- 1 « Transfert culturel », notion théorisée par les historiens Michel Espagne et Michael Werner (Espag (...)
1Les déplacements de populations, surtout lorsqu’ils sont de grande ampleur (massifs et sur la longue durée), génèrent des transferts culturels1 dont les pratiques musicales sont l’une des facettes. Que les éléments transférés émanent des cultures originelles des migrants ou de celles en usage dans les sociétés d’accueil, leur transfert ne consistera jamais en une reproduction à l’identique. Transférer n’induit pas seulement le déplacement, la motion, mais aussi la transformation, l’adaptation. Il s’agit donc d’un processus créatif, duquel vont émerger de nouveaux « objets » culturels et de nouvelles formes de pratiques.
- 2 Il ne s’agit pas des « fanfares » que l’on trouve par exemple en Moldavie, ou dans les régions du S (...)
2Pour illustrer ce phénomène, je souhaiterais examiner le cas de certains ensembles instrumentaux en usage chez les Tsiganes de Hongrie et d’Europe balkanique (Roumanie, Serbie2), en général hétérogènes d’un point de vue organologique (constitués d’instruments à cordes frottées, de cymbalums, de flûtes, d’accordéons, de clarinettes, etc.), mais dans lesquels on trouve une structure de base constituée de violons, de basses de violons et d’instruments intermédiaires, à peu près équivalents à l’actuel alto (brácsa – prononcer « bratsch » – ou kontra en Hongrie ; contră ou braci en Roumanie). Parfois, la formation musicale se résume à cette cellule, devenant ainsi une véritable « bande » de violons.
- 3 Dans la langue romani, les non-Tsiganes (m. sg. gadjo ; f. sg. gadji).
3L’hypothèse que je souhaite discuter ici, et que j’ai placée au cœur d’une recherche récente (Charles-Dominique 2018), est celle du transfert culturel des anciennes pratiques violonistiques ménétrières occidentales en « bandes » à ces ensembles tsiganes d’Europe centrale ou balkanique. Le questionnement pourrait se ramener à celui-ci : en quoi les bandes tsiganes de violons d’Europe centrale et balkanique sont-elles un marqueur historique des migrations tsiganes en Europe occidentale et des relations interculturelles entre Tsiganes et gadjé3 ? En quoi représentent-elles une mémoire vivante des modalités musicales anciennes et endogènes, constitutives, dans les siècles passés, d’une identité instrumentale européenne ?
4A l’origine de cette interrogation se trouve une observation résultant d’une recherche interdisciplinaire. D’une part, il y a mes travaux historiques sur les musiques des ménétriers français et européens des siècles passés, qui m’ont familiarisé de très bonne heure avec ce jeu collectif en bandes, c’est-à-dire en ensembles formés d’un seul type d’instrument de musique (soit des instruments à cordes frottées, soit des aérophones de type hautbois et, parfois, à embouchure) et constitués d’instruments de dimensions et de tessitures différentes. En France, les bandes de violons, vers la fin du XVI e siècle, possèdent cinq registres, ce qui en fait les bandes les plus polyphoniques d’Europe. Qu’il s’agisse des archives comptables des villes ou des cours, des contrats d’association ou d’engagement de ménétriers, d’un certain nombre de chroniques, de certains manuscrits musicaux (au XVII e siècle) ou de l’iconographie, peu abondante mais d’un apport capital, les sources sont nombreuses qui attestent l’existence de ces ensembles ménétriers de violons, depuis les dessus jusqu’aux basses, en passant par les hautes-contre, les tailles et les quintes (fig. 1). D’autre part, ma formation ethnomusicologique et ma pratique de violoniste m’ont amené à porter un intérêt particulier aux musiques tsiganes de violon d’Europe centrale et balkanique. C’est donc la mise en perspective de ces connaissances historiques et ethnomusicologiques qui m’a révélé la ressemblance frappante et troublante entre ces anciennes bandes ménétrières d’Europe occidentale et les actuelles bandes tsiganes d’Europe centrale et des Balkans. Dans les deux cas, on constate la présence de registres très semblables, une tenue des instruments quasiment similaire (avec le portage par courroie pour les instruments les plus volumineux), etc. (fig. 2). L’intuition qu’il ne s’agissait pas d’une simple coïncidence s’est alors transformée en hypothèse de recherche autour de la notion de transfert culturel.
Fig. 1. « Procession de la Fête-Dieu à Aix-en-Provence » (c. 1710), détail.
Paravent, huile sur bois, 2,15 × 6 m. Musée du Vieil Aix (Aix-en-Provence), inv. 867.3.1
© Musée du Vieil Aix (Aix-en-Provence). Photo Yannick Blaise.
