1Ernst Lichtenhahn est né le 4 janvier 1934 à Davos, dans le canton des Grisons en Suisse, où il a effectué ses écoles primaires et secondaires jusqu’en 1953. A partir de 1956, il suit des études de musicologie, de littérature allemande et d’histoire à l’Académie de musique de Bâle ainsi qu’à l’Université de cette même ville. En 1966, il soutient sa thèse de doctorat intitulée « Die Bedeutung des Dichterischen im Werk Robert Schumanns » (« La signification du poétique dans l’œuvre de Robert Schumann »). Il consacre également des travaux à Richard Wagner et s’occupe d’éditer la correspondance de plusieurs compositeurs classiques ou modernes. Ce travail témoigne d’une réflexion basée sur une approche contextuelle, historique et sociale du fait musical, une réflexion qui l’amène à s’intéresser aux productions sonores extra-européennes. En automne 1969, tout en enseignant comme privat-docent à l’Institut de musicologie de Bâle, il est nommé professeur extraordinaire de musicologie à la Faculté des lettres de l’Université de Neuchâtel, où il succède à Zygmunt Estreicher. C’est un demi-poste rattaché au collège d’histoire et comportant trois heures de musicologie, données dans le bâtiment principal de l’Université, et une seule et unique heure hebdomadaire d’enseignement d’ethnomusicologie au Musée d’ethnographie de Neuchâtel (MEN), qui jouxte l’Institut d’ethnologie de l’Université.
2Le premier cours d’Ernst Lichtenhahn était consacré à l’organologie, il fit connaître à ses étudiants des noms tels que ceux de Mahillon, von Hornbostel, Sachs, Montandon, Schaeffner, Jean Jenkins, et même Geneviève Dournon : la fine fleur de la classification des instruments de musique. Le cours avait lieu dans un local au sous-sol du Musée d’ethnographie, à côté des collections d’instruments de musique et des collections africaines. C’était un atout didactique exceptionnel, et les étudiants en ethnologie et musicologie étaient nombreux à venir se confronter physiquement aux objets musicaux et aux coulisses et réserves d’un musée.
Fig. 1. Ernst Lichtenhahn à l’heure du thé, en compagnie de Altinine ag Arias. In Gall (Niger), août 1980.
Photo François Borel
3En été 1971, il fut invité par Jean Gabus, alors directeur du MEN, à faire partie de la Mission de recherche « Cure salée » au Niger. Le bilan de ce premier terrain est remarquable : deux films de la Télévision suisse romande, dans lesquels Lichtenhahn figure au générique et dont il organisa, dirigea et mit en scène les séquences musicales ; ainsi que plus de deux cents enregistrements de musique touarègue et haoussa et de nombreuses photos qui lui permirent de transmettre son savoir sur leurs musiques et instruments.
4Cette expérience incita Lichtenhahn à dynamiser l’ethnomusicologie, tant au Musée qu’à l’Université : il valorisa ses propres recherches dans le cadre de ses cours et, avec l’aide de ses étudiants, mit en chantier la copie et le catalogage systématique des archives sonores réalisées par Jean Gabus, tout en enrichissant la bibliothèque et la discothèque dédiée à cette discipline.
5En 1973, il présida un congrès du CIMCIM (Comité international pour les musées et collections d’instruments et de musique), division de l’ICOM, qu’il avait invité à Neuchâtel et qui permit à ses étudiants novices engagés dans l’organisation de la manifestation, de rencontrer d’éminents chercheurs, comme le Français Simha Arom, et de faire la connaissance de la très britannique Jean Jenkins.
6Dans les années 1970, l’enseignement de Lichtenhahn, basé sur ses expériences de terrain, était aussi influencé par une approche anthropologique de la musique avec, comme ouvrages de référence, ceux d’Alan Merriam, de John Blacking et de Hugo Zemp, qui reconnaissait d’ailleurs s’inspirer de Merriam dans son approche méthodologique de la Musique Dan. Car à l’époque, il n’existait pas encore de « manuel » ou « pense-bête » d’ethnomusicologie autre que les ouvrages anglo-saxons, dont entre autres la revue Ethnomusicology, et quelques articles importants publiés dans le périodique français Musique en jeu.
Fig. 2. Ernst Lichtenhahn discutant du répertoire d’une joueuse d’anzad avec Ghumar ag Abdusamed. Abalak (Niger), avril 1994.
