Le discours antillais. Paris : Gallimard.

LAFONTAINE Marie-Céline, 1986, Alors ma chère, moi… Carnot par lui-même : propos d’un musicien guadeloupéen, recueillis et traduit par Marie-Céline Lafontaine. Paris : Editions Caribéennes.

LAUMUNO Marie-Héléna, 2011, Gwoka et politique en Guadeloupe, 1960-2003 : 40 ans de construction du « pays ». Paris : L’Harmattan.

LOCKEL Gérard, 1981, Traité de gro ka modèn : Initiation à la musique guadeloupéenne. Baie-Mahault : Gérard Lockel.

OCHOA GAUTIER Ana María, 2014, Aurality : Listening and Knowledge in Nineteenth-Century Colombia. Durham : Duke University Press.

PICHETTE Marie-Hélène, 2011, « Comprendre le gwoka guadeloupéen par la performance », in Monique Desroches, Claude Dauphin, Marie-Hélène Pichette, Gordon E. Smith eds. : Territoires musicaux mis en scène. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal : 311-324.

SPIELMANN Florabelle et Dominique CYRILLE, 2019, « La notion de patrimoine immatériel comme outil de contournement de l’État : enjeux et ambiguïtés de la fabrique patrimoniale du gwoka en Guadeloupe », Transposition 8, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transposition/3468, consulté le 30 mars 2020.

SITCHET Pierre-Eugène, 2019, « L’après-inscription du gwoka sur la Liste du Patrimoine Culturel Immatériel de l’UNESCO : entretien avec Gabriel Mugerin, Patrick Solvet et Rosan Monza, membres du centre Rèpriz (Guadeloupe) », Transposition 8, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/transposition/4108, consulté le 30 mars 2020.

URI Françoise & Alex URI, 1991, Musiques et musiciens de la Guadeloupe, Le chant de Karukera. Paris : F. Laurens.

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Notes

1 « From Gwoka Modénn to Jazz Ka : Music, Nationalism, and Creolization in Guadeloupe » (2011), All Theses and Dissertations (ETDs), 843. https://openscholarship.wustl.edu/etd/843 (consulté le 30 mars 2020).

2 Les musiques de la Guadeloupe, et en particulier le gwoka, ont également fait l’objet d’un certain nombre d’articles ; beaucoup sont accessibles sur le site de la Médiathèque Caraïbe (sise à Basse Terre) qui propose également une bibliographie et permet de consulter le catalogue de sa bibliothèque (http://www.lameca.org/). On dispose également des biographies de quelques musiciens marquants : Carnot (Lafontaine 1986), Chaben (Dahomay 2017) et Vélo (Canneval et Martial 2004).

3 Illustrées par son enregistrement : Gwo ka modenn, Guadeloupe, ADGKM, 1988 (GKM 2, 2 × LP) ; disponible sur https://www.youtube.com/watch ?v=wSQMA417qW8 ; consulté le 29 mars 2020.

4 Rapprochement auquel Gérard Lockel lui-même participa puisqu’il enregistra un morceau avec David Murray, saxophoniste étatsunien qui collabora à plusieurs reprises avec des musiciens guadeloupéens : « Guadeloupe After Dark », in David Murray : Creole. Montréal : Justin Time, 1998 (JUST 115-2).

5 « Le détour est le recours ultime d’une population dont la domination par un Autre est occultée […] C’est une “attitude d’échappement” (Marcuse) collectivisée » (Glissant 1997 : 48).

6 Sur cette candidature, voir aussi : Bensignor 2014, Spielmann et Cyrille 2019 et Sitchet 2019.

7 Jérôme Camal fait référence aux conceptions de la chorégraphe Lénablou ; voir http://fr.lenablou.fr/fr/Lenablou/le-bigidi.html, consulté le 30 mars 2019.

8 L’idée de « convivialité » est empruntée à Paul Gilroy (2004) ; pour ma part, je la trouve, transposée en français, très ambigüe et lui préférerai un développement de la « situation coloniale » théorisée par Georges Balandier (1951).

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Pour citer cet article

Référence papier

Denis-Constant Martin, « Jérôme CAMAL : Creolized Aurality, Guadeloupean Gwoka and Postcolonial Politics »Cahiers d’ethnomusicologie, 33 | 2020, 247-251.

Référence électronique

Denis-Constant Martin, « Jérôme CAMAL : Creolized Aurality, Guadeloupean Gwoka and Postcolonial Politics »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 33 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/4083

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Denis-Constant Martin

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