Hommage à Bruno Nettl (1930-2020), ethnomusicologue par excellence
Notes de la rédaction
Un entretien avec Bruno Nettl, réalisé par Yves Defrance, a été publié dans le volume 14/2001 des Cahiers de musiques traditionnelles sous le titre « Aux sources de la recherche américaine. 1950-2000 : un demi-siècle d’ethnomusicologie ». Nous incitons donc le lecteur à consulter cet article (2001 : 249-273), dans lequel figure notamment une liste des principales publications de Bruno Nettl (n.d.l.r.).
Texte intégral
Fig. 1. Bruno Nettl admirant des instruments appartenant au Robert E Brown Center for World Music, à l’école de musique de l’Université d’Illinois.
Photo L. Brian Stauffer, 2006.
1Combien de professeurs sont capables d’enthousiasmer leurs élèves, de les enrichir, de rendre leur vie plus heureuse et de conserver un lien durable et une amitié indéfectible avec eux ? Bruno Nettl a réussi à faire tout cela avec un nombre incalculable d’étudiants, qui ont ensuite développé une carrière académique fructueuse dans les universités du monde entier. Voici quelques noms – et je me limite à ceux dont je connais mieux les travaux : Gérard Béhague, Ali Jihad Racy, Christopher Waterman, Virginia Danielson, Stephen Slawek, Margaret Sarkissian, Melinda Russell, Victoria Lindsay-Levine, Carol Babiracki, Ted Solis, Samuel Araujo et, bien sûr, Stephen Blum et Philip Bohlman.
2En ce qui me concerne, je dois avouer que personne ne m’a jamais influencé autant que lui – évidemment de manière positive. C’est d’autant plus douloureux pour moi de parler de lui au passé. Quand on est jeune et que l’on vit des années durant en contact avec une personne dont le bureau est sur le même étage que le sien, on n’imagine pas qu’un jour, on devra écrire sa nécrologie. Peut-être que cette tâche m’aidera à surmonter le chagrin qui m’envahit en évoquant sa mémoire.
3Tout au long de sa carrière, Bruno Nettl a largement contribué à asseoir l’ethnomusicologie en tant que discipline. Il était toujours heureux de saisir toutes les opportunités de faire connaître l’ethnomusicologie, tant dans le milieu universitaire – environnement dominé par les historiens de la musique occidentale – qu’ailleurs. A l’époque où Bill Clinton était Président des Etats-Unis, Bruno Nettl eut l’occasion de tenir une conférence en sa présence. Je me souviens qu’après cet événement, il aimait à dire : « Enfin nous avons un Président conscient que l’ethnomusicologie existe ! »
- 1 Voir le compte rendu dans les Cahiers par Isabelle Schulte-Tenckhoff (2/1989 : 274-279).
- 2 Voir le compte rendu dans les Cahiers par Marie-Christine Parent (24/2011 : 250-252).
4Ce qui fait du nom de Bruno Nettl un quasi synonyme d’« ethnomusicologue » n’est pas seulement dû à ses nombreuses contributions spécialisées (consacrées notamment à la musique des indiens d’Amérique, à la musique carnatique, aux chansons populaires d’Europe et d’Amérique ou au radif persan), mais également au fait qu’il a écrit des livres qui proposent un regard d’ensemble sur le champ de l’ethnomusicologie (The Study of Ethnomusicology, 2005) sur la musique occidentale observée du point de vue de l’ethnomusicologie (Heartland Excursions, 1995), sur l’influence de la tradition occidentale sur le reste de la planète (The Western Impact on World Music, 19851), et même sur l’histoire de l’ethnomusicologie (Encounters in Ethnomusicology, 2002 ; Nettl’s Elephant, On the History of Ethnomusicology, 20102). J’aimerais ajouter que tous ses écrits sont rédigés dans une langue simple, claire et – ce qui est très rare chez un universitaire – pleine d’humour. Il était très sensible à fameuse phrase de Voltaire : « Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux ».
