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Laurent Aubert : Les Feux de la Déesse. Rituels villageois du Kerala (Inde du Sud)

Lausanne : Editions Payot
Franck Bernède
p. 304-308
Référence(s) :

Laurent Aubert : Les Feux de la Déesse. Rituels villageois du Kerala (Inde du Sud).Lausanne : Editions Payot Lausanne. Collection Anthropologie – Terrains. 495 pages, 32 planches couleurs.

Texte intégral

1Longtemps délaissées du champ des études académiques en langue française, les recherches sur les traditions musicales populaires du sous-continent indien n’ont aujourd’hui de cesse que de s’accroître. Plusieurs thèses et travaux en cours laissent présager d’un véritable renouveau dans ces domaines, et l’on ne peut que s’en réjouir. Dans ce registre, l’ouvrage de Laurent Aubert propose ici une étude comparative des rituels du Kerala (Inde du Sud). Inspiré autant par l’expérience personnelle de l’auteur que par des soucis de rigueur scientifique, ce livre se focalise sur les sources rituelles de l’art. Dès les premières lignes, il manifeste l’interdisciplinarité de la démarche. Bien plus qu’une étude solitaire, l’ouvrage apparaît en effet d’emblée comme le fruit d’une recherche collective réunissant une solide équipe : le spécialiste local Ravi Gopalan Nair, le sanscritiste Dominique Wohlschlag et le photographe Johnathan Watts. Envisagé tant sous l’angle d’une recherche scientifique que sous celui d’une véritable production multimédia, cette étude de longue haleine a par ailleurs donné lieu à d’autres publications (DVD, CD audio, livre de photographies) ainsi qu’à une exposition au Musée d’ethnographie de Genève (Les feux de la Déesse. Mythes et rituels du Kerala) et une tournée de spectacles en Europe et aux Etats-Unis.

2L’ouvrage, dont on rappellera les grandes lignes, se distribue en quatre parties. En toute logique, la première (pp. 23-65), retrace les arcanes de la société du Kerala, ses migrations et colonisations successives et dresse un tableau vivant du Kerala moderne. Elle traite ensuite de la question de l’institution des castes. Une note bien sentie sur l’Ārya-Samāj, mouvement fondamentaliste moderne, complète utilement ce tableau du corps social. Suit une introduction substantielle aux valeurs traditionnelles et à la vision du monde dans cette société. Celle-ci nous fait saisir combien, comme le soulignait l’indianiste A.K. Coomaraswamy, « art et religion sont deux noms d’une seule et même expérience, une intuition de la réalité et de l’identité ». Considérant les typologies religieuses en présence, l’auteur initie alors progressivement son lecteur au culte de la Déesse et à la voie qui y mène, le tantrisme.

3Entrant dans le vif du sujet, la deuxième partie de l’ouvrage (pp. 69-152) traite en profondeur de deux grands rituels, leMutiyēttu et le Patayani, tous deux centrés sur la Geste de la vertueuse Bhadrakāli, forme apaisée de la grande déesse Kali, Maîtresse du temps transcendant. Le premier, sorte de drame sacré, apanage des musiciens et serviteurs de temples Mārār et Kuruppu, se subdivise en sept scènes qui sont ici minutieusement décrites. Le second, qui s’insère selon l’auteur à la suite du Mutiyēttu dans la chronologie mythique des grands rituels du Kerala, est avant tout constitué d’offrandes de sons musicaux, de chants et de danses. Selon K. R. Kumar, spécialiste de ce répertoire, le Patayani s’inscrit dans le tréfonds des populations originelles (ādivāsi) et manifeste des archaïsmes qui sous-entendent une origine antérieure au Teyyam du Malabar. On retiendra avec l’auteur combien la force de ce rituel, à l’opposé d’autres comme le Teyyam, le Tirayāttam ou le Mutiyēttu, annihile temporairement les barrières de castes. Ce phénomène, loin d’être isolé au seul Kerala, est une constante bien attestée dans d’autres régions de l’Inde. On pense par exemple à la manière dont les bardes de l’Himalaya central abolissent temporairement les clivages socioreligieux lors des cultes de possession dont ils sont les maîtres d‘œuvre. Laurent Aubert introduit ensuite son lecteur à la structure du rituel proprement dit. Celle-ci est remarquablement illustrée par une étude de cas, celle du Patayani de Kottangal (district de Pattanamthitta).

