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Disques

Bulgarie. Musique de tradition pastorale

Enregistrements et texte : Marie-Barbara Le Gonidec. Archives internationales de musique populaire (Musée d’ethnographie de Genève), 2004
Luc Charles-Dominique
p. 319-322
Référence(s) :

Bulgarie. Musique de tradition pastorale. Enregistrements et texte : Marie-Barbara Le Gonidec. 1 CD Archives internationales de musique populaire (Musée d’ethnographie de Genève) AIMP LXXIV / VDE-1148, 2004.

Texte intégral

1L’excellente collection discographique des Archives internationales de musique populaire du Musée d’ethnographie de Genève s’est récemment enrichie d’un album consacré aux « Musiques de tradition pastorale » de Bulgarie, venant compléter ainsi un catalogue européen plus balkanique (Bosnie, Serbie, Grèce, Roumanie) et oriental (Pologne, Russie) qu’occidental. Cette nouvelle publication, c’est à Marie-Barbara Le Gonidec qu’on la doit, une ethnomusicologue et ethno-organologue spécialiste de la Bulgarie, aujourd’hui responsable du Département de la musique et de la parole au Musée National des Arts et Traditions Populaires (Paris).

2Ce disque rassemblant des enregistrements réalisés entre 1992 et 1997 est essentiellement consacré aux plaines de Thrace (Sud-est), aux montagnes des Rhodopes (Sud) et au Nord-ouest. Délaissant volontairement les répertoires interprétés par les Tsiganes, musiciens professionnels, et leur large instrumentarium (accordéon, clarinette, hautbois zurna, grosse caisse tapan, fanfares…), cet album présente exclusivement une tradition vocale et instrumentale d’origine pastorale, même si M.-B. Le Gonidec précise que, suite aux profonds bouleversements socio-économiques survenus en Bulgarie depuis une cinquantaine d’années, la musique liée au pastoralisme n’a plus, aujourd’hui, les cadres et les pratiques qui l’avaient maintenue vivante : elle a subi une forte folklorisation, phénomène général dans les pays de l’ancien bloc de l’Est. C’est la raison pour laquelle, aux côtés de quelques rares témoins très âgés et encore représentatifs de traditions musicales rurales, on trouve des professionnels issus de conservatoires et membres d’ensembles folkloriques. Cependant, malgré ce déplacement vers un cadre plus institutionnel, ces musiciens tentent au mieux de respecter la « musique de source », terme donné depuis l’époque communiste aux répertoires traditionnels ruraux, bien qu’il soit assez difficile, à l’écoute de ces jeux instrumentaux souvent vifs, ornementés, bien timbrés, de faire la part des choses entre l’apport strictement pastoral et celui du professionnalisme de musiciens de concerts, de surcroît fortement influencés par l’exubérance tsigane. Il semblerait que la construction d’une identité musicale pastorale bulgare, perçue et posée comme endogène en opposition aux musiques tsiganes d’origine exogène quoique anciennes, ait impliqué un partage de l’instrumentarium, les flûtes duduk et kaval et les cornemuses trakiïska gaïda et kaba gaïda étant essentiellement l’apanage des bergers qui n’exécutent leur musique que sur ces instruments, exprimant par là une identité rurale autochtone, même si le kaval a probablement été importé de Turquie dans des temps assez anciens.

3Cet album comporte deux chants a cappella, l’un à danser provenant de Biala (Thrace du Nord-Est), l’autre, une complainte pastorale de Smolyan (Rhodopes), très différents dans leur interprétation dans la mesure où les chanteuses sont séparées d’une génération et que celle des Rhodopes, produit de l’ensemble folklorique local, a poursuivi des études de musique classique et traditionnelle à l’école nationale supérieure de musique de Plovdiv et a même tourné à l’étranger. Le reste du disque est constitué d’airs exclusivement instrumentaux ou de pièces mixtes instrumentales et vocales. Le chant est alors associé à la kaba gaïda (c’est le joueur de cornemuse qui chante) ou à la flûte duduk. Cette dernière étant plutôt localisée dans le Nord-Ouest (on la trouve aussi sous d’autres noms en Roumanie et en Serbie voisines), elle est présente dans sept des huit plages du disque consacrées à cette région. Ce qui la différencie fondamentalement du kaval, outre sa dimension environ deux fois plus petite, c’est qu’elle est droite et organologiquement semblable à la flûte à bec. Le kaval, lui, de taille bien plus grande (65 à 90 cm), en trois parties, est une flûte oblique comme il en existe de nombreuses, du sous-continent indien aux pays arabes, en passant par la Perse et la Turquie. Le jeu du kaval est donc différent du fait même de l’oblicité de la tenue de l’instrument et de la très grande liberté de positionnement de la bouche et des lèvres du musicien ; mais il diffère aussi par la façon même de poser les doigts sur les trous de jeu, ces derniers étant obturés, à la différence du duduk, par la seconde phalange de chaque doigt, ce qui permet d’ornementer d’une façon particulière, d’amener des glissandi, etc. Tout comme ces deux flûtes, les cornemuses trakiïska gaïda (Thrace) et kaba gaïda (Rhodopes) possèdent des différences notables. En effet, au-delà d’une organologie commune (chacune dispose d’un pied et d’un bourdon montés d’une anche battante simple, leur nombre de trous de jeu est identique), la seconde est beaucoup plus grave que la première (kaba en turc signifie « majestueux », « gros »), son pied est légèrement coudé à la base alors que la trakiïska gaïda possède un pied droit et légèrement conique. Dans les années 1950, c’est la cornemuse de Thrace qui a intégré les orchestres de musique populaire et s’est imposée, au détriment de celle des Rhodopes, au point de devenir l’instrument « national ».

