Navigation – Plan du site

AccueilCahiers de musiques traditionnelles18LivresDidier Perre : La chanson occitan...

Livres

Didier Perre : La chanson occitane en Velay, du XII e siècle à nos jours

Parthenay, Modal, 2003
Luc Charles-Dominique
p. 298-302
Référence(s) :

Didier Perre : La chanson occitane en Velay, du XII e siècle à nos jours. (préface de Pierre Bec), Parthenay, Modal, 2003, livre 292 pages avec notations musicales, accompagné d’un CD (41’).

Texte intégral

1Depuis plusieurs décennies, peut-être depuis 1975 (Marie 1975), nous n’avions pas connu de nouvelles anthologies livresques avec musiques notées consacrées à la chanson traditionnelle de régions occitanes. Ce format, peut-être historiquement trop connoté et de toute façon malcommode, avait laissé place à des publications discographiques de collectes aux livrets plus ou moins abondants et documentaires (voir par exemple Royer et Renat Sette 2001). Ici, c’est à une synthèse de ces deux modes de publications que nous avons affaire puisqu’aux côtés d’un ouvrage copieux (100 chansons notées, de nombreux commentaires, des textes préalables en forme d’avertissement et de définition de l’objet, des bibliographies très fournies) est proposé un disque comportant 21 chansons collectées de 1975 à 2001 dans cette petite région du Velay.

2L’auteur, Didier Perre, est un fin connaisseur du Velay, qu’il présente d’ailleurs de façon rigoureuse au début de son ouvrage, en rappelant qu’il existe plusieurs Velays historiques, le fiscal (zone géographique où les Etats du Velay levaient l’impôt), celui de la justice royale, le Velay féodal, le religieux (diocèse du Puy-en-Velay), le plus stable au cours des siècles. C’est d’ailleurs dans les limites de ce dernier que se sont effectuées les enquêtes de cet ouvrage, comme l’attestent les cartes publiées des pages 48 à 52. Humble, l’auteur se présente d’emblée comme non ethnologue alors qu’il a soutenu une thèse sur les pratiques de médecine vétérinaire populaire en Haute-Loire. Son ouvrage, tient-il à préciser, n’est pas un livre de musicologie, ni d’ethnologie : « Incompétence ou négligence, ni les collecteurs dans les enregistrements desquels j’ai puisé, ni mes camarades et moi-même n’ont posé, ou si peu, ces questions, se contentant de faire le même travail que ceux que l’on appelait au début du siècle des “folkloristes”. » Cet excès d’humilité rejoint de toute façon un ton général très agréable car prudent, lucide, rigoureux. On aurait aimé que les folkloristes romantiques qu’évoque Didier Perre aient été aussi scrupuleux et aussi connaisseurs de leur corpus ! L’auteur présente ses sources de façon très érudite, notamment les divers fonds sonores relatifs au Velay, de la mission CNRS-ATP de 1946 aux collectes récentes dont la plupart sont déposées à l’Agence des Musiques Traditionnelles en Auvergne ou au Centre Départemental des Musiques et Danses Traditionnelles de Haute-Loire, en passant par le fonds Pierre Nauton enregistré de 1951 à 1953 ou le fonds Paul Dumas de Clermont-Ferrand.

3L’ouvrage a donc pour ambition de publier les chansons vellaves « occitanes » (pas forcément occitanophones : nombre d’entre elles sont francophones) « du XIIe siècle à nos jours ». Curieux choix, qui pourrait « paraître artificiel », que « de faire côtoyer dans un même recueil des chansons de troubadours, des chansons d’auteurs de moindre envergure et des chansons populaires ». L’auteur, qui ne se méprend pas sur le fait que ces divers corpus n’ont « en effet pas grand-chose de commun », justifie son choix par le fait que « deux éléments les relient cependant : la langue qui pour l’essentiel est la même […] et l’intérêt que le public d’aujourd’hui peut leur porter ». Ce parti pris, difficile à justifier scientifiquement car transculturel et transhistorique, est celui d’une entreprise de patrimonialisation identitaire, cette démarche étant souvent guidée à la fois par une volonté distinctive (ici la langue et le territoire vellaves) et par un ancrage dans le passé le plus lointain, la mémoire étant l’une des notions fondatrices de l’identité. Ce choix est néanmoins respectable, d’autant que l’auteur le pose comme éminemment subjectif. Puisque nous sommes ici dans une stratégie patrimoniale et que la notion de patrimoine « ne peut être passive » et qu’elle signifie « aménager, repeupler, animer… » (Chastel 1997 : 1459), il en est proposé ici une version active et contemporaine censée s’inscrire dans une continuité quasi généalogique (volonté de réactualisation et dynamisation de la mémoire) : on trouvera dans cette anthologie des « chansons d’auteurs » contemporaines, à commencer par celles de Didier Perre.

