1Présenter Trần Quang Hải le temps d’un entretien n’est pas un exercice facile, tant les facettes de cet étonnant personnage sont nombreuses. Je n’aborderai pas ici sa carrière de musicien, avec ses quelques 3000 concerts ; ni celle de compositeur, avec plus de 200 chansons vietnamiennes. Je ne m’attarderai pas non plus sur les raisons de son succès reconnu par des distinctions telles que la médaille de Cristal du CNRS (1995), le Prix Spécial du khöömii à Kyzyl en République de Touva (1995), le Prix du meilleur joueur de guimbardes de Molln en Autriche (1998) et la médaille de Chevalier de la Légion d’Honneur (2002). Je souhaiterais insister davantage sur la période qui a construit l’ethnomusicologue et musicien que nous connaissons, né le 13 mai 1944 à Linh Dong Xa au Viêt Nam.
2Au début des années 1990, alors que je menais des expériences vocales adolescentes, je suis tombé sur un reportage à la télévision dans lequel un homme, asiatique, présentait une technique vocale étrange dans une démonstration basée sur la mélodie de l’Hymne à la Joie de la 9e Symphonie de Beethoven. Fasciné par ce son, je l’appris en autodidacte, sans me préoccuper de savoir comment cela se nommait, ni d’où cela venait. Des années plus tard en 2003, après être entré à l’Université Rennes 2, et au moment de préparer une recherche pour le Master, je réalisai que mon nouveau tuteur, Trần Quang Hải, n’était autre que cette personne « vue à la télé ». Ce fut le début de nos rendez-vous réguliers au Musée de l’Homme, autour du sonagraphe, mais aussi des enregistrements d’archives dont il s’occupait. Depuis nos premières rencontres, par imprégnation, j’ai suivi son sillon. Si sa pensée ethnomusicologique m’a séduit, j’ai retenu de lui un esprit d’écoute et d’ouverture, un besoin de partager et diffuser son savoir ethnomusicologique le plus largement possible, la nécessité de transmettre de la façon la plus simple et accessible qu’il soit, et la capacité à utiliser le matériau « traditionnel » subtilement dans les processus de création. Même si mon contact intensif avec la Mongolie m’a forgé, la présence de Hai dans ma démarche est permanente. Et pour tout cela, je le remercie infiniment. Au moment où paraissent aux Etats-Unis deux ouvrages rétrospectifs sur ses principaux travaux (2018a et 2018b), puisse cet entretien lui rendre hommage à un tournant de sa vie.
J.C.
Comment es-tu arrivé à la musique ?
- 1 Lire à son sujet l’entretien de François Picard (Picard 1989).
J’ai eu la chance de naître dans une famille de musiciens traditionnels. Je représente la cinquième génération dans ma famille. Depuis mon arrière arrière-grand-père, il y a une évolution. Il était un musicien de cour. Mon arrière-grand-père et mon grand-père étaient des musiciens amateurs dans le sud du Viêt Nam. Mon père, Trần văn Khê1, a couvert tout le Viêt Nam, est allé à l’étranger, et est devenu le plus grand spécialiste de la musique vietnamienne et asiatique de sa génération. Et moi, le cinquième, j’ai eu plus de chance que lui, car je suis parti d’ici avec un bagage de musique classique occidentale, étant sorti diplômé du conservatoire de Saïgon.
J’étais violoniste et j’ai joué du violon pendant dix ans. Après l’accord de Genève en 1954, le Viêt Nam est devenu plus indépendant. On a créé le premier conservatoire de musique en 1955, en faisant revenir au pays des musiciens qui s’étaient formés en France, en Amérique, etc., pour constituer un noyau de professeurs. J’en ai été le tout premier élève ! Le directeur était un ami de mon père en France. En revenant, il m’a proposé de devenir élève. Comme mon père n’était pas là et que ma mère s’intéressait beaucoup à la musique classique occidentale, elle m’a forcé à suivre cet apprentissage. J’ai appris le violon car c’était facile à transporter. Mon père m’avait envoyé un tout petit instrument. Je l’ai travaillé de 1955 à 1961.
Sorti du conservatoire, je suis venu en France fin 1961 retrouver mon père qui m’a accueilli après treize ans de séparation. Il avait quitté le Viêt Nam en 1949. Je lui ai dit que j’aimerais bien devenir violoniste. Mon père, qui ne voulait pas me forcer, a organisé une rencontre avec son ami Yehudi Menuhin. Après m’avoir entendu jouer, celui-ci me dit : « Tu ne joues pas mal. Mais on n’a pas besoin d’un violoniste vietnamien en Europe. On a besoin d’un maître de musique vietnamienne ! Or tu as un père illustre, détenteur de la tradition vietnamienne ! Pourquoi n’irais-tu pas travailler avec lui ? »
Je ne connaissais rien de la musique vietnamienne. Mon père nous avait quittés quand j’avais cinq ans. Je n’avais rien entendu de cette musique auparavant. Ma mère m’achetait des disques de musique classique : Beethoven, Schubert, Mozart… Et elle me donnait de l’argent pour assister à des concerts. Je détestais la musique vietnamienne ! Après cette rencontre, j’étais très triste et je suis rentré à la maison. Pendant quelques semaines, j’ai beaucoup réfléchis et finalement, un jour, j’ai frappé à la porte de la chambre de mon père pour lui demander de m’accepter comme disciple.