Fig. 2. « Tsiganes accompagnant un danseur », Márcadópuszta, Hongrie, 1932.
Musée d’Ethnographie de Budapest, inv. 66626
© Musée d’Ethnographie de Budapest.Photo Sándor Gönyey
5Tenter de répondre à cette hypothèse impose de préciser les cadres temporels et géoculturels de ces processus, de cerner les protagonistes en présence (certaines pratiques « régionales » d’Europe occidentale doivent aussi être prises en compte), puis d’établir leurs divers modes de mise en contact.
- 4 L’origine indienne est postulée depuis longtemps par des études linguistiques ou des récits histori (...)
- 5 « Cortège de Bohémiens » de C. van Wele et « Les Bohémiens » de Lucas de Leyde (1468-1533). Bibliot (...)
- 6 Indication fournie par Xabier Itçaina, Directeur de Recherches au CNRS.
6Tout d’abord, lorsque les Tsiganes, au terme de migrations anciennes, très probablement d’origine indienne4, débutent leurs errances dans l’ensemble du continent européen à partir d’un important foyer gréco-balkanique vers la fin du XIV e et le début du XV e siècle, l’histoire du violon n’a pas encore commencé. Mais le rebec (vièle piriforme à trois cordes) est alors joué en bandes, comme à Orvieto, au début du XV e siècle (Ceulemans 2011 : 75-76). Un siècle plus tard, lorsque le violon entame son histoire, les Tsiganes s’en emparent, montrant ainsi leur appétence pour les musiques locales européennes et leur aptitude à s’en saisir et à les adopter (deux gravures flamandes du tournant du XV e siècle5 représentent des familles itinérantes de Bohémiens dont le père joue de la cornemuse flamande, instrument paysan, rural, local, enraciné, tandis qu’au XIXe siècle, au Pays basque français, de nombreux Gitans jouent du « tambourin » – flûte à une main et tambour-bourdon –, instrument local, très populaire dans cette région6). Dès 1525, des Tsiganes violonistes, chanteurs et joueurs de cymbalum sont signalés à la cour de la reine Isabelle de Hongrie (Sárosi 1970 : 10) et, dans ce pays, aux XVIe et XVIIe siècles, le violon et le cymbalum sont les deux instruments les plus joués par les musiciens tsiganes (Sárosi 1978 : 53).
7Avant d’examiner les modalités historiques de mise en contact entre musiciens tsiganes et gadjé, il convient de rappeler ici la fulgurante et universelle expansion du violon à l’échelle de toute l’Europe et, avec lui, du modèle orchestral de la bande. Mes recherches sur les musiques de ménétriers me conduisent à penser que les bandes – encore dénommées consorts – ont une image beaucoup plus valorisée que les ensembles instrumentaux hétéroclites et qu’on les trouve systématiquement dans des contextes officiels, emblématiques, politiques. Dès 1529, une bande de violons est attestée à la cour de François 1er, puis de Henri II. Mais aussi dans d’autres cours : des violonistes italiens sont au service de l’ambassadeur de Venise à Paris en 1538, du cardinal de Lorraine en 1543 ; des bandes de violons sont attestées à la cour de Lorraine dès 1561 (12 violonistes en 1606) ou, vers le milieu du XVIIe siècle, chez de grands aristocrates (duchesse de Montpensier) ou auprès de membres de la famille royale (Monsieur, la Grande Mademoiselle – Anne-Marie-Louise d’Orléans – cousine de Louis XIV, etc.). A la cour de France, les Violons du Roy sont organisés autour de deux bandes principales. L’une est celle des Vingt-Quatre, dite Grande Bande, formée avant la fin du XVIe siècle mais ayant atteint sa configuration définitive en 1614. Constituée de ménétriers, elle poursuivra son existence jusqu’en 1760 et deviendra l’ensemble de cour le plus prestigieux en Europe, aux XVIIe et XVIIIe siècles. L’autre bande, non ménétrière, appelée la bande des Petits Violons (ou encore Violons du Cabinet ou Petite Bande) est constituée de 21 musiciens. Créée en 1648, elle disparaîtra en 1715. Par ailleurs, de nombreuses villes françaises engagent, soit ponctuellement, soit à demeure, des ménétriers violonistes pour l’animation de leurs cérémoniaux consulaires : Abbeville, Alençon, Amiens, Angers, Avignon, Bagnères-de-Bigorre, Bourges, Cahors, Figeac, Le Mans, Lyon, Montpellier, Narbonne, Paris, Rennes, Troyes, Vannes… Le jeu des bandes de violons est donc public et officiel. Mais il est aussi populaire et se retrouve par exemple dans les foires, nombreuses, de durée importante, de grande fréquentation, de fort rayonnement, espaces de mixité sociale et culturelle. Ce jeu forain s’exerce dans les tavernes et les cabarets, parfois lieux d’interculturalité – à la foire Saint-Germain de Paris, des Arméniens ouvrent un café public en 1672 –, dans de nombreuses performances théâtrales liées à l’activité spectaculaire des « opérateurs » (nom historique des charlatans) ou du théâtre de foire, dans les représentations des marionnettistes, danseurs de cordes, montreurs de tours et d’animaux, acrobates, colporteurs, etc. Enfin, les troupes de théâtre, dont la pratique générale au XVIIe siècle est caractérisée par l’itinérance permanente et souvent de très grand rayonnement (elles parcourent parfois plusieurs pays européens), sont systématiquement accompagnées par des violonistes, jouant soit seuls, soit en bandes pour les plus renommées d’entre elles. C’est donc un espace social universel qu’occupent les bandes de violons, déjà au XVIe mais surtout à partir du XVIIe siècle, du huis-clos des cours à l’espace public et ouvert de la rue, en passant par le monde bouillonnant et cosmopolite de la foire.
