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Luc CHARLES-DOMINIQUE : Les « bandes » de violons en Europe : cinq siècles de transferts culturels. Des anciens ménétriers aux Tsiganes d’Europe centrale

Turnhout : Brepols Publishers, 2018
Françoise Etay
p. 298-301
Référence(s) :

Luc CHARLES-DOMINIQUE : Les « bandes » de violons en Europe : cinq siècles de transferts culturels. Des anciens ménétriers aux Tsiganes d’Europe centrale, Turnhout : Brepols Publishers, 2018. 676 p., ill. n.b. et coul.

Texte intégral

  • 1 Voir notamment le film DVD de Marie-Barbara Le Gonidec, Renaissance d’un bratch roumain (48’), réal (...)

1C’est avec une sorte de gourmandise qu’on ouvre cette nouvelle publication, d’abord parce que le sujet, totalement inédit, en est particulièrement stimulant, que les 676 pages du volume sont une promesse de découvertes multiples, et aussi parce que le papier, la typographie élégante et les illustrations sont un premier plaisir en eux-mêmes. L’image de couverture juxtaposant trois ménétriers peints aux alentours de 1612 par Jan Brueghel l’Ancien et trois Tsiganes hongrois photographiés en 1932 souligne et éclaire le titre : on a dans les deux cas un violon soliste, un instrument de taille proche dont le rôle est une des questions de l’ouvrage, et une basse maintenue par une courroie. Les musiciens de Brueghel jouent en marchant, les Tsiganes pourraient le faire. Cette proximité organologique, point de départ de l’hypothèse de Luc Charles-Dominique, a été confirmée, entre autres, lors de la restauration au Musée de la Musique, à Paris, en 2011, d’un contră du Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM), fabriqué en 1991 au Nord-Ouest de la Roumanie1 : la hauteur des éclisses, 7 cm, est sensiblement celle des anciennes quintes de violon. Et elles sont encastrées dans des rainures creusées dans la table et le fond, alors que ce principe a été abandonné depuis, globalement, le milieu du XVIIe siècle par la lutherie académique européenne qui colle fond, éclisses et table, sans rainurage.

2Partant de ce constat, l’auteur, dont les travaux sur les ménétriers français sous l’Ancien Régime font autorité, s’est lancé dans la recherche des lieux, des époques et des circonstances propices aux transferts culturels des anciennes bandes de violons d’Europe de l’Ouest à celles, actuelles, des Tsiganes d’Europe centrale. Après une première partie consacrée à l’histoire des principales migrations roms, la deuxième partie du livre – la plus importante – aborde, avec une minutie adossée à une bibliographie vertigineuse, l’étude des itinérances, des foires et marchés, des spectacles et autres occasions de brassages sociaux, tels l’armée ou les galères, ayant mis en contact Tsiganes et gadjé en France et en Europe occidentale. La recherche iconographique a été, elle aussi, extrêmement poussée, et les tableaux et gravures cités, très nombreux, dépassent de loin ceux, pourtant abondants, de la publication qui se révèle alors un peu frustrante à cet égard. Heureusement, Internet permet de retrouver la plupart des exemples donnés. On devine la quête persévérante de l’auteur, à l’affût du moindre détail appuyant son intuition. Les résultats sont cependant minces et ont peut-être été décevants. Le rigoureux travail anthroponymique, en particulier, conduit pour retrouver des traces de Tsiganes à la lumière de leurs patronymes, s’avère finalement peu probant. Dans sa conclusion, Luc Charles-Dominique penche d’ailleurs plutôt pour des migrations anciennes de violonistes occidentaux à l’invitation de cours d’Europe centrale, celle de Transylvanie ayant joué un rôle prépondérant, comme origine plus directe des pratiques tsiganes actuelles.

3Il n’en reste pas moins que cette plongée au cœur de la société populaire des siècles passés et de sa vie musicale, si loin de l’histoire de la musique limitée à celle des « grands compositeurs », est totalement passionnante. Notre perception des « Bohémiens » est, en outre, souvent plus ou moins consciemment, héritée des XIXe et XXe siècles : de pauvres gens, nomades, vivant de petits travaux et de chapardages, méprisés, voire honnis des habitants des bourgs et villages qu’ils traversent. Il n’en a pas toujours été ainsi. On est surpris de découvrir, en dehors de terribles périodes de persécution, les liens étroits qui ont pu autrefois rapprocher Tsiganes et aristocratie. Des nobles ont fréquemment été parrains de Tsiganes. Ceux-ci ont formé des régiments et leurs savoirs en art équestre et travail du métal étaient reconnus et recherchés. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, certains ont été maîtres d’armes et des femmes maîtres de danse. Des « Egyptiennes », terme alors courant pour désigner ces populations à l’origine mystérieuse, ont même dansé à la cour de France, et ont pu avoir des courtisans pour partenaires.

