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Livres

Stephen Jones : Plucking the Winds. Lives of village musicians in old and new China

Chime Studies in East Asian Music, Vol. 2, Leiden, 2004
Sabine Trebinjac
p. 311-316
Référence(s) :

Stephen Jones : Plucking the Winds. Lives of village musicians in old and new China. Chime Studies in East Asian Music, Vol. 2, Leiden, 2004, 426 p. plus CD (55’46”).

Texte intégral

1Dans son ouvrage « Cueillir les vents », formule consacrée en chinois pour signifier « collecter les traditions » ou, en jargon d’ethnologue, « faire du terrain », Stephen Jones nous propose une importante monographie de Gaoluo, un village de la province du Hebei sis à moins de cent kilomètres au sud de Pékin. L’auteur opte pour une construction assez traditionnelle avec une première partie intitulée « Making History » dans laquelle, en près de 160 pages, il nous présente l’histoire du village de 1400 à 1989, année de sa première visite. La division en sept chapitres reprend les dates charnières de la Chine moderne et contemporaine : la période impériale (1400-1901), l’époque républicaine (1901-1937), les années de guerre civile (1937-1948), la « Libération » (1948-1955), les premières grandes campagnes maoïstes (1955-1964), la Révolution culturelle et la chute de la Bande des Quatre (1965-1976) et enfin les années plus proches (1976-1989). Les 155 pages de la seconde partie, « Living Music », sont consacrées à l’Association musicale du Sud de Gaoluo, à ses musiciens, à ses donateurs, aux débats entre conservateurs et modernistes, à l’immixtion du mode de vie capitaliste et, surtout, à la place et au rôle de Stephen Jones au sein de cette association, donc entre 1989 et 1998. Mais il conclut en disant que « son étude a évolué vers une ethnographie historique qui s’est centrée sur la culture rituelle de Gaoluo » (p. 365). On comprend dès lors pourquoi la musique n’occupe pas une place plus importante dans l’ouvrage.

2En fait, ce livre est l’histoire d’une des associations musicales de Gaoluo, village qui aurait été fondé au XVe siècle. C’est l’Association musicale du Sud de Gaoluo, où habitent aujourd’hui quelque deux mille cinq cents personnes, qui est au cœur de l’ouvrage. L’auteur a enquêté auprès d’une centaine de musiciens appartenant à huit générations et à quatre des principaux lignages. Et grâce aux souvenirs d’un historien amateur local, c’est toute l’histoire de l’Association qui est retracée. Concernant le début du XXe siècle, l’histoire de la Chine est narrée à partir de juxtapositions d’histoires de vie de parents de musiciens informateurs de Stephen Jones. Le chapitre suivant, consacré aux années 1948-1955, est très intéressant car il permet quelques mises au point utiles. Stephen Jones rappelle tout d’abord qu’après toutes ces années de chaos, les associations rituelles ou de spectacles se sont réjouies de la « Libération ». En définitive, Stephen Jones en arrive à la conclusion que cette période a connu un réel renouveau rituel en opposition totale avec ce qui s’était passé lors des décennies antérieures marquées par le chaos. Et de s’insurger contre tout ce qui a été écrit par maints commentateurs tant chinois qu’occidentaux (cf. notamment les pages 113-115, puis 117-118, même s’il nous semble que ce débat est aujourd’hui un peu vieilli…).

