- 1 Pour une bibliographie complète des publications de D.-C. Martin sur les musiques populaires sud-af (...)
- 2 Chapitres 1 et 2 qui forment la partie 1 de l’ouvrage.
- 3 Chapitres 3 à 6 qui forment les parties 2 et 3 de l’ouvrage.
- 4 Les Malais sont des descendants d’esclaves ou de prisonniers politiques déportés au Cap à partir du (...)
1Cape Town Harmonies. Memory, Humour & Resilience est un ouvrage qui complète et boucle les recherches entreprises par Denis-Constant Martin depuis une vingtaine d’années sur les musiques des « Coloured » du Cap et leurs fêtes du Nouvel An1. L’auteur y assemble chapitres issus de textes déjà publiés2 et chapitres inédits écrits avec Armelle Gaulier3. Mais Cape Town Harmonies est pourtant bien plus que cela ; il s’agit d’une importante contribution sur les musiques populaires sud-africaines. A travers une ethnographie à la fois sensible et rigoureuse de deux répertoires majeurs des chœurs malais4 du Cap, les Nederlansliedjies et les Moppies, l’ouvrage rend compte de la complexité des identités et des mémoires, telles qu’elles se donnent à voir aujourd’hui en Afrique du Sud. Il prend ainsi place dans la bibliothèque sud-africaine, aux côtés des travaux de David Coplan, Veit Erlmann et Louise Meintjes.
2D’un point de vue épistémologique, l’ouvrage pose les jalons d’une sociomusicologie que D.-C. Martin appelle de ses vœux depuis longtemps. En se situant dans un monde contemporain fait de circulations, réelles ou virtuelles, mais multiples, en s’intéressant aux musiques populaires comme autant d’OPNI – « objets politiques non identifiés » – (Martin 2002), en analysant l’ensemble de la chaîne de production de la musique, et en questionnant les technologies de reproduction et de diffusion, l’approche proposée ici s’éloigne résolument de l’ethno-musicologie, de la même manière que Georges Balandier faisait jadis rupture avec l’ethnologie à travers sa Sociologie des Brazzavilles noires (1985).
3Pour épistémologique qu’il soit, Cape Town Harmonies n’en demeure pas moins un ouvrage-manuel qui, sans les inconvénients d’une écriture didactique, permet de saisir le rôle du témoin dans une enquête ethnographique ; comment un même phénomène peut donner lieu à des éclairages différents, voire clivants ; comment ce que l’on observe aujourd’hui renvoie à différentes temporalités, à des conflits de mémoire ; comment les catégories classificatoires se font et se défont, pour être finalement au cœur d’enjeux politiques forts. De nombreux extraits d’entretiens ainsi que d’abondantes annexes font accéder le lecteur au corpus ethnographique, et ouvrent à un « monde » que les auteurs déchiffrent et interrogent de l’intérieur.
4L’ouvrage débute par une réflexion sur l’appropriation musicale et la mémoire, deux notions qui traversent les répertoires étudiés. L’ambition théorique de cette première partie est cependant plus large. En s’appuyant sur des exemples issus de divers époques et horizons musicaux, et en évoquant des penseurs comme Paul Ricœur, Édouard Glissant ou Michel Foucault, D.-C. Martin questionne l’appropriation comme moteur universel de la création musicale, et la musique comme support et vecteur majeurs de la mémoire et des identités.
- 5 Voir notamment Andrieu et Olivier, dir. 2017 ; Donin, Grésillon, Lebrave, dir. 2015 ; Guillebaud, M (...)
5La réflexion sur l’appropriation s’inscrit dans le champ renouvelé des travaux sur la création musicale5, tout en entrant en résonance avec ceux de Peter Manuel sur l’« appropriation créative » (1994). D.-C. Martin montre que l’appropriation occupe une place centrale dans l’analyse des processus créateurs, non seulement parce qu’elle nous fait accéder à ses premières strates, mais aussi parce qu’elle permet d’entrer dans les dynamiques circulatoires de la musique et d’y mesurer leur historicité et leurs échelles. Et l’auteur de nous convier alors à une analyse politique de l’appropriation : celle-ci révèle des enjeux de pouvoir qui peuvent conduire à des stratégies d’assimilation ou, à l’inverse, d’opposition, voire d’émancipation. C’est précisément le cas des Couloured du Cap qui, en s’appropriant et en transformant des musiques venues d’ailleurs et qui se veulent synonymes de modernité, ont trouvé une sorte d’espace de liberté, si minime fût‑il, pour résister à l’apartheid et la domination blanche.