Après dix années à suivre ses cours, il a créé le Centre d’Etudes de Musique Orientale (CEMO) à Paris. Il en était le directeur et il y enseignait la musique vietnamienne. Il y avait des cours de musique d’Inde du Sud avec Nageswara Rao à la vina, de musique iranienne avec Djamchid Chemirani au zarb, et de musique chinoise avec Cheng Shui Cheng à la vièle nan hu. Pendant une année, je n’ai appris que la musique d’lnde. Pendant une autre année, c’était la musique iranienne. J’ai appris le zarb.
- 2 Trần Quang Hải passera notamment trois années auprès du compositeur Nguyễn Văn Tu’ò’ng dans le stud (...)
Pour moi, afin de devenir un bon musicien, il faut connaître à la fois la théorie et la pratique. La théorie permet d’avoir l’idée de ce qui se passe dans la tradition, et la pratique est là pour sentir. Quand on te dit que c’est tel mode, avec telle nuance, tu le sens. Tu dois écouter, jouer, et comme ça tu mets ton âme dans la musique. Il ne s’agit pas d’écouter avec la tête, mais de vibrer avec le cœur ! C’est très important. Quand on devient ethnomusicologue, on laisse souvent tomber la pratique musicale. Moi j’ai eu la chance de faire les deux, mais aussi de découvrir la musique électro-acoustique2 et de m’adonner à la création. Pour moi la tradition n’existait pas. En tout cas, je ne la respectais pas. Avec la musique vietnamienne, j’ai bien appris la tradition, mais je voulais faire autre chose. J’étais trop jeune pour comprendre l’importance de la conserver.
J’ai appris et travaillé très vite. Je n’avais pas beaucoup de temps à la maison. Je travaillais dans le métro, par mémorisation. Quand je jouais le tambour j’en reprenais les gestes. Pareil pour la musique vietnamienne, je n’avais pas d’instrument avec moi, alors j’apprenais par cœur la mélodie avec les noms des notes en vietnamien, et je la retrouvais sur l’instrument ensuite. Je me suis imprégné ainsi de la théorie.
Certaines personnes te connaissent plus en tant que musicien, comme joueur de guimbarde, d’autres pour ta participation à des musiques de films, ou encore à travers la voix de Nono le robot dans le dessin animé Ulysse 31. Faisais-tu cela pour gagner de l’argent dans un contexte où tu devais trouver des solutions pour vivre à ton arrivée en France ? Je suppose que tout cela n’est pas arrivé par hasard.
Mon père travaillait à mi-temps au CNRS. Il ne gagnait pas beaucoup. Il travaillait le soir comme animateur dans les cabarets et restaurants vietnamiens. Il était acteur et doublait aussi les films. Un jour, il m’amena avec lui. On cherchait quelqu’un pour dire quelques mots avec un accent asiatique. Alors j’ai fait un essai. A l’époque on gagnait 100 francs par phrase. Je restais parfois toute la journée pour dire une seule phrase !
J’ai commencé à doubler des comédiens. J’ai rencontré des compositeurs. Je savais jouer des instruments asiatiques. Mais on me demandait de jouer avec mes instruments vietnamiens pour illustrer des films sur le Japon, la Chine, alors je réajustais ma cithare đàn tranh. J’ai rencontré et travaillé ainsi avec Philipe Sarde, Vladimir Cosma, Maurice Jarre, Jean-Claude Petit… Dans le film Banzaï avec Coluche (1983), Le Grand Blond avec une chaussure noire (1972), Le Distrait (1970)… En utilisant le monocorde, la cithare, les cuillères, la guimbarde, le chant diphonique… J’ai participé à une vingtaine de films.
En 1970, mon père m’a demandé de devenir assistant répétiteur au CEMO. Je donnais des cours et, pendant ce temps, je commençais à apprendre d’autres traditions. C’est le mélange de plusieurs traditions qui m’a donné ensuite l’idée de faire de la musique électro-acoustique.
À cette époque du CEMO, ton père t’avait conseillé de consacrer une année entière pour apprendre chaque tradition musicale qui y était enseignée. En dehors des contextes du violon et du Viêt Nam qui t’étaient familiers, quelles leçons as-tu tirées de ces contacts avec d’autres cultures ?
3Sur le plan musical, c’est Yehudi Menuhin qui m’a complètement réorienté en m’incitant à retourner aux sources et à devenir le successeur de ma famille dans la musique traditionnelle vietnamienne.
A Paris, je profitais du passage des musiciens indiens, comme Ravi Shankar, qui était un ami de mon père. Je l’appelais « tonton ». Il y a eu aussi Ali Akbar Khan et les frères Dagar…
Une fois, Ravi Shankar est venu sans joueur de tampura et m’a demandé de venir en jouer derrière lui. Là aussi, il faut connaître leur musique, sinon tu déranges les musiciens. C’était avant d’enter au CNRS, en 1965-66. J’ai été aussi avec Bismillah Khan le joueur de hautbois shehnai, Chatur Lal au tabla, Sharan Rani la joueuse de sarod. Dans les années 1960 on ne trouvait personne pour jouer du tampura. Sharan Rani m’a demandé de l’accompagner une dizaine de fois en tournée. Il faut porter le costume indien, rester calme, assis, derrière. Il faut apprendre les gestes, c’est très important.
