Florence GÉTREAU, dir. : Le vin & la musique. Accords et désaccords
Florence GÉTREAU, dir. : Le vin & la musique. Accords et désaccords, Catalogue d’exposition. Paris-Bordeaux : Gallimard-La Cité du Vin, 2018, 144 p., 87 ill.
Texte intégral
- 1 En podcast sur le site de France Musique. https://www.francemusique.fr/emissions/classic-club/musiq (...)
1Du 23 mars au 24 juin 2018 s’est tenue, à la Cité du vin de Bordeaux, l’exposition Le vin & la musique. Accords et désaccords, dont Florence Gétreau a assuré le commissariat scientifique et dont le présent ouvrage constitue le catalogue. Cette exposition présentait quelque cent cinquante pièces (œuvres et objets), dont cet ouvrage offre une sélection d’environ quatre-vingt-dix d’entre elles. De toute nature (peintures, dessins, plats historiés, verres gravés, éléments de décors, objets rituels et festifs, bijoux de scène, partitions, recueils de chansons, instruments anciens, etc.), elles célèbrent la « noce entre vin et musique », véritable « rencontre consubstantielle », selon les propres termes de Florence Gétreau le 23 mars 2018, au micro de Lionel Esparza, dans l’émission « Classic club » de France Musique, lors de la visite guidée inaugurale de cette exposition1. En effet, « des grands décors de palais à la peinture de cabinet ou à l’imagerie, […] des ballets et spectacles de cour à l’opéra, des chansons à boire aux airs à danser », Florence Gétreau rappelle que « les évocations du vin et de la musique sont multiformes et récurrentes ». Et même si la musique occidentale « savante » est surtout abordée ici (les contextes populaires n’en sont pas absents, cependant) à travers une période qui, pour l’essentiel, va de la Renaissance à la fin du XIXe siècle, l’universalité des thèmes abordés (l’ivresse, l’amour, la tempérance ou l’intempérance, l’« enthousiasme ») possède une dimension heuristique certaine.
2L’ouvrage réunit dix contributions principales et vingt-cinq notices détaillées, publiées en fin de chapitres et rédigées par Christophe Vendries, Laurent Guillo, Laurence Decobert, Philippe Morel, Emmanuel Reibel et Florence Gétreau. L’organisation du catalogue est calquée sur celle de l’exposition, qui était répartie en six espaces et dont les thématiques se retrouvent dans celles des six chapitres de l’ouvrage.
3Le premier, « Dionysos : triomphes et cortèges bachiques », ne contient qu’un article, de François Lissarrague, intitulé « Une anthropologie visuelle du cortège de Dionysos. Usage du vin, de la danse et de la musique en Grèce ». Poursuivant ici son anthropologie des images peintes sur les vases grecs antiques, Lissarrague étudie le personnage de Dionysos (Bacchus chez les Romains) et les divers cortèges (thiases) et processions le figurant en compagnie de ménades et de satyres musiciens. Aulos, lyres et tympanons côtoient alors l’askos (outre à vin), le canthare (vase à boire le vin pur) et le stamnos (vase pour mélanger le vin et l’eau), illustrant la forte proximité de la musique et du vin, dès l’Antiquité, cette osmose provoquant un enthousiasme bien visible dans ces cortèges festifs et joyeux et dans les attitudes corporelles de leurs divers participants.
4Le second chapitre, « Danse : bacchanales, ballets, bals populaires », réunit les contributions de Thomas Leconte, « La figure de Bacchus dans le ballet de cour en France au XVIIe siècle » et de Thomas Soury, « Rameau et Bacchus : de la chanson à boire à la scène d’opéra ». Bacchus, une fois encore, est au cœur de ce second chapitre car son évocation est due en partie au thème de la danse, sensuelle ou rituelle, que l’on voit figurée dans de nombreux tableaux représentant des bacchanales ou qui est musicalement et scéniquement évoquée par le ballet de cour. « L’esprit même du ballet s’incarne […] dans la figure de Bacchus […]. Dieu de la transgression, Bacchus est aussi dieu de la scène, de la danse » précise Thomas Leconte. Surgissant pour la première fois de façon significative dans le Ballet du roi représentant les bacchanales en 1623, Bacchus évoque, dans des ballets de cour très politiques à cette époque, le désordre, l’immoralité, la débauche, le paganisme, que le pouvoir royal va combattre énergiquement, affirmant par là sa puissance politique et sa force morale. Au XVIIIe siècle, Rameau, dont Thomas Soury rappelle que sa cave contenait « deux fûts de vin rouge de vin d’Hérissé, en Bourgogne, et cinquante carafons remplis de ce même vin », va également placer Bacchus au cœur de sa production scénique, après avoir composé des airs à boire. Il en est ainsi d’Anacréon, créé en 1757, mais aussi de Platée douze ans plus tôt. Outre un traitement instrumental qui n’est pas sans évoquer l’univers musical dionysiaque antique, les décors de ces ballets révèlent une véritable débauche de vigne et de grappes de raisins.