4Plus directement musicale, la troisième partie de l’ouvrage débute par l’histoire des « bandes » de violons à travers l’Europe, marquée par une grande variété d’instruments et de composition des formations au fil du temps. La réflexion menée sur le terme « orchestre » (pp. 429-433) est, à ce propos, aussi intéressante que convaincante : la musicologie en acte généralement la naissance avec les célèbres Vingt-quatre violons du Roi, qui atteignent cet effectif en 1614 après près d’un siècle d’existence à la cour, mais l’auteur démontre que tous les critères invoqués pour cette définition seraient également applicables aux groupes de ménétriers, dès le XIVe siècle. Il ne nous reste que peu de partitions complètes du répertoire des Vingt-quatre violons : le « manuscrit de Cassel », rédigé entre 1650 et 1668, et une édition de Ballard, en 1665, Pièces pour le violon à quatre parties. Quelques titres sont communs à ces deux recueils, mais seul le « dessus » est identique. Il y a des divergences importantes quant aux parties intermédiaires et à la basse, et donc à l’harmonie. Dans les deux cas, le traitement harmonique, enraciné dans la pratique ménétrière et fortement coloré de modulations inattendues, est souvent très surprenant pour des oreilles contemporaines. Le disque Les Vingt-quatre violons du Roy. Danses françaises du XVIIe siècle (Adès MS 30 AS 545), interprété en 1954 par l’« Orchestre à cordes de l’Anthologie sonore » dirigé par Félix Raugel, est, sur ce point, particulièrement séduisant.

5On s’étonne de l’extrême rareté des enregistrements de ces répertoires. Les récentes reconstitutions – l’auteur ne les évoque pas – de tailles, quintes et hautes-contre de violons, à l’initiative de l’Ensemble Baroque de Versailles, n’ont été mises au service que « des grandes pages de la musique française du XVIIe siècle (Lully, Marais, Campra, Charpentier, Destouches, Desmarest, etc.) »2 sans aucune préoccupation – exprimée, en tout cas – de rapport à la danse. Les raisons de cette apparente absence d’intérêt sont de plusieurs ordres. On ne peut nier le mépris maintes fois affiché des musiciens « savants » pour la musique populaire. Notre ouvrage en présente divers témoignages et c’est avec amusement qu’on apprend que même Lully, que les raccourcis courants associent immanquablement aux Vingt-quatre violons, traitait ces derniers, ménétriers, de « maîtres aliborons et maîtres ignorants ». Leur prestige était pourtant immense et bien des cours européennes ont voulu se doter de formations à leur image. Mais une difficulté d’un tout autre ordre est due au fait que les musiques polyphoniques à danser, enracinées dans l’oralité, ont été la plupart du temps improvisées, pour ce qui est du remplissage entre mélodie et basse, et aussi de la basse elle-même. L’usage de ne noter que dessus et basse et de se défausser de l’écriture des parties intermédiaires sur un assistant ou un secrétaire a d’ailleurs été répandu, chez certains compositeurs, du XVIIe siècle jusqu’à la première moitié du XVIIIe. C’est alors que Luc Charles-Dominique, faisant succéder, en miroir, au chapitre « De l’histoire à l’ethnomusicologie » une dernière section intitulée « De l’ethnomusicologie à l’histoire », suggère, pour l’interprétation des musiques ménétrières anciennes, un modèle où, comme dans les tarafs tsiganes et certaines traditions du Nord de l’Italie encore vivaces, les parties d’accompagnement seraient à la fois harmoniques, utilisant bourdons et accords, et puissamment rythmiques, s’appuyant sur les contretemps. L’idée, audacieuse, me semble pertinente.

6Les derniers grands violoneux ruraux en France, et nous en avons connu quelques-uns, avaient un jeu à danser d’une remarquable précision dynamique et une articulation, qu’elle soit concrétisée par l’archet ou les variations mélodiques, découpant les temps avec une extraordinaire finesse. Je pense en particulier aux bourrées du Limousin et de l’Auvergne. Cette façon de jouer est très difficile à percevoir et donc à acquérir par des violonistes classiques, toujours héritiers, même quand ils investissent des musiques dites « baroques », de modèles rythmiques plus flous. Et je souscris ici à la pensée de l’auteur, dont ce dernier opus reprend une observation déjà perceptible, ne serait-ce qu’en filigrane, à la lecture de nombre de ses livres ou articles antérieurs : les musiciens savants auraient parfois beaucoup à apprendre des musiciens populaires.

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Notes

1 Voir notamment le film DVD de Marie-Barbara Le Gonidec, Renaissance d’un bratch roumain (48’), réalisé avec la collaboration scientifique d’Anne Houssay. Images (1991) de Bernard Lortat-Jacob ; images (2011) et montage de José Albertini. Marseille : Mucem – Paris : Cité de la Musique, 2012.

2 http://violons-du-roy.org/pdf-articles/taille-fr-cmbv-violons-du-roy.pdf

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Pour citer cet article

Référence papier

Françoise Etay, « Luc CHARLES-DOMINIQUE : Les « bandes » de violons en Europe : cinq siècles de transferts culturels. Des anciens ménétriers aux Tsiganes d’Europe centrale »Cahiers d’ethnomusicologie, 32 | 2019, 298-301.

Référence électronique

Françoise Etay, « Luc CHARLES-DOMINIQUE : Les « bandes » de violons en Europe : cinq siècles de transferts culturels. Des anciens ménétriers aux Tsiganes d’Europe centrale »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 32 | 2019, mis en ligne le 01 octobre 2019, consulté le 13 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/3782

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Auteur

Françoise Etay

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