3Les années suivantes (1955-1964) vont ternir cet enthousiasme. C’est la collectivisation des terres, suivie par le Grand Bond et la famine. En 1958, le bâtiment « public » de l’Association musicale fut réquisitionné et transformé en un bureau de brigade et en une clinique coopérative. En conséquence, les répétitions musicales de l’Association avaient lieu dans les maisons des musiciens. Cette « privatisation » des répétitions, initiée à la fin des années cinquante, se poursuit jusqu’en 1998 sans que Stephen Jones nous en explique les raisons, se contentant de souligner que « c’était par souci de se soustraire aux cris des enfants » (p. 129)… En 1960, 60 % des rescapés fuient le village du Sud de Gaoluo. Mais, en 1962-1963, une trentaine de jeunes hommes aidés par quelques aînés s’emparent à nouveau de la musique rituelle et du répertoire pour hautbois et orgue à bouche. C’est ce que Stephen Jones appelle la restauration de 1962. En 1964, on dénombre 280 donateurs pour la troupe d’opéra, soit la grande majorité de la population villageoise. Après ce petit intermède, des années plus noires encore vont débuter (1965-1976). C’est l’explosion de la Révolution culturelle, dont l’analyse politique et celle de ses retombées sur les musiciens et sur la tradition nous semblent un peu naïves (pp. 146-148). Toujours est-il que c’est dès 1963 qu’eurent lieu les dernières funérailles traditionnelles organisées avec la liturgie ad hoc, et qu’il faudra attendre jusqu’en 1979 pour entendre à nouveau la liturgie à Gaoluo. En 1964, la troupe doit jouer les fameux opéras modernes, œuvres tant prisées de Mme Mao (Jiang Qing). En 1966, l’Eglise est assaillie et détruite par les deux factions de Gardes rouges qui sévissaient à Gaoluo. Terreur, luttes, chaos, dénonciations et mises à mort sont le lot quotidien des habitants de Gaoluo, comme ce fut aussi celui de toute la population chinoise. Finalement, Stephen Jones conclut en notant dans un premier temps que l’économie chinoise n’a pas connu ses années les plus noires pendant la Révolution culturelle puisqu’au milieu des années 1970, la bicyclette et la radio étaient des objets communs, que la troupe d’opéra a été capable de suivre les courants politiques et qu’enfin, après trois années de silence, certes, les musiciens de Gaoluo reprennent la musique instrumentale traditionnelle pour les funérailles et ce dès 1968. Le dernier chapitre de cette partie historique est centré sur les années 1976-1989, marquées par les réformes économiques de Deng Xiaoping, les privatisations et le commerce privé. A partir de 1980, l’Association reprend les chants anciens qui accompagnent la musique des funérailles, « preuve que la tradition n’a pas été réinventée, mais qu’elle n’a jamais complètement disparu » (p. 173). C’est sur un ton quelque peu sarcastique que Stephen Jones conclut ce chapitre : les réformes de Deng, c’est le début du capitalisme, des entreprises privées, des taxes et impôts d’Etat, des lois sur la limitation des naissances, ce qui signifie alors aussi l’absence de direction, des gens déprimés, des antagonismes sociaux de plus en plus exacerbés, une corruption officielle rampante…

4Puis nous arrivons à la seconde partie du livre, consacrée à la musique vivante. Mais il nous faut attendre la page 210 pour que Stephen Jones (en trois pages) nous offre les grandes lignes d’un rituel funéraire, arguant du fait qu’il n’a pas lieu d’être ici détaillé. Une quarantaine de pages plus loin (p. 253), après nous avoir rappelé que ce livre concerne principalement le rôle de l’association rituelle dans la société villageoise et non l’analyse musicale, l’auteur explique cependant que l’Association recouvre trois éléments musicaux principaux : la musique mélodique, la musique des percussions et la liturgie vocale, dont ni les répertoires ni l’instrumentarium n’ont changé, aucune pièce nouvelle n’ayant été ajoutée (p. 254) – même si les anches du hautbois à neuf trous sont aujourd’hui en plastique (p. 255), que les parties non rythmées de la Suite en sept sections sont plus courtes et que le prélude a été simplifié, signes d’un appauvrissement indubitable (p. 259)… Puis l’auteur aborde successivement les partitions et le répertoire (pp. 256-57), l’apprentissage (pp. 261-63), la musique de percussions et sa métrique (pp. 264-67), la liturgie vocale (pp. 267-68). L’avant-dernier chapitre est centré sur « la musique rituelle en action : le Nouvel An ». Contrairement aux pages précédentes, celles-ci fourmillent de renseignements sur des festivités qui durent plusieurs jours au cours du premier mois du calendrier lunaire et que Stephen Jones non seulement observe, mais auxquelles il participe aussi, puisqu’il joue dans ce qu’il nomme « notre » association en 1995, puis en 1998. Dans ce chapitre, force est de constater que Stephen Jones semble mal à l’aise lorsqu’il évoque religions et croyances. Il nous rapporte par exemple que les musiciens disent que leur association était taoïste tout comme Gaoluo était un village taoïste, et d’en déduire que « nous devons comprendre cela dans le contexte de dilution du terme dao signifiant simplement rituel » (p. 283) et de rajouter que tous sont aussi bouddhistes. Enfin, Stephen Jones commence le dernier chapitre en nous signalant qu’il adoptera un style plus personnel… Soit ! Mais alors, on aurait souhaité savoir comment un violoniste professionnel de musique occidentale arrive à combiner son savoir avec sa recherche et son apprentissage d’une tradition musicale éloignée comme l’est la musique rituelle des funérailles de Gaoluo, comment il passe du violon à l’orgue à bouche, aux cymbales et au gong yunluo, et surtout comment il peut tirer parti de ce double savoir et de cette double vie sans devenir « schizophrène » (pp. 307, 325).