5Le troisième chapitre est consacré au texte de Matthieu Lecoutre, « Ivresse joyeuse et créatrice, ivresse incontrôlée et moralisée ». Il se propose de traiter de la répression et de la pénalisation de l’ivresse publique, dès 1536, par François Ier. Cependant, cette législation répressive va très vite s’avérer inefficace car, au-delà d’une importante consommation individuelle quotidienne, il y a la boisson collective, festive, rituelle, calendaire (périodes grasses de carnaval, sortie du Carême, fêtes de la Saint-Jean, de l’Assomption et de la Saint-Martin, fêtes votives de villages, de confréries professionnelles, de vendanges, etc.). L’article s’achève sur une évocation du « rite hebdomadaire de l’enivrement dominical au cabaret » et sur les débits de boisson de ces périodes anciennes, notamment les guinguettes dont le nom vient du petit vin vert appelé « guinguet ».
6Dans le quatrième chapitre, « Figures de caractère et allégories », Florence Gétreau aborde « L’ouïe et le goût : célébration et réprobation dans les natures mortes allégoriques françaises ». Les représentations de musiciens ivres ou buveurs sont légion, notamment chez les peintres nordiques entre 1620 et 1630, sous l’influence de Caravage. Outre la sensualité et les sous-entendus licencieux, cette iconographie illustre l’ambivalence de l’association de la musique et du vin : à la fois invitation festive et avertissement, condamnation morale. Cette association va se retrouver dans les allégories des cinq sens. Là, la musique incarne l’ouïe et le vin le goût. Souvent aussi, cinq personnages sont représentés autour d’une table, chacun figurant un sens. La nature morte, autre traitement iconographique de l’allégorie des sens, suscite une approche plus « méditative » et « retenue », proche du thème des vanités, très en vogue au XVIIe siècle, inspiré par ce que Jean Delumeau a appelé le contemptus mundi. Florence Gétreau livre ici une analyse iconographique et organologique d’une grande précision et d’une haute érudition, illustrée par un choix éclairant de six natures mortes et vanités, s’étageant de 1627 à 1847.
7Le thème du musicien buveur et ivre est au centre du cinquième chapitre, consacré aux « Concerts et tables galantes ». Illustré par cinq œuvres de peintres hollandais caravagesques du premier XVIIe siècle, le texte de Philippe Morel, « Vin, musique et intempérance dans la peinture caravagesque hollandaise », aborde la façon dont la musique instrumentale figure systématiquement dans des scènes de bordel où musiciens et prostituées jouent divers instruments tandis que des buveurs les entourent, brandissant leurs verres ostensiblement. Dans ce type d’œuvres, le lien étroit entre consommation de vin et désir sexuel est tout le temps rappelé, parfois suggéré par des allusions ambiguës, comme cette prostituée accordant sa basse de viole (Le Fils prodigue, 1637, de Johannes Baeck), alors que le verbe incordare/accorder s’applique à l’érection.
8Dans ce chapitre figure l’article de Robin Bourcerie, « Airs et chansons à boire : définition, diffusion et réception ». Après avoir tenté de définir les divers genres d’airs et de chansons à boire qui fleurissent aux XVIIe et XVIIIe siècles, Bourcerie énumère leurs diverses fonctions : renforcement de la sociabilité lorsqu’ils sont chantés collectivement, en complément du « boire ensemble » dont la fonction rituelle de cohésion prime sur la dimension hédoniste ; introduction du thème de l’amour. Là encore, le cabaret est un lieu privilégié d’exécution collective de ces chansons à boire, les buveurs y étant attablés contrairement aux tavernes où la boisson « au pot » se faisait debout.