- 7 Voir aussi le disque Pologne/Poland. Chansons et danses populaires/Folk Songs and Dances, Archives (...)
- 8 Voir, entre autres, le livret du disque Friuli. Rezija. Canti e musiche della Val Resia, dall’archi (...)
- 9 Film Cantamaggio (« chanter le Mai »), réalisé par Lorenzo Brutti, CNRS Images, 2006, 53’.
- 10 Disque Violini e serenate a Canosa. Le Tradizioni musicali in Puglia, Ethnica (a cura di Giuseppe M (...)
8En Europe occidentale, l’histoire de ces bandes reste à établir, région par région, pays par pays, des XVIIe et XVIIIe siècles jusqu’à nos jours. En France, elles ne semblent pas avoir survécu au tournant du XVIIIe siècle, mais certains documents (Rennes, 1775 ; Toulouse, 1788) attestent de leur existence tardive, de même qu’un tableau de Gustave Brion (Scène de carnaval en Alsace, 1860, Musée Magnin, Dijon) représente un joueur de clarinette, un violoniste et un joueur de basse de violon tenue à courroie, ce qui pourrait accréditer la thèse d’un jeu en bandes encore à cette époque dans cette région. Dans les Flandres, des bandes de violons réduites à un violon et une basse sont attestées du XVIIe à la seconde moitié du XIXe siècle au moins et, dans la Campine méridionale (à cheval sur la Belgique – provinces de Limbourg et d’Anvers – et les Pays-Bas – Brabant septentrional), un jeu à deux violons (un mélodiste et un accompagnateur) est attesté du XVIIIe siècle au XXe siècle (Boone, Bosmans 2000). En Pologne, en Podhale (partie la plus méridionale du pays), notamment dans la ville de Nowy Targ, la pratique était encore attestée en 1973 d’un jeu populaire à deux violons et contrebasse (Dahlig 1993)7. En Suisse, dans le canton d’Appenzell, une pratique locale d’un « quintette à cordes » (Mabru 2010) subsiste, avec un violon, un second violon accompagnateur ou un alto, un violoncelle, une contrebasse et une cithare à cordes frappées (hackbrett). En Italie, la tradition de violon est importante et souvent encore active : dans le Piémont de culture occitane (Val Varaita) (De Bousquier, Padovan 1983), dans la Valle del Savena (Apennin bolognais) (Staro 1983), en Emilie (la tradition de Santa Victoria et de la Valle dei Cavalieri dans la province de Reggio), en Romagne (les violonistes des orchestres de liscio), dans le Lazio, en Campanie, Calabre, Basilicata où le violon était joué en position verticale avec la harpe (Guizzi 2002 : 104), etc. A Bagolino (Lombardie), pour le carnaval, jouent des bandes constituées de plusieurs violons (mélodistes et accompagnateurs), guitares et contrebasses à trois cordes (Leydi, Pederiva 1976) ; à Resia (Udine), des bandes de violons et de basses de violons à trois cordes (búnkula) portées à courroie sont encore très actives, voire même en plein revival 8 ; dans les Marches, existent des bandes itinérantes jouant dans les villages pour les aubades, hétéroclites (accordéons, tambours sur cadre) mais comportant aussi des violons et basses de violons locales, à deux cordes, de fabrication très rudimentaire9 ; dans les Pouilles, à Canosa, en 1986, était encore attestée une tradition d’aubades et de sérénades jouées par des bandes de violons et de guitares battantes10 ; enfin, en Sicile, des petits ensembles de musiciens aveugles, jouant du violon et de la basse de violon à trois cordes (bassetto ou citarruni), jouaient et chantaient des cantiques religieux pour des confréries locales encore dans les premières décennies du XXe siècle (Bonanzinga 2009 : 13, 2013 ; Staiti 1996) (fig. 3). L’ Istrie est également concernée, avec des bandes de violons et de basses locales à deux cordes (bajs) (fig. 4). Il en est de ce jeu du violon en bandes jusqu’en Catalogne-Sud où de petits ensembles composés de musiciens aveugles (deux violonistes et une basse de violons), guidés par des enfants, jouaient pour les processions religieuses du Corpus, encore au tournant du XIXe siècle. Dans ce processus de transferts culturels, ces pratiques « régionales » d’Europe occidentale ont sans doute joué un rôle important.
