Pierre Bec : Les instruments de musique d’origine arabe. Sens et histoire de leurs désignations
Pierre Bec : Les instruments de musique d’origine arabe. Sens et histoire de leurs désignations.Toulouse / Montpellier : Conservatoire occitan (Centre des Musiques et Danses Traditionnelles en Midi-Pyrénées) / Musique & Danse en Languedoc-Roussillon (Centre Languedoc-Roussillon des Musiques et Danses traditionnelles), 2004. Collection Isatis, cahiers d’ethnomusicologie régionale. 83 pages. Illustrations couleur réunies et commentées par Christian Rault.
Texte intégral
1Pierre Bec, spécialiste en linguistique romane et ancien professeur à l’Université de Poitiers, signe ici un troisième volume de philologie organologique, une discipline qui s’intéresse à l’étymologie et à la diffusion des termes désignant les instruments de musique à travers la lexicologie (étude des désignations) et la littérature (repérage des occurrences et emplois de ces dernières dans les textes).
2Après s’être intéressé aux vièles et aux rebecs du Moyen Age (1992) puis aux cornemuses dans leur usage populaire et savant (1996), l’auteur se consacre aux instruments européens de provenance arabe ou dont les noms ont été véhiculés par la langue arabe en Europe depuis la péninsule ibérique entre le VIIIe et le XVe siècles. Comme on le sait, la société arabe d’al-Andalus a fortement influencé les populations du Sud de l’Europe, notamment sur le plan linguistique, ce qui a entraîné un enrichissement considérable de leurs langues qui émergeaient à peine du proto-roman. L’espagnol officiel comprend aujourd’hui encore quelque quatre mille mots d’origine arabe. Et bien sûr – c’est l’objet de ce livre –, les instruments de musique n’ont pas échappé à la règle, même si certaines dénominations sont tombées en désuétude ou restent seulement vivantes aujourd’hui dans quelques parlers populaires d’Espagne et du Portugal.
3Pour commencer, Pierre Bec retrace le contexte historique de l’expansion arabe, depuis l’occupation de l’Espagne en 716 jusqu’à la prise de Grenade par les Chrétiens en 1492. Cette introduction rappelle ainsi combien l’Islam, s’il reste perçu comme un rival redoutable, agit comme stimulant et comme élément civilisateur. Le métissage culturel et humain a été fondamental puisque la Péninsule ibérique devint à cette époque un creuset où se côtoyèrent tant de communautés, de langues et de religions différentes : musulmans, chrétiens, mozarabes, berbères, juifs, sans compter les esclaves venus de tous les pays alentours.
4L’auteur donne ensuite quelques principes linguistiques qui apportent au lecteur les éléments de compréhension indispensables pour la suite, celui-ci n’ayant pas forcément connaissance de la langue d’origine (l’arabe) ni de celles d’arrivée (les parlers romans d’Espagne). Ces connaissances permettent en effet de déterminer le lieu de départ de l’emprunt, son point d’arrivée, la localisation dans le temps de ses phases évolutives lors de son passage d’une langue à l’autre et enfin, les procédés d’adaptations phonétique et phonologique de la langue réceptrice. C’est grâce à l’étude des sources écrites (glossaires, listes de vocabulaires, traductions, littérature…) et de leur évolution au cours des siècles que l’on peut déceler les arabismes passés dans les langues romanes. Cela dit, leur pénétration reste délicate à étudier en raison des difficultés inhérentes à la complexité historique et de la disparition d’un grand nombre de documents tant romans qu’arabes (l’Inquisition détruira beaucoup d’ouvrages et de documents dans cette langue).