4Sorte de pause dans le cours de la communication scientifique, le second chapitre de cette partie offre un panorama du sanctuaire de la déesse Bhagavati. On chemine ainsi aux sons des instruments du pañca-vādyam et du pānti-mēlam accompagnant la magnificence des processions d’éléphants. Sous le titre « Les ombres des dieux », Laurent Aubert nous convie ensuite à pénétrer dans le monde allégorique du théâtre d’ombres (Tōlpāvakkūttu), Celui-ci est remarquablement illustré par l’étude d’une version locale de la grande épopée du Rāmāyana. La deuxième partie de l’ouvrage se referme sur une synthèse qui nous permet de bien différencier les cultes étudiés tant sous l’angle sociologique que sous celui de leurs structures respectives. Ce chapitre offre par ailleurs une exposition métaphysique remarquable des relations normatives entre mythes et rites. Prolongeant les réflexions de A.K. Coomaraswamy sur la guerre perpétuelle des dieux et des titans (1972 : 19), il synthétise de manière exemplaire l’essence même du théâtre sacré :

Comme tous les mythes, celui de Bhadrakāli se situe hors du temps et de l’espace ordinaire. Il se passe in illo tempore, dans le temps glorieux des origines, c’est-à-dire de toute éternité ; de même, il advient en quelque sorte au centre du monde, en un lieu indifférencié, quelle que soit sa localisation géographique traditionnelle, image à la fois du cosmos et de l’âme humaine. Par rapport au Principe immuable, le mythe représente une première émanation, un premier degré de différentiation. Il est du domaine des Idées, des Essences, dont procède la Manifestation. Universel par nature, le mythe s’adresse cependant à une collectivité donnée. D’une part, il lui fournit une « explication du monde », à travers les symboles qu’il véhicule, et, d’autre part, il lui révèle des modèles de conduite, par le truchement des dieux et des héros qu’il met en scène. Chaque mythe définit ainsi un système de représentation culturellement coloré, lequel s’exprime notamment dans sa projection rituelle (p. 148).

5Sous l’intitulé « Présence réelle », la troisième partie de l’ouvrage (pp. 156-287) traite des élus de la Déesse et dresse le portrait d’un personnage essentiel, le veliccappātu, le « révélateur de lumière ». Ce chantre, « forme active du divin » selon les mots de Gilles Tarabout, semble naviguer entre chamane et possédé. Laurent Aubert dissipe notre doute, évacuant une fois pour toute la problématique de cette catégorisation limitative. Largement illustré par d’éminents témoignages, ce chapitre met bien en lumière le rôle de cet intercesseur de la collectivité auprès de la Déesse et des ancêtres. Comme il le mentionne (p. 372), « Dans l’économie spirituelle prévalant au Kerala, les rapports que les humains entretiennent avec les dieux apparaissent donc comme des relations d’échange et d’alliance, plutôt que de pure adoration ».

6Les chapitres de la dernière partie du livre (pp. 292-370) nous font découvrir le vaste répertoire des communautés en présence. A travers la version locale du grand poème lyrique, le Gīta-Govinda, nous prenons connaissance du « chant des marches » (sōpāna-samgītam), une catégorie de chants rituels dévolus aux communautés Mārār et Potuvāl. Sous le titre « Bardes et baladins », le chapitre suivant explore les répertoires de la caste des Mannān, spécialistes du chant natuni-pāttu accompagné au luth nantuni. Suit une description des différentes sortes de kalam, dessins figuratifs ou diagrammes associés à la musique du nantuni. Ce voyage initiatique au cœur des traditions rituelles du Kerala s’achève sur un exposé consacré au culte des dieux serpents. Selon l’astrologue et tantrika P. Kumar, les serpents sont ici les âmes des ancêtres et les dieux de l’ordre cosmique. Sous la forme d’un carnet de route, l’auteur approfondit l’art rituel des bardes Pulluvan, spécialistes du culte des cobras (nāgārādhana) et officiants privilégiés de ces formes d’exorcismes. De manière intéressante, on apprend que les fondements symboliques de l’art des Pulluvan et de leurs épouses, les Pulluvatti, semblent puiser leur terminologie dans la théorie des trois qualités (guna) chère à l’école philosophique dualiste du samkhya. Une nomenclature des chants de cette communauté complète bien l’étude de leur répertoire. Mentionnons enfin les ressources offertes en annexes. On saluera en particulier le dossier conséquent sur les instruments de musique du Kerala (Annexe IV), dont on regrettera peut-être que celui-ci ne soit pas accompagné de photos ou de schémas.