5Dans sa conclusion intitulée Coda, Stephen Jones prend un ton plus pessimiste pour nous dire ceci : que l’appauvrissement de la Chine n’a pas été tant de 1966 à 1976 mais de 1956 à 1980 (ce sur quoi s’accorde tout chercheur travaillant en Chine) ; que Gaoluo est devenu un terrain de recherche pour les élèves ethnomusicologues de Pékin formés à l’Institut de recherches musicologiques où travaillent ses deux comparses ; qu’aujourd’hui l’Association leur prépare des concerts ad hoc ; et enfin que l’injonction réaffirmée en 2002 pour la crémation des morts risque dans un avenir très proche de mettre un terme aux rituels de funérailles accompagnés de musique avec orgues à bouche et hautbois… Heureusement, les enregistrements formidables de Stephen Jones demeureront.

6Après ce compte-rendu, je souhaiterais simplement émettre quelques réticences d’ordre méthodologique et épistémologique.

7Dès le « Prélude » (pp. 1-26), Stephen Jones se place délibérément dans la position de « l’ethnologue participant » (p. 1) qui, lors de chacun de ses terrains, n’est jamais seul, mais toujours accompagné de deux acolytes chinois, musicologues, membres de l’Institut de recherches musicologiques de Pékin. Ce sont donc des « cadres ». La réaction ne se fait pas attendre. Dès la première rencontre avec Cai Ran, ce dernier se montre très réservé ; il manifeste même de la suspicion parce qu‘il craint que les « cadres » ne s’approprient la musique rituelle de son village (p. 4). Cette équivoque gênante ponctue tout le livre sans que Stephen Jones l’analyse jamais vraiment (pp. 189, 199, 203, 231, 232, 311, 319). Ensuite, comme ethnologue participant et pour, dit-il, faciliter la lecture aux non-sinologues, l’auteur affuble à chaque occurrence du nom de ses informateurs un adjectif qui quelquefois, surtout pendant les campagnes politiques maoïstes, devient tout à fait déplacé : ainsi on a le formidable He Qing, le maestro Cai An, l’excentrique Cai Ran, le talentueux Cai Yurun, le vénérable Shan Zhihe, l’érudit Shan Fuyi, le doux He Yi, l’humble Li Shutong, etc. On est en droit de douter que le non-sinologue s’y retrouve plus facilement.