Et après l’Inde ?
En 1967, mon père m’a acheté un zarb et j’ai appris avec son élève Djamchid Chemirani. Je voulais apprendre pour comprendre, pas pour devenir musicien. C’est impossible, car en jouant beaucoup d’instruments, on ne peut pas devenir un très bon musicien. Ensuite, j’ai étudié la musique instrumentale iranienne en écoutant les disques. Puis, j’ai rencontré tous les grands maîtres de musique de l’époque : Faramarz Payvar au santur, Hassan Nahid au ney, Hossein Tehrani au zarb, le maître de Chemirani, qui m’a considéré comme son fils… C’est grâce à cela que je suis allé avec mon père au festival de Chiraz en 1970, jouer devant la Shabanou3. J’ai pu visiter l’Iran à cette époque. J’étais vacataire au CNRS, j’avais du temps.
Fig. 1. Trần Quang Hải et son père Trần văn Khê, Festival des arts Chiraz-Persepolis, Iran, 1970.
Photo D.R., archive personnelle T.Q.H.
Après ça a été la Chine, en 1967. Cheng Shui Cheng est arrivé en France et a demandé à mon père d’être le répétiteur de musique chinoise au CEMO. Il jouait de la vièle erhu et du luth pipa… Il voulait aussi faire une thèse avec mon père. Je me suis inscrit à son cours car je connaissais la vièle vietnamienne đàn cò et je voulais connaître le jeu de la vièle chinoise. Ensuite, j’ai commencé à travailler au Musée de l’Homme et j’ai appris le gamelan en parallèle. L’ambassade d’Indonésie était située non loin de là, dans le 16e arrondissement. Il y avait deux jeux de gamelan sur place, et un bon musicien l’enseignait lors de ses passages en France. J’ai suivi quelques mois de cours. Puis j’ai travaillé avec Geneviève Dournon pour apprendre la musique javanaise et ses règles de base.
J’ai découvert la guimbarde en 1965. Je ne la connaissais pas et ne l’avais jamais vue au Viêt Nam. Tous les mardis après-midi, il y avait une réunion du GAM (Groupe d’Acoustique Musicale) chez Emile Leipp. J’ai pu assister à une présentation de John Wright sur les harmoniques de la guimbarde. Je lui ai demandé de m’expliquer comment jouer. Après cinq minutes, le son sortait ! Il m’a donné ma première guimbarde, une ordinaire, que l’on trouve dans toutes les boutiques.
En 1968, j’ai rencontré le joueur de cuillères Roger Mason. J’en jouais déjà au Viêt Nam. Chaque semaine à la Vieille Grille à Paris, il y avait quatre musiciens qui jouaient : Mason, Wright, Steve Waring et moi. On recevait 10 francs pour les quatre, de quoi acheter nos tickets de métro. On se retrouvait et on commençait à travailler les cuillères en duo.
En 1969, John Wright et Catherine Perrier ont créé le folk club Le Bourdon et lancé le folk revival. Pendant plusieurs années, tous les lundis soirs, on organisait une soirée. On y a vu les sœurs Goadec, les frères Morvan, entendu de la vielle à roue, etc. On y faisait le bœuf.
Je voudrais une précision sur le Centre d’Etudes de Musique Orientale. En dehors de la pratique, je suppose qu’il y avait aussi une activité de recherche.
De temps en temps il y avait un séminaire d’une journée entre les professeurs et les élèves. Si, après quelques mois de pratique, on avait des questions, c’était l’occasion de demander aux maîtres, et mon père dirigeait tout cela. Le CEMO était financé, rattaché à l’Institut de musicologie, et le professeur Jacques Chailley en était le président d’honneur. Il y avait une équipe de patronage avec les grandes personnalités du monde artistique et politique du moment. Les élèves suivaient les cours gratuitement. Mon père était déjà salarié. Chemirani était étudiant, comme d’autres… On faisait cela entre nous. Si certains voulaient des cours privés, alors ils payaient.
Ton contact avec la tradition s’est fait avec ton père.Quel était ton rapport à la tradition ? Et, depuis le Viêt Nam, comment les musiciens percevaient-ils cela ?
Mon premier contact était avec la musique occidentale. Je n’avais pas de connaissances solides. Mais j’ai fréquenté plusieurs courants musicaux : l’Inde, l’Iran, la Chine, la musique moderne, le folk, le contemporain… J’avais appris le théâtre traditionnel avec la voix de fausset, les voix de récitants japonais de gidayu bushi dans le théâtre de marionnettes bunraku, la voix rauque, la voix de nez… Tout cela m’a donné envie de faire une sorte de musique bizarre, improvisée et aléatoire. Je ne faisais jamais la même chose à chaque représentation. La tradition n’était pas conservée et mon père m’a critiqué, car selon lui, il fallait respecter la tradition. Chaque fois que je jouais avec lui, je m’y pliais. Mais quand je jouais avec d’autres, je sortais de la tradition.