4Reste que toutes ces composantes si différentes, se côtoyant au sein d’un même ouvrage, en compliquent quelque peu la vision : comment faire apparaître ces chansons les unes à côté des autres, mettre en exergue à la fois leur différence et leur supposée homogénéité  ? Au final, Didier Perre préfère y renoncer – choix judicieux – et les publier les unes à la suite des autres par ordre alphabétique. Mais alors pourquoi tente-t-il – démarche impossible – d’en proposer une définition et un début de taxinomie ? Sa longue préface, outre de nombreuses et précieuses indications historiques, linguistiques (que l’on doit à Hervé Quesnel), documentaires, précise sa méthodologie et, en particulier, son approche théorique des notions de chanson traditionnelle, populaire, d’auteur, etc. C’est peut-être le point le plus délicat et le moins maîtrisé de l’ouvrage car l’auteur introduit ces notions en les opposant de façon globale. Selon lui, « tradition » renvoie à un corpus de chansons « chantées de tout temps sur une région donnée », émanant de la « société paysanne ». Cette notion est donc aussi « ethnique ». Elle renvoie à une transmission de type oral et s’oppose à tout corpus exogène et contemporain. Somme toute, la vision de Didier Perre est ici très « folklorisante » au sens historique : la plupart des collecteurs romantiques n’ont en effet pas postulé autre chose à travers une prétendue endogénéité territoriale (ethnique  ?), sociale et culturelle (l’autarcie de la ruralité paysanne est alors présentée comme un creuset de création spontanée et anonyme), une oralité et une immémorialité partout posée comme éléments constitutifs de cette chanson folklorique « de nos aïeux, de nos pères… ».

5A l’opposé, toujours selon Didier Perre, se situe la chanson « populaire » dont le concept est bâti sur l’opposition entre cultures dominante et dominée, musiques écrite savante et populaire orale, cette production chantée étant de surcroît collective et anonyme. L’auteur préfère cette seconde notion de « populaire » dans ces diverses acceptions, même s’il reconnaît qu’elle ne renvoie pas à la culture du plus grand nombre ni, aujourd’hui, à une société uniquement paysanne. Le problème est que cette dualité traditionnel/populaire est fortement réductrice et de toute façon inopérante. Depuis de nombreuses années maintenant, des anthropologues ont relativisé la dualité écrit/oral, y compris dans les sociétés paysannes européennes (cf. par exemple les travaux de Jack Goody), ont évité de la superposer à savant/populaire (dans le domaine historique, voir les écrits de Roger Chartier), ont totalement intégré l’écrit comme objet de recherche ethnologique (voir, entre autres, les travaux de Daniel Fabre), ont tenté de démêler la complexité des notions de tradition ou de populaire (cf., par exemple, Lenclud). On ne peut plus aujourd’hui considérer le populaire ou le traditionnel d’une façon si caricaturale dont l’un des effets pervers immédiats, pour l’auteur, est de rejeter la catégorie des chansons « d’auteurs » hors du populaire : les chansonniers, dont la production a longtemps été ignorée des folkloristes et n’a vraiment été abordée que ces toutes dernières années, seraient-ils à considérer à part ? Cela reviendrait à enfermer le populaire dans l’anonymat, notion totalement romantique et que plus d’un siècle d’ethnologie et d’ethnomusicologie a permis de relativiser. Tout cela est d’autant plus curieux qu’après avoir présenté cette dichotomie (chansons populaires/chansons d’auteurs), l’auteur nous explique (p. 26) que « les aller-retours ou échanges entre chansons populaires et chansons d’auteurs sont si nombreux que le classement dans l’une de ces deux catégories manquait de pertinence pour nombre de chansons », ce qui lui a imposé de choisir « un ordre de publication […] tout simplement alphabétique ».

