FRIEDMAN Jonathan, 2009, « Indigénéité : remarques à propos d’une variable historique », in Autochtonies, Vues de France et du Québec, sous la direction de Natacha Gagné, Thibault Martin et Marie Salaün. Québec : Presses de l’Université Laval, collection Mondes Autochtones : 33-52.
Thomas R. HILDER, Henry STOBART & Shzr Ee TAN, dir. : Music, Indigeneity, Digital Media
Thomas R. HILDER, Henry STOBART & Shzr Ee TAN, dir. : Music, Indigeneity, Digital Media, Rochester : University of Rochester Press, 2017. 224 pages
Texte intégral
- 1 Largement utilisé dans le monde anglophone, le terme indigenous (« indigène ») et son dérivé indige (...)
1Publié dans la collection « Eastman/Rochester Studies in Ethnomusicology », Music, Indigeneity, Digital Media est le fruit d’un symposium du même nom, organisé en avril 2010 au Département de Musique de l’Université de Londres. Dirigé par Thomas R. Hilder, à l’époque post-doctorant en musicologie à l’Université de Bergen, en Norvège (devenu depuis professeur de cette même institution), Henry Stobart et Shzr Ee Tan (tous deux professeurs au Département de Musique Royal Holloway de l’Université de Londres), cet ouvrage est constitué de sept articles, d’un entretien et d’une dense introduction. En adoptant une perspective interdisciplinaire faisant dialoguer chercheurs internationaux et musiciens, Music, Indigeneity, Digital Media se penche sur l’impact de l’utilisation des technologies numériques dans la création et la consommation de musiques par des populations autochtones1 de diverses origines.
2Dévoilant ainsi de nouvelles perspectives sur les processus actuels de création, de diffusion et de transmission – à partir de la mise en évidence des connections et des contrastes existant entre des exemples provenant des cinq continents – ce livre représente une contribution majeure dans le domaine des recherches portant sur les musiques autochtones contemporaines et leurs rapports avec les phénomènes de globalisation culturelle, économique et sociale. Affichant l’ambition initiale de « documenter, analyser et théoriser des pratiques musicales actuelles dans des contextes spécifiques autochtones » (p. 2), ce livre poursuit comme objectif principal la mise en lumière de dynamiques de transformations culturelles et politiques qui permettraient de mieux envisager les évolutions futures de ces « phénomènes culturels transnationaux » (ibid.).
3On assisterait, dans cette perspective, à des dynamiques de « revivalisme » culturel (accentuées notamment par des aspirations politiques et sociales de leaders et d’activistes autochtones), se traduisant par des productions culturelles et artistiques renouvelées, inspirées par la « tradition » mais résolument ancrées dans la contemporanéité. Dédié aux « artistes et activistes culturels qui ont inspiré et soutenu ce projet », Music Indigeneity and Digital Media propose ainsi un véritable voyage autour du monde, de Taïwan à la Norvège en passant par l’Australie, le Canada, les Etats-Unis, le Pérou et la Bolivie. Face à cette évidente diversité, Hilder classifie dans son introduction les différentes études de cas qui forment le corps de l’ouvrage en cinq thèmes distincts, ce qui confère une certaine cohérence à un volume qui pourrait paraître hétérogène de prime abord – comme cela est souvent le cas dans des actes de colloque qui compilent des recherches effectuées dans des contextes parfois très divers.