Fig. 2. Trần Quang Hải en duo avec sa femme Bạch Yến, Chamber Music Festival, Kuhmo, Finlande, 1982.
Photo D.R., archive personnelle T.Q.H.
- 4 Avec le disque Viêt Nam/Tran Quang Hai & Bach Yen.
Plus tard, j’ai fait du free jazz avec des cris, des hurlements. Mon père avait amené un grand professeur vietnamien écouter un concert… Ils sont partis après l’entracte ! Mon père a dit au Viêt Nam que j’étais fou, que je n’étais plus dans la tradition, que je l’avais trahie. Pour lui, j’étais un cheval égaré dans la nature. Alors petit à petit, je suis retourné à la tradition. Je l’ai retrouvée en 1978 avec la rencontre de Bạch Yến, qui est devenue mon épouse. Je commençais à lui donner des cours. Elle était très connue dans la musique de variétés. Elle était depuis douze ans en Amérique, et venait passer ses vacances en France. Je l’ai introduite dans mes tournées, on a joué dans le monde entier. Elle était très expérimentée dans la mise en scène. A l’époque, je portais des jeans et des sabots suédois, comme tous les folkeux. C’est elle qui m’a dit de porter la tunique vietnamienne et de faire le salut traditionnel sur scène… On a donné plus de 1500 concerts scolaires dans le monde. A partir de là, j’ai commencé à faire des disques de musique traditionnelle. En 1983, nous avons obtenu le grand prix du disque de l’Académie Charles Cros4.
Fig. 3. Trần Quang Hải jouant de la guimbarde, département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme, Paris, janvier 2009.
Photo Bernard Dupaigne
Tes rencontres musicales à Paris t’ont permis de toucher à des expérimentations surprenantes pour l’époque, jusqu’à l’avant-garde. Dans le développement de ta pratique musicale, qu’est ce que tout cela t’a apporté ?
- 5 Cf. le disque La guimbarde de John Wright (1971). Invité sur ce disque, Trần Quang Hải joue un acco (...)
Tout ce que j’ai appris a pu être intégré dans des pratiques différentes. Aux cuillères par exemple, je me suis inspiré des roulements du zarb pour créer un effet identique. A partir de la guimbarde, j’ai repris l’utilisation de la bouche comme résonateur pour en faire de même avec les cuillères. A la cithare vietnamienne, j’ai inventé la manière de jouer des harmoniques. Cela existait au monocorde mais ne se faisait pas sur la cithare. De même à la guimbarde, j’ai été le premier à introduire le rythme5. Toutes les choses actuellement sont axées sur le rythme, tous les joueurs de guimbarde le font. J’ai aussi introduit la guimbarde vietnamienne đàn môi qui n’était pas encore connue, en y intégrant des techniques inédites.
Comment es-tu arrivé à l’ethnomusicologie ?
Quand je suis arrivé en France fin 1961, je me suis inscrit en musicologie à la Sorbonne. Il y avait une affiche sur l’Ecole des Hautes Etudes présentant l’ethnomusicologie. Mon père et moi nous sommes inscrits chez Claudie Marcel-Dubois. Mon père était déjà professeur de musicologie orientale à la Sorbonne. Il avait soutenu sa thèse en musicologie en 1958 sous la direction de Jacques Chailley. Tout en enseignant les musiques asiatiques, il s’était formé à l’ethnomusicologie. Il y avait aussi Lucie Rault, Hugo Zemp… J’ai commencé à étudier l’ethnomusicologie en 1963. Plus tard, j’ai fait partie des fondateurs de la SFE en 1983.
- 6 Trần Quang Hải a été rattaché au Musée des Arts et Traditions Populaires de 1968 à 1987.
En 1965, Gilbert Rouget a remplacé André Schaeffner au Musée de l’Homme et créé une équipe de recherche. J’y suis entré en 1968 car j’étais son étudiant. Je suivais son cours de méthodologie. Un jour, alors qu’il cherchait quelqu’un pour s’occuper des archives sonores, il s’est tourné vers mon père, qui m’a recommandé car je cherchais du travail. Il m’a pris en tant que vacataire. Après trois mois d’essai, il m’engagea et je devins collaborateur technique, comme Bernard Lortat-Jacob qui faisait la même chose chez Claudie Marcel-Dubois. Il me confia donc les archives et me demanda d’en établir l’inventaire. Le mardi, j’aidais Claudie Marcel-Dubois en enregistrant ses cours au Musée des ATP. Elle me demanda aussi d’animer des séances d’écoutes à partir des nouveaux disques parus6.
Comment s’est passé ce rapport avec l’équipe du Musée de l’Homme ? Avais-tu la liberté de faire tes propres recherches ?
Quand j’avais fini de m’occuper des archives sonores, je pouvais faire ce que je voulais. Je montais des exemples sonores pour les cours de Mireille Helffer, Miriam Rovsing Olsen ou Pierre Sallée. Quand Rouget a pris connaissance de mon premier article sur le chant diphonique (1980), il m’a testé en me demandant de faire des transcriptions pour Un roi africain et sa musique de cour (Rouget 1996). Pendant douze ans, j’ai travaillé avec Rouget : deux heures de transcription par jour pour ce livre ! Après quatorze ans, le livre est sorti et a obtenu le grand prix de l’Académie Charles Cros en littérature musicale.