Photo François Borel
7Par la suite, le thème général de son cours fut « la communication par la musique », complété par l’étude des formes et fonctions dans des sociétés choisies (principalement les Touaregs et les Haoussa). A cela s’ajoutait un fil rouge : « la confrontation des méthodes ethnomusicologiques et d’ethnographie(‑logie) musicale » et, paradoxalement pour un musicologue spécialiste de l’analyse musicale, « une remise en question permanente de nombreuses notions chères à la musicologie, par une approche ethnomusicologique ». De plus, Lichtenhahn a toujours montré un vif intérêt pour des musiques qui, à l’époque, ne faisaient pas partie de l’univers académique de la musicologie, ni de l’ethnomusicologie, comme le jazz et le rock, notamment celui de Frank Zappa dans ses 100 Motels auquel un de ses étudiants consacra son mémoire de licence…
8En 1977, tout en mettant sur pied l’importante exposition « Musique et sociétés » au Musée d’ethnographie, il organisa plusieurs concerts liés à l’exposition : nouba marocaine, gamelan javanais et balinais et théâtre d’ombre wayang kulit, mais aussi musique indienne et turque. En 1980, il obtint un crédit du Fonds national de la recherche pour une mission de trois ans au Niger (musiques des Touaregs et des Haoussa) et passa plusieurs semaines sur le terrain en compagnie de son assistant.
9L’année suivante, après avoir vainement tenté auprès de la faculté des Lettres d’augmenter son poste de professeur pour en faire un enseignement ordinaire, Ernst Lichtenhahn postula à l’université de Zurich qu’il intégra en 1982. A Neuchâtel, si son départ mit fin à la demi-chaire de musicologie, c’est grâce à lui que l’enseignement d’ethnomusicologie de deux heures hebdomadaires fut préservé, désormais intégré à l’Institut d’ethnologie et confié au chargé de cours, auteur de ces lignes.
10A Zurich, où il fut titularisé en 1985 à la chaire ordinaire de musicologie, il réussit aussi à imposer l’ethnomusicologie en tant que branche secondaire de licence avec l’aide d’assistants compétents. Dans la foulée, il créa en 1991 les Archives d’ethnomusicologie (Musikethnologisches Archiv). Le thème général sous-jacent de ses cours et séminaires d’ethnomusicologie demeurait axé sur la problématique épistémologique « ethnomusicologie ou ethnologie musicale ? », que Lichtenhahn poursuivit pendant de longues années, en abordant cette question en allemand par « Musikethnologie ou Ethnomusikologie ». Il donna aussi ponctuellement des cours dans les universités de Bâle et de Berne.
11En 1994, à l’occasion de ses 60 ans, il organisa un séjour de recherche au Niger, où, dans des zones qu’il connaissait déjà, il retrouva les joueuses touarègues de vièle monocorde, constatant que leur répertoire traditionnel était toujours composé d’airs évoquant un passé qui, cependant, ne correspondait plus vraiment aux réalités socio-politiques de l’époque, ni à l’engouement de la jeunesse pour les musiques modernes liées aux idéaux identitaires de la rébellion touarègue. La période choisie pour l’enquête était assez mouvementée, du fait des conflits entre la résistance touarègue et l’armée nationale, et elle fut marquée de quelques moments critiques dans les locaux de la gendarmerie nigérienne, toujours avide de découvrir des motifs de subversion.
12La même année vit aussi la création de la Société suisse d’ethnomusicologie (CH-EM) à partir du Comité national suisse de l’ICTM, sous l’impulsion entre autres, d’Ernst Lichtenhahn, qui en assura la présidence entre 2002 et 2006.
13Professeur émérite en 1999, il poursuivit néanmoins ses activités de chercheur au sein des Archives ethnomusicologiques de l’Université de Zurich, et en 2005, il fut invité à Tamanrasset par une association appelée « Sauver l’imzad » créée et dirigée par une notabilité de la nomenklatura algérienne. Il s’agissait d’un colloque international très fastueux auquel participèrent une trentaine de spécialistes de la musique touarègue. Le but de cette rencontre était en fait d’institutionnaliser la musique de la vièle monocorde touarègue imzad, tout en promouvant le programme politique de la personne en question.
14Parallèlement à ses activités d’enseignement et de recherche (sa bibliographie compte près de 130 publications), Ernst Lichtenhahn fut actif dans de nombreuses commissions et groupes de travail. Il dirigea entre autres pendant plusieurs années la Commission musicale de la ville de Zurich. Il fut aussi président de la Société suisse de musicologie de 1974 à 1995. Et bien entendu, le plus important pour notre discipline, c’est le rôle primordial qu’a joué Ernst Lichtenhahn, en ne cessant de se battre pour la sauvegarde et la promotion de l’ethnomusicologie en Suisse.
Fig. 3. Ernst Lichtenhahn metteur en scène et caméraman.Abalak (Niger), avril 1994.
Photo François Borel
15De ses anciens élèves, étudiants, collaborateurs, collègues et amis, il avait reçu un premier mélange d’hommages, Tradition und Innovation in der Musik, à l’occasion de ses 60 ans, puis Musik denken (Penser (à) la musique), lors de son Emeritus, en 2000, enfin Communicating Music pour son quatre-vingtième anniversaire, en 2015.
16Je peux témoigner ici que la patience, le calme et la sérénité exemplaires de notre professeur, mais aussi son érudition et son esprit malicieux toujours en éveil, ont suscité chez ses étudiants, interlocuteurs et auditeurs, qu’ils soient alémaniques, romands ou nigériens, une écoute attentive doublée d’une grande admiration.