7Ouvrage particulièrement dense, tant par la somme des informations recueillies que par la variété des sujets traités, ce livre mosaïque laisse transparaître plusieurs niveaux de lecture. Au premier, et d’une consultation agréable par les nombreuse prises de paroles accordées aux artisans des rituels eux-mêmes, il rappelle les récits des grands voyageurs éclairés de la fin du XIXe siècle. Examiné de plus près, l’ouvrage, très ciselé, témoigne d’une grande rigueur scientifique. Enfin, nous dévoilant les clés essentielles d’une perception métaphysique sous-jacente à l’économie des rites, et nous immergeant au plus profond du temps du mythe, il prend valeur de manuel initiatique.

8Quoique partageant pour l’essentiel les orientations proposées dans ces pages, nous nous permettrons cependant d’émettre quelques réserves, en particulier en ce qui regarde la question du tantrisme. Les références utilisées (p. 55), largement inspirées par les perspectives d’auteurs comme Heinrich Zimmer ou René Guénon, nous semblent aujourd’hui quelque peu dépassées. La définition de Guénon, par exemple, énonçant les caractéristiques des voies tantriques comme plus actives que contemplatives apparaît, à la lumière des études textuelles, mais aussi des recherches anthropologiques, comme limitatrice. Plus loin, l’opposition faite par l’auteur entre le Vedānta shankarien et le shaktisme nous paraît inexacte. On rappellera à ce propos que les cultes principaux des monastères de l’ordre de Sankarâchârya sont essentiellement dédiés à la Déesse. Enfin la description qui vise à différencier les voies dites de la main droite (daksina-mārga) et de la main gauche (vāma-mārga) sur la base d’allégories locales (p. 57, note 9) aurait sans doute nécessité quelques développements. Quoi qu’il en soit, ces petites chicaneries d’orientalisme ne sont que des points de détail et ne doivent pas ternir l’image d’un exposé doctrinal par ailleurs très bien maîtrisé.

9Comme l’auteur nous le confie, la thématique développée dans ces pages est particulièrement vaste, trop vaste peut-être. N’étant pas un spécialiste de cette région, il ne nous appartiendra pas d’en juger. Pour notre part, et bien que certains anthropologues ne manqueront sans doute pas de regretter ici ou là quelques insuffisances dans l’exploitation des thèmes abordés, l’objectif qu’il s’était fixé nous semble pleinement atteint. Laurent Aubert nous offre ici un ouvrage de très belle facture, dont il semble superflu d’ajouter qu’il doit faire partie de toute bibliothèque digne de ce nom. Au-delà de sa remarquable enquête, il se pose une fois de plus ici comme un véritable ambassadeur de la transculturalité. Son approche, empreinte d’une véritable intuition métaphysique et d’une solide connaissance du terrain, nous retranscrit avec force et sensibilité la majesté de ces rituels.

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Bibliographie

AUBERT Laurent 2004 Kerala (Inde du Sud) : le chant des Pulluvan. Enregistrements et notes de Laurent Aubert, en collaboration avec Ravi Gopalan Nair. CD Archives internationales de musique populaire (AIMP LXXIII), VDE-Gallo CD-1147, 65’.

AUBERT Laurent, Ravi Gopalan NAIR, Patricia PLATTNER et Johnathan WATTS 2004 Les dieux ne meurent jamais. DVD Light Night Production / Musée d’ethnographie de Genève. 52’.

COOMARASWAMY Ananda K.1972 [1949]  Hindouisme et bouddhisme. Traduit de l’anglais par René Allard et Pierre Ponsoye. Paris : Gallimard.

WATTS Johnathan 2004Kerala : des dieux et des hommes. Photographies et textes de Johnathan Watts, introduction de Laurent Aubert. 28 x 24 cm, 160 pages, 95 ill. couleur et 37 n/b, 1 carte, relié avec jaquette couleur Milan : 5 Continents Éditions / Genève : Musée d’ethnographie,

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Pour citer cet article

Référence papier

Franck Bernède, « Laurent Aubert : Les Feux de la Déesse. Rituels villageois du Kerala (Inde du Sud) »Cahiers d’ethnomusicologie, 18 | 2005, 304-308.

Référence électronique

Franck Bernède, « Laurent Aubert : Les Feux de la Déesse. Rituels villageois du Kerala (Inde du Sud) »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 18 | 2005, mis en ligne le 14 janvier 2012, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/379

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Auteur

Franck Bernède

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