4Cette division thématique permet ainsi au lecteur de se repérer plus facilement, offrant la possibilité de parcourir les différents articles proposés en fonction de ses intérêts personnels. Le premier thème, que Hilder nomme « Activisme, transnationalisme, souveraineté », renvoie aux questions de transformations des aspirations d’autodétermination autochtones à travers l’usage contemporain des technologies numériques. L’article de Shzr Ee Tan, qui ouvre le bal des contributions, nous plonge ainsi dans le quotidien d’artistes autochtones taïwanais qui, de par leur usage créatif de l’internet, viennent renverser les habituelles dichotomies (rural/urbain, local/diasporique et autochtone/non-autochtone) à travers le développement et la fortification de nouveaux réseaux d’interactions essentiellement virtuels entre eux et leur public. Fiorella Montero-Diaz, dans son article sur la perception de la musique fusión andine au Pérou, s’inscrit également dans cette thématique, avec ici une réflexion sur les représentations contemporaines de l’autochtonie dans un pays où l’appartenance ethnique joue encore un rôle prépondérant dans la hiérarchie sociale, économique et politique.
5Le deuxième thème proposé par Hilder, intitulé « Production, médiation, consommation », présente les articles de Beverley Diamond et de Henry Stobart, qui se penchent respectivement sur les processus de production audionumérique en Norvège et audiovisuelle en Bolivie. Utilisant le studio d’enregistrement comme lieu principal de sa recherche auprès de réalisateurs d’origine Sámi, peuple autochtone nord-européen, Diamond fait ressortir comment les décisions esthétiques prises en studio sont liées à la réaffirmation d’une temporalité et d’une cosmologie résolument autochtones – bien qu’utilisant des technologies audionumériques de pointe. De son côté, Henry Stobart nous fait partager, à partir de son travail de terrain en Bolivie auprès de l’artiste Gregorio Mamani, ses réflexions sur les notions d’amateurisme dans le cas de productions musicales et audiovisuelles destinées à un public autochtone local – avançant le concept de « pragmatisme créatif » pour illustrer ce type de processus de création, de diffusion et de consommation de musiques par et pour des populations autochtones vivant le plus souvent dans des conditions socioéconomiques défavorisées.
6Les articles de Linda Barwick, qui a travaillé dans le nord-ouest australien, et de John-Carlos Perea, basé en Californie, s’inscrivent dans la troisième thématique identifiée par Hilder, qu’il nomme « Archives, transmission, oralité ». Ces deux contributions nous montrent comment des stratégies de préservation et de diffusion adoptées par des musiciens autochtones peuvent être révélatrices de transformations durables du rapport qu’adoptent des communautés locales face à leur patrimoine musical. A partir de son étude de la cérémonie du djanba, emblématique du peuple aborigène Murriny Patha, Barwick montre comment les membres de cette communauté utilisent la technologie audionumérique autant pour se souvenir de chants ancestraux que pour créer de nouveaux chants traditionnels directement inspirés par un contexte sociopolitique changeant. Le musicien, et professeur en ethnomusicologie John-Carlos Perea nous offre, dans son article sur les processus de transmission du powwow nord-américain dans un cadre académique (i.e. au sein du cours « American Indian Music » de la San Francisco State University), une intéressante autoréflexion sur l’évolution des stratégies d’apprentissage qui ont suivi les avancées technologiques de ces dernières décennies – des enregistrements analogiques sur cassettes à l’époque de ses études jusqu’à ses expérimentations avec la technologie audionumérique en tant que professeur de ce même cours.
7Quatrième thématique proposée par Hilder, « Subjectivité, propriété intellectuelle, paternité » se penche sur les questions d’appropriation musicale dans le cas de répertoires autochtones qui « appartiendraient » le plus souvent à une communauté bien plus qu’à un ou plusieurs individus. Pour le musicien et activiste Lil’wat Russell Wallace, longuement interviewé par Hilder (pp. 95-105), le fait d’octroyer à certaines personnes des droits sur des chansons ancestrales aurait pour conséquence directe d’empêcher leur transmission future. Face à des changements drastiques des habitudes de consommation musicale – avec l’avènement récent du streaming à travers des plateformes digitales comme Spotify ou YouTube – les contributions de Stobart, Tan et Wallace nous montrent que des artistes autochtones ont su trouver des façons créatives de protéger et de diffuser leurs musiques en transcendant les réseaux de consommation locaux. Pour Hilder, ces artistes autochtones, de par leur flexibilité à naviguer entre patrimonialisation et transmission à travers l’usage de technologies numériques, définiraient des formes alternatives de créativité, de subjectivité et de consommation pour le monde de l’industrie de la musique au XXIe siècle (p. 19).