Ta position en France a-t-elle influencé la musique et la recherche au Viêt Nam ?
J’ai trois élèves en guimbarde au Viêt Nam. Ils jouent mieux que moi maintenant. Il y a d’autres joueurs, mais cela n’est pas considéré au pays. C’est moi qui ai fait revivre cette pratique. J’ai demandé à l’Institut vietnamien de musicologie d’organiser un mini-festival de guimbarde avec des rencontres et une dizaine de joueurs internationaux. J’ai invité un groupe techno pour montrer l’évolution de la tradition, ce qui répondait aux souhaits des jeunes.
- 7 Ces deux émissions intitulées « Tran Quang Hai in Hanoi » et « Tran Quang Hai in Saigon », tirées d (...)
En 2002, la BBC m’a contacté pour faire deux programmes d’une heure sur la situation de la musique au Viêt Nam, alors que je n’avais pas vu mon pays depuis quarante ans. J’étais indésirable au Viêt Nam, car j’avais aidé les boat-people. Même si la BBC était bien vue par l’Ambassade du Viêt Nam, on refusa de me délivrer un visa. Alors la BBC a voulu annuler l’émission. L’Ambassade a écrit au Ministère de l’Intérieur. Le Ministre de l’Intérieur a fini par envoyer un visa exceptionnel pour moi. Nous sommes donc allés là-bas. Le pays y voyait son intérêt7.
J’ai soutenu de jeunes chercheurs vietnamiens pour les faire entrer à l’ICTM en tant que membres. J’assurais aussi leur traduction pour la partie discussion lors des congrès. Aujourd’hui, après quinze ans, ces jeunes commencent à bien parler l’anglais et sont autonomes. Désormais, cinq personnes de l’Institut de musicologie du Viêt Nam sont membres de l’ICTM. En 2010, ils ont organisé pour la première fois au Viêt Nam la réunion de deux Study Groups, sur les musiques et les minorités et sur l’ethnomusicologie appliquée. Ils font beaucoup de films et d’articles et ils ont maintenant un site internet en anglais et en vietnamien.
- 8 Sa carrière d’ingénieur au CNRS s’étend de 1968 à 2009, année de sa retraite. En parallèle il a été (...)
Je voudrais que tu expliques pourquoi et comment tu as choisi d’étudier le chant diphonique dans tes premières années au CNRS8. Est-ce que tu t’intéressais déjà aux voix d’Asie, ou cela est-il venu d’une fascination pour cette technique vocale à la première écoute ?
J’avais déjà travaillé le chant dhrupad de l’Inde en 1964, puis la voix de fausset dans le théâtre traditionnel vietnamien. J’ai rencontré un maître japonais pour le théâtre de marionnettes bunraku. J’avais travaillé aussi la voix de gorge et la voix tibétaine.
Roberte Hamayon a déposé ses enregistrements au Musée de l’Homme en 1969. Je les ai écoutés. Elle est revenue deux semaines plus tard et m’a demandé si j’avais remarqué quelque chose de particulier dans la musique vocale. Elle m’expliqua qu’il y avait une personne qui chantait avec deux voix en même temps. Je n’avais jamais entendu cela. Nous réécoutions ensemble et je n’entendais que « ou » (un bourdon) et ensuite quelqu’un qui sifflait. Elle me dit que c’était une seule personne qui produisait ces deux sons simultanément. Je ne la croyais pas ! J’ai réécouté et copié cet extrait, et je l’ai écouté des dizaines de fois sans n’y rien comprendre. J’ai ramené cet extrait à Emile Leipp pour lui demander si c’était bien vrai, qu’une seule personne puisse produire deux sons en même temps. Il m’a dit : « C’est formidable ! ». En regardant au sonagraphe, il voyait qu’une seule personne réalisait un bourdon et une mélodie d’harmoniques.
Un jour que je rentrais chez moi, dans un embouteillage sur le périphérique, je chantais pour me calmer. J’ai entendu un sifflement dans la voiture et compris qu’il provenait de la position de ma langue dans ma bouche, mais je n’y ai pas prêté attention. J’ai gardé ma langue dans la même position pendant tout le trajet. En rentrant à la maison, ma femme m’a vu avec la langue collée au palais… C’est ainsi que je produisais les harmoniques. Nous avons alors pris une cassette pour enregistrer.
Le lendemain, je suis allé voir Leipp et lui ai fait écouter cette cassette. Lorsqu’à sa demande, j’ai essayé de reproduire cet effet, je n’y arrivais plus. Je retrouvais le son, mais sans arriver à moduler.
- 9 Il s’agit d’un exercice de modulation des lèvres passant du « o » au « u » puis au « i » permettant (...)