6Dans ces Cape Town Harmonies, la question de la mémoire prolonge naturellement celle de l’appropriation, en situant les enjeux de la création musicale dans le champ de la construction identitaire. Comment la mémoire peut-elle être conservée et faire surface à travers la musique, au-delà du temps ? Comment la musique favorise-t-elle ou suscite-t-elle des communautés affectives, voire électives ? L’un des points de départ de cette réflexion se situe évidemment dans le sillon des travaux de Ricœur (2000) sur la mémoire, comme « présent dans le passé ». D.-C. Martin examine ici le rôle du témoin dans sa capacité d’action, lorsqu’il sélectionne, retient et réélabore le passé pour donner sens au présent. Les mémoires multiples sont autant de points de vue, de positionnements sur le passé, qui, en s’arrangeant ou en se confrontant les uns aux autres, construisent l’identité d’un groupe. L’auteur tisse un lien entre mémoire et musique qui, toutes deux, jouent avec le temps ; comme toute trace, la musique permet de se rappeler et de reconnaître. Si celle-ci a incontestablement joué ce rôle pour les Coloured pendant l’apartheid, l’auteur interroge sa capacité de médiation dans cette Afrique du Sud si complexe. Le chapitre s’achève ainsi sur une question : la musique contribuera-t-elle à la « réunion des mémoires » (Ricœur 2000), étape indispensable à la construction d’une nouvelle Afrique du Sud ?
7Les deux parties suivantes traitent des Nederlansliedjies et des Moppies effectués à l’occasion des fêtes du Nouvel An, lesquelles donnent lieu à de grandes parades dans les rues du Cap et à des compétitions mobilisant de nombreux acteurs : chanteurs, chefs de chœur, jury et public. A partir de ces deux répertoires, dont les rapports au passé sont très différents, voire antagonistes, D.-C. Martin et A. Gaulier interrogent la tension entre patrimonialisation et revitalisation. Celle-ci se joue pour l’essentiel lors des compétitions, que les auteurs analysent finement comme moment où les valeurs esthétiques sont réaffirmées, discutées, renégociées, et où les conventions qui sous-tendent les normes esthétiques, sociales et éthiques apparaissent au grand jour. Le poids des critères d’appréciation change d’une année à l’autre, le style est réajusté, le goût évolue. La force des auteurs est de nous faire entrer dans cette fabrique sans cesse reconduite de la musique, dont l’idéal de beauté et de qualité est reproduit, transformé, voire réinventé, avec toutes les controverses que cela peut générer, mais sans que son statut de « tradition » n’en soit jamais affecté.
8Pour comprendre ce qui fait tradition, D.-C. Martin et A. Gaulier ont recours de façon originale à l’analyse musicale qui, pour eux, permet de rendre compte des critères de jugement et des goûts locaux. Plus qu’à la structure de la musique, ils s’intéressent donc à la performance, aux styles individuels, aux représentations symboliques, dont la compréhension passe par l’analyse de traits tels que le tempo, les relations chœur/solo, le timbre, les ornementations vocales, etc. Autrement dit, ils renversent la hiérarchie des critères d’analyse musicale à laquelle l’ethnomusicologie a longtemps adhéré. Des critères considérés comme secondaires deviennent alors majeurs, parce qu’ils permettent de comprendre ce qui a de la valeur et du sens pour les musiciens et leur public. Ce faisant, les auteurs montrent que des musiques simples de structure recèlent une complexité, une richesse de nuances, une puissance émotionnelle qui méritent d’être étudiées aussi sérieusement qu’une messe de Bach ou une polyphonie vocale pygmée.
- 6 Si le peigne restait dans les cheveux, la personne était catégorisée comme Coloured ; si le peigne (...)
9Après avoir analysé en détails les ressorts de la création musicale, les auteurs se penchent enfin sur l’humour comme ressort créatif. Comment contourner la censure du régime d’apartheid en inventant des paroles à double sens ? Comment transcender la réalité de l’oppression, en en donnant une vision à la fois appréciée, car partagée, et haïe, parce que liée à des discriminations ? Les exemples sont frappants. Je n’en retiendrais ici qu’un seul : « Joe Se Barber » (p. 184) qui, à travers l’histoire d’un barbier fatigué de raser la tête de ses clients, renvoie, avec un humour plein d’autodérision, au test des cheveux pratiqué pendant l’apartheid6. En quelques phrases, on comprend comment l’humour a pu constituer une sorte de troisième voie permettant aux Coloured de supporter l’apartheid, de retrouver une dignité et même d’envisager la liberté.
10L’ouvrage s’achève par une discussion sur ce qui fait « art », sur la capacité de l’art à lier et à relier (Glissant), à être fabriqué et à fabriquer (Heinich). Dans un pays qui se construit encore pour dépasser l’apartheid, où les Coloured du Cap se demandent comment ils vont négocier leur place dans la société sud-africaine, cette conclusion prend tout son sens.