6J’ai, par ailleurs, été surpris de l’utilisation que fait Didier Perre des notions de description et de prescription dans la notation musicale. Celles-ci me semblent renvoyer, aussi bien en ethnomusicologie qu’en musique ancienne (notamment médiévale), à l’idée de notation a posteriori pour la description et a priori pour la prescription. En ce sens, une notation prescriptive serait celle qui aurait établi un code suffisamment opérant pour qu’il puisse servir à reproduire fidèlement le message musical et sonore. L’histoire de la notation occidentale est celle d’une lente évolution de la description à la prescription, c’est-à-dire d’une certaine liberté d’interprétation vers une contrainte de plus en plus grande. A l’inverse, une notation descriptive (dont l’un des premiers rôles est celui d’aide-mémoire), utilisée par certains ethnomusicologues pour noter non seulement le message musical mais aussi le contexte sonore de sa production (cf. les notations musicales d’Estreicher), aurait plutôt pour but de dégager le code à partir de l’étude du message (Arom 1985 : 281) (par exemple, le paradigme de la variabilité). Or ce code, dont les auteurs – musicologues ou ethnomusicologues – soulignent tous l’étroitesse et l’inaptitude à rendre correctement par écrit la dimension multidimensionnelle du sonore, n’a, dans notre cas, absolument rien de prescriptif : au contraire, on ne peut faire autrement que de prévenir le lecteur qu’il est totalement indigent et qu’il ne faut surtout pas le lire dans sa dimension normative. Ainsi, si l’on se sert par commodité de la notation solfégique moderne, on s’empresse immédiatement d’expliquer qu’elle n’est pas à interpréter telle quelle, qu’elle ne possède aucune dimension prescriptive (ce que fait d’ailleurs ici l’auteur). C’est évidemment la raison pour laquelle est joint ici un témoignage sonore, indispensable pour relativiser la consignation restrictive de la notation écrite. La notation utilisée ici par Didier Perre (celle dont se servent la plupart des anthologistes depuis les romantiques) est à considérer comme une notation descriptive totalement épurée, modélisée à l’extrême, qui non seulement ne peut revendiquer une dimension prescriptive que la notation écrite ne possède pas dans l’absolu, mais ne peut même pas s’appuyer sur des systèmes spécifiques de notation stylistique – descriptifs – qui pourraient, eux, revêtir à terme une dimension prescriptive.

7Ailleurs (p. 35), l’auteur propose une définition générale des modes comme étant « un ordre de succession défini de tons et demi-tons au sein d’une octave ascendante ». Pourquoi introduire ici le tempérament égal dans cette définition qui se veut universelle, alors que nous sommes a priori dans le domaine du tempérament inégal, perceptible dans les musiques traditionnelles aussi bien instrumentales que vocales, ce que l’auteur reconnaît d’ailleurs très justement à la page suivante. D’une façon générale, dès lors qu’il aborde des notions théoriques ou historiques, on constate que ses sources bibliographiques sont souvent anciennes et en partie périmées. Outre les incohérences de définitions soulevées plus haut, le traitement documentaire des troubadours est patent : il existe, en effet, une bibliographie récente qui a pris en compte les avancées considérables de ces dernières années sur les littératures et musiques médiévales, appréhendées aussi pour ces dernières dans une approche transversale avec l’ethnomusicologie.

8De l’ouvrage écrit, je retiendrai cependant la rigueur, l’honnêteté, la prudence et l’humilité, l’érudition de l’auteur (je devrai dire des auteurs). Toutes les chansons sont parfaitement documentées et présentées ; en outre, lorsque l’auteur s’est appliqué à en proposer des versions reconstituées puisant çà et là dans des collectes ou dans des sources écrites, il nous livre avec précision les sources de ces divers ingrédients.

9Cet ouvrage est le fruit d’un long travail passionné et exigeant. Il s’agit d’une véritable somme, atypique et originale, d’une résurgence inattendue du genre anthologique, avec la rigueur en plus, et aussi d’un témoignage sonore exceptionnel. Car le disque qui accompagne le livre est, lui aussi, très intéressant : 21 chansons interprétées presque toutes a cappella, en occitan ou en français. Au-delà du large répertoire, des styles, des couleurs vocales, on y entend une culture encore vivante quoiqu’en panne de transmission. Document certes – et à ce titre cette publication est absolument essentielle –, mais aussi outil de tout premier plan d’une volonté, sinon de perpétuation, du moins de prise de conscience à la fois de la spécificité et de l’universalité de ces pratiques vocales, dont la seule connaissance et la seule acceptation sont aujourd’hui déjà gages de différenciation.

Haut de page

Bibliographie

AROM Simha 1985 Polyphonies et polyryhtmies instrumentales d’Afrique centrale. Structure et méthodologie. 2 vol. Paris : Selaf.

CHASTEL André, 1997  « La notion de patrimoine », Les lieux de mémoire. La Nation (Pierre Nora éd.), Paris : Gallimard, Quarto, tome 1 : 1433-1469.

MARIE Cécile 1975 Anthologie de la chanson occitane. Chansons populaires de langue d’Oc. Paris : Maisonneuve et Larose.

ROYER Jean-Yves et Renat SETTE 2001 Tradition orale en Haute-Provence. Chansons, Cruis, Mane, Cantar, Alpes de Lumière. Disque de collectage présenté par un livre de 120 pages sans musiques notées.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Luc Charles-Dominique, « Didier Perre : La chanson occitane en Velay, du XII e siècle à nos jours »Cahiers d’ethnomusicologie, 18 | 2005, 298-302.

Référence électronique

Luc Charles-Dominique, « Didier Perre : La chanson occitane en Velay, du XII e siècle à nos jours »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 18 | 2005, mis en ligne le 14 janvier 2012, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/374

Haut de page

Auteur

Luc Charles-Dominique

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search