J’ai passé encore deux ou trois mois à travailler sur l’exercice de prononciation « o-u-i »9, tout en commençant à me documenter sur le sujet. Des gens avaient déjà écrit sur le chant de gorge. Au département, on a acheté un sonagraphe. J’ai pu produire des traces, et en 1975, j’ai écrit un article dans le Bulletin du Centre d’Etudes de Musique Orientale. Puis en 1977, un Japonais est venu et m’a demandé d’écrire un article sur le chant mongol pour un festival qu’il organisait. J’ai demandé à Denis Guillou, l’ingénieur du son du Musée des ATP, d’expliquer les choses techniquement. Ensuite, nous sommes allés voir Michèle Castellengo, qui a fait des mesures sur le sonagraphe. Puis, nous avons écrit un article sur les recherches expérimentales sur le chant diphonique, publié dans le livre Musical Voices of Asia en 1980. C’était mon premier article de recherche important. Dix ans plus tard, en 1989, sortait le film Le Chant des Harmoniques. A partir de là, j’ai été fortement sollicité pour participer à des congrès et donner des ateliers. Des phoniatres m’ont également proposé de faire des nasofibroscopies, etc.
En 1987, Hugo Zemp, après avoir écouté ce que je faisais depuis des années, m’a proposé de tourner un film avec lui. On commença à se voir et à définir ce qu’il fallait faire. D’abord, on envisageait un film pédagogique : un premier volet sur l’origine, la pratique, puis l’analyse spectrale. Mais tout le monde nous reprochait de préparer une sorte de collage. Et Hugo a refait le scénario. On y a travaillé jour et nuit et le film a été achevé début juillet 1989 et présenté le 12 du mois à l’ICTM. Ce film a reçu un accueil exceptionnel, à tel point qu’il a même pu être rentabilisé !10.
Par la suite, le Laboratoire d’ethnomusicologie a eu pour projet le coffret Les Voix du Monde en trois CDs (1996). On m’a demandé d’en faire la sélection musicale. J’y ai passé des mois. Au départ j’avais 20 heures de sélection, puis on a réduit à 10 heures, puis 5 heures, puis 3 heures et 30 minutes au final. Le livret a été rédigé par Gilles Léothaud, Bernard Lortat-Jacob et Hugo Zemp ; c’est Jean Schwarz qui a réalisé le travail technique, et moi l’analyse spectrale. On a fait un livret de 190 pages et une sélection de documents très importants. C’est Le Chant du Monde qui a conservé les originaux. Aujourd’hui, le disque est épuisé, mais est accessible en ligne sur la base d’archives du CNRS11.
Fig. 4. Le diphoneur Ganbold Taravjav et Trần Quang Hải, lors du tournage du film « Le chant des harmoniques » et de la programmation « Musiques rares de Mongolie », Maison des cultures du monde, Paris, 1988.
Photo D.R.
Fig. 5. Trần Quang Hải et le sonagraphe au département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme, au cœur des archives sonores, Paris, 2007.
Photo Trân Quang Ha
Tu fais des interventions sur le chant diphonique et la musique du Viêt Nam pour des publics très divers. Tu as contribué à diffuser à très grande échelle l’image d’une ethnomusicologie qui se situe entre recherche, pratique et médiation scientifique. Cela vient-il d’un héritage de la vision de ton père sur la discipline ? Ou l’as-tu développée par toi-même en découvrant au fur et à mesure ce qu’était pour toi l’ethnomusicologie ?
Je dois beaucoup à mon père pour la connaissance, la transmission et la communication. Il m’a dit que si je pouvais me faire comprendre des enfants, je réussirais. C’est mon père qui m’a enseigné la musique et la théorie. J’ai appris cela de lui : si l’on veut connaître la tradition, il faut connaître la théorie et la pratique, mais sans chercher à innover. Personnellement, je vois les choses différemment. On ne peut plus faire comme si l’on vivait il y a 100 ou 200 ans… Il faut développer la musique, la moderniser, sans trahir la tradition. Et pour cela, il faut bien la connaître. La musique vietnamienne est monodique. Si tu y mets de la polyphonie, ce n’est plus de la musique vietnamienne. C’est comme si tu faisais un plat vietnamien en mettant du beurre dans la sauce… On perd le goût ! Ce n’est pas ça. Il vaut donc mieux emprunter dans les cultures voisines. Tu peux par exemple chercher des idées dans la musique indienne car, comme dans la musique vietnamienne, on y retrouve le prélude improvisé. Tu dois bien connaître l’échelle, les ornements spécifiques. Tu peux changer les phrases mais tout en restant dans le mode, sans sortir de l’échelle. Là, ça marche ! Dans ce cas, tu ne trahis pas ! Si tu enrichis la tradition avec discernement, c’est très bien. Et là tu peux intéresser les jeunes. Car ils s’intéressent beaucoup à l’improvisation.
Je comprends que ton rapport à la tradition est une manière de concilier les approches orientale et occidentale. Cela se retrouve dans tes activités de recherche, de pratique et de médiation. Comment résumerais-tu ta méthode ?
Ma méthode, c’est que tout dépend du public. Tu présenteras la même chose mais de différentes manières selon ses réactions et son degré de compétence. Pour les enfants par exemple, je prendrai des choses simples et je choisirai des choses plus compliquées pour les adultes.
L’apport de l’Occident est très important. En Orient on écoute le maître : c’est la tradition orale, mais cela prend du temps. En Occident, on ne peut pas consacrer trois ou quatre ans pour l’apprentissage, alors on a recours à des partitions. Elles donnent une ossature, elles constituent un aide-mémoire. J’en donne à chaque élève comme base. Ensuite, je demande à chacun de faire des variations à partir de cela. Comment imaginer et créer des mélodies sur la base de ce leitmotiv ? Ce qui est important, c’est d’aider.