5Autrement dit, les connaissances de Bruno Nettl étaient autant extensives qu’intensives. Il avait une connaissance approfondie de la musique occidentale, ne serait-ce que parce qu’il était le fils du musicologue Paul Nettl (1889-1972) et de la pianiste Gertrude Hutter (1905-1952). Paul Nettl était lui aussi très connu : j’aimerais citer, parmi d’autres, sa collaboration avec Guido Adler (Handbuch der Musikgeschichte, 1930) et sa célèbre Beethoven Encyclopedia (1956), un volume encore disponible. Bruno, qui avait étudié le violon, aimait à se souvenir qu’il avait joué dans un orchestre dirigé par Kurt Weill.
6Bruno Nettl soulignait souvent devant ses étudiants l’importance de bien connaître l’histoire de la musique occidentale ; non seulement – c’est évident – pour en tirer des comparaisons avec d’autres musiques, mais aussi pour une raison d’orgueil. Il aimait rappeler que les historiens de la musique occidentale, qui pensent être au centre du monde, ont du mal à pardonner ceux qui ne connaissent ni Mozart ni Brahms. En revanche, ils estiment tout à fait normal de ne rien savoir sur les musiques des autres cultures, dont ils considèrent volontiers l’importance comme marginale. Nettl pensait à cet égard qu’il était important de pouvoir se confronter à eux sur leur propre terrain.
7J’ajouterai pour conclure que la carrière de Bruno Nettl s’est développée durant une période où, dans le domaine de l’ethnomusicologie il y avait trois autres étoiles de première grandeur dans le monde anglophone : Alan Merriam, Mantle Hood et John Blacking. Entre eux existait une relation d’estime et d’amitié, mais aussi de rivalité. On peut dire qu’ils se sont toujours stimulés mutuellement. C’est avec Alan Merriam que Nettl avait la relation la plus proche. Je me souviens qu’après la mort prématurée de Merriam, en 1980, Nettl était profondément bouleversé : il faisait souvent remarquer à ses étudiants combien l’esprit analytique de ce dernier lui avait permis d’aborder et d’examiner presque toutes les questions fondamentales qu’on peut se poser sur la nature et les fonctions de la musique. Bruno Nettl était bien conscient – et il en était reconnaissant – d’avoir eu la chance de survivre de nombreuses années à ses collègues. Ayant vécu longtemps, ayant pratiqué l’ethnomusicologie pendant plus d’un demi-siècle, il réalisa vers la fin de sa vie qu’il avait eu le temps et les occasions de changer d’avis sur de nombreux sujets. A ce propos, il nous a laissé un témoignage sur les évolutions de son cœur et de sa raison dans l’un de ses plus beaux articles : « Have You Changed Your Mind ? Reflections on Sixty Years in Ethnomusicology » (Acta Musicologica, 2017). Ce texte représente pour moi la synthèse la plus élégante et la plus belle possible d’une vie et d’une œuvre extraordinaires.
Notes
1 Voir le compte rendu dans les Cahiers par Isabelle Schulte-Tenckhoff (2/1989 : 274-279).
2 Voir le compte rendu dans les Cahiers par Marie-Christine Parent (24/2011 : 250-252).
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Fig. 1. Bruno Nettl admirant des instruments appartenant au Robert E Brown Center for World Music, à l’école de musique de l’Université d’Illinois. |
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Crédits | Photo L. Brian Stauffer, 2006. |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/docannexe/image/4057/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,9M |
Pour citer cet article
Référence papier
Marcello Sorce Keller, « Hommage à Bruno Nettl (1930-2020), ethnomusicologue par excellence », Cahiers d’ethnomusicologie, 33 | 2020, 223-226.
Référence électronique
Marcello Sorce Keller, « Hommage à Bruno Nettl (1930-2020), ethnomusicologue par excellence », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 33 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/4057
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