8Au terme de la lecture, il est difficile de comprendre à quel public le livre s’adresse. Au sinologue, mais alors pourquoi une partie historique si longue et construite à partir des dires de l’unique historien local amateur et qui, quelquefois, pose des questions restées sans réponse, comme le fait que Gaoluo, situé à moins de cent kilomètres de Pékin, et ses musiciens n’aient pas été plus durement touchés par la Révolution culturelle pendant laquelle il était de « bon ton » d’envoyer les musiciens en « rééducation », par exemple dans des scieries, ou, plus simplement, de leur casser les doigts  ? Plus globalement, n’a-t-on pas obligation scientifique de diversifier et de croiser ses sources, surtout concernant un pays comme la Chine où TOUT est écrit ? Au musicologue, mais alors pourquoi si peu de données purement musicologique, d’autant que l’auteur, lui-même musicien et musicologue, nous offre des transcriptions claires et limpides qui font état de ses formidables capacités ? Ou encore par envie, que l’on peut bien comprendre et qu’il « avoue » en s’excusant (p. 343), de livrer une partie de sa vie, ces dix ans passés en des séjours plus ou moins longs à Gaoluo qui, comme on peut bien l’imaginer, l’ont profondément marqué.

9Dernier point que ce livre a également le mérite de soulever, mais qui concerne plus l’ensemble de la discipline ethnomusicologique que le seul Stephen Jones, est la tendance au post-modernisme très en vogue dans la littérature des sciences humaines et sociales. Je ne suis pas sûre que Stephen Jones soit un post-moderniste convaincu. Certes il cite N. Barley, en exergue, à plusieurs reprises dans son livre ; mais aucun des défenseurs de ce courant, tels que M. Kilani, S.Borutti, B. Pulman ou J.A. Boon pour n’en citer que quelques-uns, ne figure dans sa bibliographie. Pourtant, Stephen Jones pose une question fondamentale (à la page 344, certes) : pourquoi un musicologue devrait-il chercher à comprendre le changement du background social d’un groupe donné en détails ? C’est bien ce qu’écrit Kilani (1994 : 46) : « la double compétence de l’anthropologue (le “j’y étais”, “je peux en parler”) se traduit par une structure narrative qui articule étroitement le “tableau d’une culture” avec le témoignage du témoin compétent qui le valide. Ainsi le terrain apparaît non seulement comme une “façon de faire”, mais aussi comme un “moyen d’écriture” ». En tout état de cause le « moi, je » largement répété dans Plucking the Winds dessert à mon sens le livre, et des mentions de collusions de lieux (Londres et Gaoluo) à un moment donné ne peuvent que faire sourire le lecteur.

10En conclusion, on peut féliciter Stephen Jones de nous offrir une monographique ethnomusicologique consacrée au monde des Han. Car, autant la musique des Chinois est au cœur de tant d’ouvrages des siècles passés et jusqu’au début du XXe siècle, autant, depuis les débuts de la science ethnomusicologique, ce sont surtout les musiques dites des « minorités nationales » chinoises qui ont été largement étudiées au point que l’on pouvait croire que les Han n’avaient plus de traditions musicales…

11Force est aussi de constater que Stephen Jones n’a pas lésiné pour rendre son ouvrage vivant en nous offrant quantité d’outils qui aident le lecteur à mieux comprendre encore, à s’immerger à la fois dans le sujet et dans le village de Gaoluo (un disque remarquable de près d’une heure, des transcriptions musicales, plus d’une centaine de photographies, trois cartes, une chronologie, des schémas de lignages, un glossaire/index avec chinois). A l’évidence, l’auteur aime « son » terrain ; le lecteur, au terme de sa lecture, l’aime aussi.

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Bibliographie

KILANI Mondher 1994 L’invention de l’autre : essais sur le discours anthropologique. Lausanne : Editions Payot. Collection « Sciences humaines ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Sabine Trebinjac, « Stephen Jones : Plucking the Winds. Lives of village musicians in old and new China »Cahiers d’ethnomusicologie, 18 | 2005, 311-316.

Référence électronique

Sabine Trebinjac, « Stephen Jones : Plucking the Winds. Lives of village musicians in old and new China »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 18 | 2005, mis en ligne le 14 janvier 2012, consulté le 03 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/382

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Auteur

Sabine Trebinjac

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

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