Le but de l’échange est d’enrichir, pas d’appauvrir. On peut faire des choses intéressantes. Dans un jardin, on dit que la rose est la plus belle des fleurs. Mais, pour faire ce jardin, il faut aussi des lotus, des herbes sauvages et d’autres variétés.
- 12 Professeur invité par les universités et musées dans plus de cinquante pays.
Tu as été reconnu pour une large diffusion de ta recherche12. Sur le plan international, il y a aussi ton implication active au bureau de l’ICTM ?
J’en suis membre depuis 1977. J’ai été douze ans membre du bureau et pendant quatorze ans agent de liaison, jusqu’en 2004, soit vingt six ans au total. En 2005, en Angleterre, je me suis présenté comme membre du bureau car depuis Marcel-Dubois, qui avait été vice-présidente pendant dix ans, la France n’y avait pas de représentant. J’ai été élu de 2005 jusqu’à 2011. J’ai renouvelé ma candidature et suis resté au bureau jusqu’en 2017.
Lors des congrès de l’ICTM, j’ai fait beaucoup de workshops destinés aux chercheurs pour leur faire découvrir le chant diphonique par l’apprentissage. A chaque fois, trente à quarante personnes les suivaient. Tout le monde chantait !
Fig. 6. Rencontre avec les maîtres mongols au cours des répétitions pour la tournée de sortie du disque Une Anthologie du khöömii mongol.
De gauche à droite : Amartüvshin Baasandorj, les mains de Sengedorj Nanjid, Tserendavaa Dashdorj, le manager Otgonbaatar-Tsend-Ochir, Johanni Curtet, Trần Quang Hải, Davaajav Rentsen, Odsüren Baatar. Le Mans, La Fonderie, 2016.
Photogramme de Jean-François Castell, tiré des rushes du film Voyage en Diphonie.
Tu as grandement contribué à diffuser la connaissance et éveiller la curiosité autour du chant diphonique au niveau international. Personne d’autre n’a fait ce que tu as fait à cette échelle. Au point que je rencontre parfois des personnes qui pensent que les Viêt Namiens pratiquent aussi le chant diphonique traditionnellement, même si tu l’as toujours démenti. En tant que chercheur, tu as émis des hypothèses sur d’éventuelles applications thérapeutiques, en lien avec le chamanisme, etc. C’était des questionnements de chercheur, mais le courant new age a pris cela pour argent comptant. Tu as conscience de ce phénomène et tu le critiques. Quand on est passeur d’une recherche et d’une tradition, comment veiller à ce que les choses puissent être transmises dans le respect de la culture ? Et avec le recul, quel est ton regard sur la diffusion de cette technique vocale dans le monde ?
- 13 Pratique de chant diphonique profond et rauque à double bourdon.
Il y a de bonnes et de mauvaises choses. Les bonnes choses : beaucoup de gens s’y intéressent pour l’utiliser dans des créations contemporaines. Les mauvaises choses sont l’application du chant diphonique dans les recherches ésotériques. Les Mongols et les Touvas n’ont jamais eu cette idée de faire une thérapie ou un massage sonore avec cette technique vocale ! Tout cela a été inventé par les Occidentaux, qui y ajoutent le didgeridoo, le bol tibétain, et font vibrer tout cela avec des harmoniques sur le corps des gens. Ils disent qu’il y a des relations entre les harmoniques et la voix tibétaine par exemple, mais ils n’ont pas compris comment cela est produit et ignorent d’où cela vient précisément. De même, entre la voix grave du bouddhisme et le kargyraa13 des Touvas, c’est différent. Depuis 1969, j’ai été parmi les premiers à mettre en ordre les écrits sur le sujet, sans entrer dans le détail des aspects ethnologiques, mais sur la production du son, car je n’ai jamais eu un apprentissage comme toi. Quand tu le fais, c’est avec la vraie tradition. Moi je ne chante pas la vraie tradition, je ne fais que ce que je sais faire.
Je ne peux pas refuser d’aider les gens qui me sollicitent. J’ai la clef, mais c’est à eux d’ouvrir les portes. Certains travaillent sur la résonance dans le corps, et ensuite ils font n’importe quoi. Ils doivent être responsables de ce qu’ils font. Un stagiaire m’a même demandé comment devenir chamane en Mongolie ou à Touva. Il ne savait pas que les chamanes sont sélectionnés en fonction de leurs qualités et qu’ils suivent ensuite un apprentissage très dur. Tu ne peux pas passer trois ou quatre mois là-bas et dire que tu es chamane ! Dans ce genre de cas, je ne peux pas intervenir, chacun a la liberté de faire ce qu’il veut. Mais en tant que scientifique, je ne veux pas devenir gourou, je suis très bien au CNRS !
Je voudrais revenir sur ton activité de pédagogue. Peux-tu me parler de tes différentes expériences ?
Pour la transmission sur le plan pédagogique, j’ai commencé par des mini-concerts. Je me suis demandé : comment faire comprendre avec des mots simples ce que je fais. Il n’y a que les enfants pour cela ! Comment, en 40 minutes, peut-on expliquer les instruments, le chant, mélanger avec des jeux pour faire rire et expliquer la technique ? J’ai contacté les Jeunesses Musicales de France. Et j’ai travaillé avec cet organisme pendant douze ans, avec environ 600 concerts scolaires. Je suis aussi allé chaque année deux à trois semaines en Norvège pendant trente ans pour des interventions du même type.