4Cette publication est introduite par un livret rédigé par Marie-Barbara Le Gonidec, présentant à la fois le cadre général des musiques pastorales et du système musical de Bulgarie, mais aussi les 17 pièces et leurs interprètes, les flûtes et les cornemuses du disque. A ce sujet, une carte aurait été bienvenue, permettant une meilleure compréhension de l’objet musical et documentaire. De même, pris par la beauté de ces pièces, gagné par les spécificités rythmiques, timbriques, mélodiques, ornementales, modales de ces chants et de ces airs instrumentaux, on éprouve une soudaine frustration devant la relative brièveté de l’ensemble : 48 minutes ! Pourquoi ne pas avoir rajouté d’autres pièces ? On en redemande assurément !

  • 1  A Harvest, a Shepherd, a Bride. Village Music of Bulgaria. Nonesuch Records, Explorer Series H-720 (...)

5En me replongeant dans mes disques vinyl, j’ai eu l’agréable surprise de constater que deux des musiciens présentés dans cet album avaient été enregistrés dans un disque réalisé et produit par Ethel Raim et Martin Koenig dans les années 1970 (ce disque n’est pas daté)1. Il s’agit de Shtilïan Tihov, joueur de flûte duduk et de Stefan Zahmanov, joueur de kaba gaïda. Le premier, nous dit M.-B. Le Gonidec, « possède une formation d’autodidacte. […] C’est un musicien de métier qui a appartenu de nombreuses années à l’ensemble folklorique de la ville de Sliven où il réside. Il a réalisé de nombreux enregistrements en Bulgarie ». La photographie du disque de M.-B. Le Gonidec nous montre un musicien encore assez jeune ; celle du disque vinyl nous le présente comme un jeune homme dans un groupe de quatre musiciens (outre le duduk, gaïda de Thrace, gadulka, tapan). Le second, « (âgé de 89 ans lors de l’enregistrement), a exercé le métier de berger, puis a travaillé dans une coopérative. Il était connu dans tout le pays par sa participation à de nombreuses émissions de radio ou de télévision. Il a toujours exercé la musique en amateur et a gagné de nombreuses médailles dans les festivals de musique “populaire” comme celui de Koprichtitsa, un des plus célèbres du pays, créé dans les années 1960 ». Dans un cas comme dans l’autre, le « métier » s’entend, celui de la très grande pratique, des centaines de concerts, de festivals, d’émissions, de la virtuosité et de l’exigence, du système bien rodé des ensembles folkloriques de l’Est. Dans le disque de M.-B. Le Gonidec, le jeu reste précis et vif et demeure incontestablement une référence stylistique. Mais, à écouter l’enregistrement antérieur, on découvre chez ces deux musiciens une formidable vivacité, notamment chez Zahmanov dont la voix est alerte, bien timbrée et bien posée, dans une pièce soliste où il joue et chante en même temps, comme dans le disque de M.-B. Le Gonidec où, là, la voix est fatiguée et rauque, signe cruel d’un homme au soir de sa vie. Cette découverte inattendue est émouvante. Grâce à la mise en perspective de ces deux enregistrements, ce sont deux hommes dont on peut suivre l’évolution du jeu sur plus de deux décennies.

6Ce disque est, à n’en pas douter, une publication réussie et d’un haut intérêt, dans laquelle les timbres instrumentaux (fabuleux bourdon grave de la kaba gaïda !), les répertoires, les styles me paraissent très représentatifs des aires concernées. Si la discographie de la musique bulgare est sans doute importante (en Bulgarie et dans les pays voisins, mais aussi aux États-Unis), celle qui est accessible facilement à l’auditeur français n’est pas si importante que cela (signalons tout de même le disque « Bulgarie, Chants de Nedelino, Tradition des Rhodopes », Inédit-MCM 2002, W 260108-AD 090). Le disque de M.-B. Le Gonidec est donc doublement utile et vient ainsi prolonger la déjà vieille réédition (1984) en six disques vinyles (VDE-Gallo 30-425 à 430) de la Collection Universelle de Musique Populaire Enregistrée, établie de 1951 à 1958 par Constantin Brailoiu à partir d’enregistrements réalisés de 1913 à 1953 et dont le volume III publie trois mélodies bulgares, notamment une version à la flûte duduk du « troupeau perdu », thème très fameux qui constitue la première pièce du disque de M.-B. Le Gonidec, interprétée elle aussi au duduk.

7Alors que les ravages de la globalisation acculturante connaissent une croissance exponentielle, plus aucune zone n’est vraiment épargnée, pas même cette aire balkanique qui a longtemps fait figure de conservatoire des traditions musicales en regard de leur disparition précoce en Europe occidentale. A ce titre, cet album, comme tous ceux consacrés à cette région, est intéressant à plus d’un égard. Tout en contribuant à éclairer ponctuellement l’évolution du jeu instrumental de deux musiciens sur deux décennies, il s’inscrit dans cette démarche actuelle universelle de sauvegarde d’un répertoire largement pastoral et, à ce titre, aujourd’hui révolu, mais qui a lui-même bénéficié d’une entreprise étatique et politique déjà ancienne de préservation et de perpétuation, dimension évidemment présente dans cet album et dont la frontière formelle avec les « sources » vivantes reste ténue.

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Notes

1  A Harvest, a Shepherd, a Bride. Village Music of Bulgaria. Nonesuch Records, Explorer Series H-72034).

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Pour citer cet article

Référence papier

Luc Charles-Dominique, « Bulgarie. Musique de tradition pastorale »Cahiers d’ethnomusicologie, 18 | 2005, 319-322.

Référence électronique

Luc Charles-Dominique, « Bulgarie. Musique de tradition pastorale »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 18 | 2005, mis en ligne le 14 janvier 2012, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/403

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Auteur

Luc Charles-Dominique

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