5La deuxième partie du livre (p. 33) nous permet d’entrer dans le vif du sujet : l’étude philologique détaillée et richement référencée d’une douzaine de désignations d’origine arabe ou véhiculées par l’arabe, dont certaines se sont étendues à l’Europe entière (telle celle de « luth »), tandis que d’autres se sont limitées à l’ancien territoire d’al-Andalus. Chaque instrument, classé par ordre alphabétique d’après l’étymon arabe et non par famille organologique, fait l’objet d’un chapitre, soit de I à XII : al-bûq (hautbois, traduit en latin par bucina – d’où l’erreur de le rapprocher ensuite de « bouche » –, et passé au castillan sous la forme alboga), al-duff (tambour sur cadre répandu dans les pays arabes dès la période pré-islamique), an-nafïr (trompe, venant de l’arabe nafîr : « signal d’attaque », d’après la racine N-F-R, « se lancer » contre quelqu’un), naqqâra (timbales, de l’arabe dialectal naqr, « petit tambour »), pande(i)ro (tambour sur cadre, connu aujourd’hui sous le terme bandîr qui viendrait du latin tardif pandoriu, emprunt étonnant car l’arabe possédait déjà le terme duff), qanûn (« cithare », venant très vraisemblablement du grec kanon), qîtâra (luth qui apparaît dès le IXe siècle dans la littérature arabe pour désigner un instrument byzantin apparenté à la lyre), rabâb (vièle, probablement d’origine persane), ash-shabbâba (flûte, dont le nom arabe n’a pas eu de continuateur roman sauf en Andalousie – anc. espagnol axabeba, ou en catalan, xabeba), tabl (grosse caisse qui serait le descendant direct de l’hispano-arabe tabl), al-‘ud (le luth, dont l’étymologie arabe est indiscutable, venant de « bois, bâton ») et enfin, gaita (hautbois et/ou cornemuse), dont l’étymologie reste obscure : on ne sait toujours pas s’il s’agit d’un arabisme puisque ce terme, attesté dans l’espace arabophone, ne se retrouve qu’en espagnol dans l’ensemble des langues romanes, mais qu’il est présent également dans l’ensemble balkano-méditerranéen d’où les doutes possibles quant à son origine.
6La troisième partie, enfin, se veut une sorte de résumé, puisqu’elle se présente sous la forme (tellement utile) de deux tableaux synoptiques. L’un classe les termes par types étymologiques, l’autre d’après les langues. Ces tableaux permettent une relecture synthétique, ou une lecture essentielle pour un lecteur pressé qui souhaiterait s’en tenir à ces seules pages. Cette partie permet aussi à l’auteur de reprendre les éléments conclusifs qui se dégagent des pages précédentes, à savoir que quatre désignations sont restées dans l’espace arabo-andalou (albogue, adufe, pande(i)ro et (a)xabeba) ; ou que le nombre d’arabismes diminue logiquement du Sud vers le Nord, et que conséquemment, les désignations romanes sont plus tardives (XIIIe-XIV e s.), suivies par les désignations germaniques (XIV e-XV e s.) où elles sont passées par le français (ex. néerl. ghitteernen / anc. fr. guiterne).
7L’ouvrage se termine sur une bibliographie d’une soixantaine de titres, couvrant le champ pluridisciplinaire ici abordé (même si les ouvrages linguistiques dominent), et par un index. Les illustrations, provenant pour la plupart de sources historiques, permettent, au-delà du plaisir esthétique, une meilleure compréhension et une clarification du propos. Elles sont légendées par Christian Rault, bien connu des archéologues et des organologues pour ses recherches sur la reconstitution d’instruments médiévaux.
8Pour toutes ces raisons – intérêt du contexte historique et linguistique, références, citations littéraires (dont on apprécie qu’elles soient systématiquement traduites), illustrations, rigueur et clarté –, cette troisième publication de Pierre Bec paraît essentielle à tout organologue et à tout spécialiste de musique arabe et/ou médiévale.
Pour citer cet article
Référence papier
Marie-Barbara Le Gonidec, « Pierre Bec : Les instruments de musique d’origine arabe. Sens et histoire de leurs désignations », Cahiers d’ethnomusicologie, 18 | 2005, 302-304.
Référence électronique
Marie-Barbara Le Gonidec, « Pierre Bec : Les instruments de musique d’origine arabe. Sens et histoire de leurs désignations », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 18 | 2005, mis en ligne le 14 janvier 2012, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/376
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