9Le dernier chapitre, « Banquets, tavernes et cabarets », est constitué de trois contributions . La première, de Hubert Humeau, concerne « Les sociétés chantantes au XIXe siècle : le caveau et les goguettes ». Elle étudie les nouvelles formes de sociabilité d’une certaine élite sociale, dans la première moitié du XVIIIe siècle, autour de pratiques collectives d’une production chansonnière en plein essor. Les cadres de pratique privilégiés de ces nouvelles « sociétés chantantes » sont des agapes qui associent au goût de la table celui du bon vin. La première de ces sociétés est celle du Caveau, du nom du cabaret qui l’a vue naître, constituée dès 1730. De cette société est resté le fameux ouvrage La Clé du Caveau, recueil de 891 timbres numérotés (mélodies sur lesquelles peuvent se placer des paroles différentes). Parallèlement, de telles pratiques collectives de chansons existent dans le milieu plus populaire et mixte des guinguettes, et cela dès la fin des années 1810. Certaines d’entre elles pouvaient accueillir jusqu’à mille convives, et on en trouvait entre six et quinze par soirée à Paris. Emmanuel Reibel étudie, lui, « La taverne à l’opéra, de Berlioz à Massenet ». Si les références à Bacchus sont nombreuses dans les opéras et ballets du XVIIIe siècle, ce n’est qu’à partir du début du siècle suivant que « le précieux liquide se [met] à irriguer les livrets d’opéra ». Le vin possède plusieurs fonctions dramatiques : il favorise le divertissement, infléchit le cours de l’intrigue, renvoie à une dimension symbolique, introduit le pittoresque à travers l’évocation de nombreux crus exotiques. Cette dernière fonction est illustrée par Laurent Croizier, qui, dans son texte « Les caves de l’opéra, de Rossini à Puccini », montre à quel point les librettistes connaissaient (et appréciaient sans doute) les bons vins. On y trouve des références au vin de Chypre, au malaga, au xérès, au porto, au champagne (Pommery, Moët & Chandon demi-sec, Veuve Cliquot, Dom Pérignon), à la manzanilla, aux vins de Bordeaux, de Bourgogne (Chambertin, Pommard), de la vallée du Rhône, au Beaujolais (morgon), au marsala, au marzemino, au lacryma christi, au tokay… Le vin devient un élément central des livrets d’opéra au XIXe siècle.
10Au final, ces dix excellentes contributions d’histoire antique, d’histoire de l’art, d’histoire sociale de l’ivresse et d’histoire de la musique mettent en lumière et analysent finement les liens étroits entre musique et vin et, à travers eux, entre ouïe et goût, deux sens qui contribuent à l’établissement du goût musical et du jugement esthétique. Cette étroite relation entre vin et musique se lit tout d’abord à travers la dimension morale de l’ivresse, qui est soit maîtrisée et valorisée (la tempérance), soit débridée, condamnée et réprimée (l’intempérance) en raison de la fréquente association de la musique avec l’amour et la sensualité lorsque le vin s’en mêle. Ce double plaisir sensoriel fournit le cadre hédoniste des repas galants en musique (ivresse érotique), de la convivialité des tavernes et cabarets, notamment à travers le chant collectif (ivresse du partage) et trouve son espace d’expression dans les ballets et opéras, du XVIIe au XIXe siècle. Mais dans ces formes scéniques, Bacchus n’incarne pas que l’intempérance, l’ivresse, le plaisir de la transgression : son évocation rappelle aussi la dimension rituelle de la consommation de vin et d’alcool. Que les effets du vin soient étudiés dans le cadre d’une production musicale occidentale historique, ou dans celui des musiques de tradition orale, cela ne change rien au fait qu’ils provoquent l’enthousiasmos, au sens antique du terme, c’est-à-dire le transport divin, la possession divine.
11Ce catalogue est là pour nous le rappeler, trace indélébile d’une exposition marquante qui a réuni des œuvres de nombreux musées français et étrangers, de la Bibliothèque nationale de France et aussi de collections privées. Cet ouvrage possède, en outre, une qualité éditoriale irréprochable, exigeante, soignée. La qualité technique des quatre-vingt-sept illustrations est absolument impeccable. Leur mise en perspective suggère une lecture paradigmatique nouvelle et permet d’interroger différemment ces œuvres, dont certaines avaient été abordées isolément jusque-là, à travers leur dimension organologique.
- 2 416 pages, 350 illustrations couleur, éditions Citadelles & Mazenod, Paris, 2017.
12Florence Gétreau poursuit ici, méthodiquement, infatigablement, son œuvre déjà colossale. Quelques semaines à peine après la sortie de son monumental ouvrage Voir la musique2, elle signe ici une publication collective de qualité, sur un thème peu traité, mais pourtant au cœur de la pratique, de la composition, des représentations symboliques, des fonctions rituelles musicales.
Notes
1 En podcast sur le site de France Musique. https://www.francemusique.fr/emissions/classic-club/musique-et-vin-visite-guidee-59346?xtmc=G%C3%A9treau&xtnp=1&xtcr=25
2 416 pages, 350 illustrations couleur, éditions Citadelles & Mazenod, Paris, 2017.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Luc Charles-Dominique, « Florence GÉTREAU, dir. : Le vin & la musique. Accords et désaccords », Cahiers d’ethnomusicologie, 32 | 2019, 301-305.
Référence électronique
Luc Charles-Dominique, « Florence GÉTREAU, dir. : Le vin & la musique. Accords et désaccords », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 32 | 2019, mis en ligne le 01 octobre 2019, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/3788
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