8La cinquième et dernière thématique proposée par Hilder, nommée « Cosmologies, virtualité, posthumanisme », résonne notamment dans son propre article, qui constitue le huitième et dernier chapitre de cet ouvrage. A partir de son analyse des stratégies employées par des artistes Sámi pour présenter et diffuser leur répertoire traditionnel sur des supports numériques, Hilder nous incite ici à nous questionner sur le bien-fondé de la dichotomie « virtuel-réel ». Ce faisant, il prouve que les cosmologies autochtones viennent offrir un contrepoids face à une vision positiviste du monde, nous invitant ainsi à reconsidérer notre propre rapport au monde (p. 20).
- 2 Qui ont été victimes de génocides, de conversions religieuses forcées, d’acculturation, de déposses (...)
- 3 Comme on peut le voir par exemple dans le livre Returns. Becoming Indigenous in the Twenty-First Ce (...)
9Bien que relativement court (224 pages incluant un index et une bibliographie de référence en fin d’ouvrage) et parsemé de seulement quelques figures (au total six illustrations et deux transcriptions musicales), Music, Indigeneity, Digital Media reste un ouvrage majeur pour tous ceux qui s’intéressent aux phénomènes de numérisation, de transformation et de transmission de musiques autochtones au XXIe siècle. Le panorama de recherches proposé invite à évaluer les implications que peuvent avoir les nouvelles technologies sur les stratégies de conservation et de diffusion de traditions musicales ancestrales, au moment où s’ouvre un accès de plus en plus important à du matériel musical provenant des quatre coins de la planète. Grâce à une introduction bien construite, qui contextualise la situation des peuples autochtones autour du monde2 tout en catégorisant de manière remarquable chacun des articles présents en cinq axes thématiques distincts, Hilder, Tan et Stobart nous offrent une excellente base pour analyser d’éventuelles stratégies de revivalisme, de rapatriement3 et de transmission culturels à travers les nouvelles technologies – nous invitant ainsi à mieux comprendre comment des musiciens et activistes autochtones se servent du numérique pour réactualiser leur dasein.
Notes
1 Largement utilisé dans le monde anglophone, le terme indigenous (« indigène ») et son dérivé indigeneity (« indigénéité ») trouvent une résonance péjorative en français, en ce qu’ils renverraient « à la nature, au précédent historique, à la simplicité, à l’égalité et à l’harmonie, mais aussi à l’état de sous-développement, de sauvagerie, de guerre généralisée et de désordre » (Friedman 2009 : 33). Nous leur préférerons donc les termes d’« autochtone » et d’« autochtonie », tels qu’utilisés par exemple au Canada et repris par plusieurs penseurs postcolonialistes francophones.
2 Qui ont été victimes de génocides, de conversions religieuses forcées, d’acculturation, de dépossessions de leurs terres ancestrales en plus d’être encore aujourd’hui marginalisés dans la plupart des sociétés contemporaines dans lesquelles ils évoluent.
3 Comme on peut le voir par exemple dans le livre Returns. Becoming Indigenous in the Twenty-First Century de James Clifford (2013, Cambridge : Harvard University Press).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Ons Barnat, « Thomas R. HILDER, Henry STOBART & Shzr Ee TAN, dir. : Music, Indigeneity, Digital Media », Cahiers d’ethnomusicologie, 32 | 2019, 284-287.
Référence électronique
Ons Barnat, « Thomas R. HILDER, Henry STOBART & Shzr Ee TAN, dir. : Music, Indigeneity, Digital Media », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 32 | 2019, mis en ligne le 01 octobre 2019, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/3716
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page