- 14 Musiques du monde (1993). Lire le compte-rendu de Laurent Aubert dans les Cahiers d’ethnomusicologi (...)
Suite à cela, Michel Asselineau m’a contacté pour travailler avec les éditions Fuzeau. Il avait un projet de livre sur les instruments du monde14 et me proposait de faire la partie organologique. J’ai sélectionné les instruments, les ai décrits et choisi les enregistrements et lui se chargeait de la partie historique. Le projet n’a pu se faire avec Le Chant du monde, pour des raisons économiques. Pourtant, une grande partie des enregistrements provenait de la collection du Musée de l’Homme et du CNRS. Nous nous sommes alors tournés vers le label Playasound, mais cette solution était moins bonne. J’ai pu sélectionner 78 exemples sonores. Le livre a reçu le soutien du ministère de l’Education nationale et a été diffusé dans toutes les écoles. Il a été traduit en anglais, en allemand et en espagnol.
Tu as donné de nombreux stages de chant diphonique ou de guimbarde et de cuillères. Selon toi, qu’est-ce qui est le plus important à transmettre ?
Tout dépend de l’objectif de chaque stage : à chaque fois l’approche change selon que le stage est pour débutants ou avancés. Je corrige chaque personne et tout le monde doit travailler plus tard. Cela ne sert à rien de suivre des cours sans fournir de travail personnel. Seules comptent la persévérances et la passion ! Si l’on ne travaille pas, même avec le meilleur maître du monde, on n’y arrive pas !
Tu as toujours transmis avec beaucoup d’enthousiasme, ce qui donne envie d’aller vers l’ethnomusicologie. C’est ce qui s’est passé pour moi quand je t’ai vu en concert avec ta femme à Rennes en 2003, et plus tard en stage. Quels conseils donnerais-tu à un futur apprenti ethnomusicologue ?
Jusqu’à présent, quand tu commences à étudier l’ethnomusicologie, il y a deux directions que tu peux prendre : l’étude interne et l’étude externe.
Externe : tu fais comme les musicologues, tu es en dehors de la tradition, tu es observateur. Tu viens, tu vois, tu écoutes, tu enregistres, et tu rentres chez toi, au laboratoire, pour analyser selon tes connaissances théoriques. Tu publies sur cette musique, sans entrer dans le détail, car tu ne connais pas la langue. Cela ne t’intéresse pas. Tu ne défends pas la tradition.
Interne : tu choisis le terrain, tu apprends la langue, tu restes pendant un an ou plus, tu fais comme les gens, et en rentrant ici, tu défends cette tradition. Tu deviens un spécialiste.
Moi je suis une troisième voie : celle des recherches appliquées. J’étudie une tradition et je vais tenter de la comprendre et la transmettre en pratique plus largement. Cette tendance se développe de plus en plus et donne des résultats intéressants. Je ne le fais pas pour moi. Souvent, les chercheurs gardent jalousement leurs connaissances de terrain : c’est « mon » peuple, « mon » ethnie. Il ne faut pas marcher sur leur territoire. Cela crée des jalousies quand on travaille sur le même terrain. Je fais une sorte de vulgarisation de la recherche et de la musique, pour rendre les choses disponibles pour tout le monde. J’accepte de participer à plusieurs congrès qui ne sont pas de notre discipline : en médecine, en création, composition, avec des gens qui n’ont rien à voir avec l’ethnomusicologie. Chacun me pose des questions et je cherche dans ma tradition des questions sur lesquelles on pourrait discuter et échanger. Ainsi, j’ai suivi une année d’anatomie de la voix pour mieux comprendre et communiquer avec des phoniatres qui m’interrogeaient. D’autre part, pendant une année scolaire, tous les samedis matin, j’ai suivi le cours d’analyse acoustique de Leipp. Il a même fait un bulletin du GAM sur moi en 1971, et c’est là qu’il a inventé le terme de « chant diphonique », repris par la suite par Gilles Léothaud et moi-même.
Pour devenir un bon ethnomusicologue, tout d’abord, il faut que tu soies musicien. Pas dans le but de devenir professionnel, mais d’apprendre à jouer un instrument, pour le sentir. D’autre part, il faut connaître la langue, en plus de l’anglais.
Fig. 7. Portrait, lors de mon entretien chez Trần Quang Hải, Limeil-Brévannes, 17/01/19.
Photo Johanni Curtet.
J’ai beaucoup d’élèves, et j’ai réalisé tout ce que j’ai rêvé de faire quand j’étais enfant : écrire dans le dictionnaire, jouer dans les films, faire des films, recevoir des distinctions. Si je survis, c’est la récompense de Dieu. Après soixante ans, au Viêt Nam, on passe un cycle de vie. J’ai donc quinze ans de bonus pour l’instant ! Je n’ai pas de tristesse ni d’angoisses. Si je donne des cours ou des spectacles, je donne toute ma force. C’est là que j’oublie la maladie. Mais ce n’est pas la fin !