Fig. 3. « Musiciens aveugles (« suonatori orbi ») » photographiés à Melilli (Sicile) vers 1930
© Collection Salvatore Nicosia, Archivio Crescimanno, Melilli.
Fig. 4. « Violon, clarinette et bajs à Marussici », vers 1930 (Istrie, Croatie)
© Collection Marino Kranjac
9De quelle façon les Tsiganes ont-ils pu découvrir le violon, par exemple en France ? Par le biais d’un jeu commun Tsiganes-gadjé ? Cette probabilité semble vraiment faible. En France, je n’en ai pas trouvé la moindre trace, surtout dans les pratiques en bandes, réunissant plutôt des ménétriers locaux. En Allemagne du Sud et du Sud-Est, les livres de comptes de Constance et Ratisbonne révèlent des musiciens tsiganes en 1443 et 1460, mais la période est antérieure à l’apparition du violon (Sárosi 1978 : 10). A ma connaissance, les deux seules attestations d’un jeu mixte Tsiganes-ménétriers gadjé sont en Europe centrale. La première est en 1599 où un voïvode de Valachie, Michel, fait son entrée à Gyulafechérvár, en 1599, avec, dans sa suite, aux côtés de joueurs de cornemuse et percussions (probablement locaux), dix musiciens tsiganes jouant des instruments à archet (mais rien ne dit qu’il s’agisse de violons) (Sárosi 1970 : 10-11). La seconde est en 1737 où Mihály Barna, fameux virtuose tsigane hongrois, joue dans un ensemble de quatre musiciens dont il est le seul Tsigane (Sárosi 1978 : 53).
10En réalité, les transferts culturels étant la conséquence de mouvements de personnes et de populations, c’est en premier lieu le contexte, important dans les sociétés anciennes, de l’itinérance, du nomadisme et du vagabondage qui en est à l’origine. A toutes les époques, circulent à grande échelle des personnes d’états socio-économiques très divers et de provenances très différentes. Parmi cette masse de migrants et de voyageurs, se trouvent les Tsiganes (dont les exonymes historiques en France sont essentiellement les Egyptiens et les Bohémiens) et certains artistes : peut-être des peintres, plus sûrement des comédiens, des artistes forains, des musiciens de toutes sortes (musiciens d’église, de cour, ménétriers, etc.). Dans de telles pérégrinations, tout le monde rencontre tout le monde : des « batteurs d’estrade » et des migrants protestants dans les années 1680, des opérateurs et des montreurs d’animaux sur la route de Lille à la fin du XVIIIe siècle, sans parler de cette petite « Moresse de nation » recueillie en 1618 par un couple de paumiers, puis par un comédien du roi. Cette itinérance partagée entre Tsiganes et gadjé de toutes sortes instaure une sorte de « confraternité vagabonde » dans laquelle la notion de protection mutuelle, d’assistance est réelle. L’itinérance joue un rôle capital dans le processus de transferts culturels que je propose d’étudier ici. D’autant que le vagabondage subit une répression féroce et transhistorique qui touche toutes les catégories de nomades, dont les Bohémiens. Or, dans ce domaine, l’univers carcéral des galères a constitué un contexte de transferts culturels particulièrement fécond car il a mis en présence sur la très longue durée (plus de trois siècles) des forçats de toutes provenances, parmi lesquels de nombreux Bohémiens dont certains étaient musiciens (violonistes, notamment). Un jeu musical commun – totalement ignoré de la musicologie historique – s’est alors développé sur la réale, navire « amiral » des flottes de galères, dédié à l’apparat et au faste.
11Les pèlerinages représentent aussi un important contexte de transferts culturels. Au XVIe siècle, des ménétriers sont fréquemment engagés pour acheminer les pèlerins jusqu’au mont Saint-Michel ; aux XVIIe et XVIIIe siècles, le pèlerinage d’Alise Sainte-Reine (en Auxois) possède une dramaturgie locale et attire des troupes de théâtre (sans doute avec leurs violonistes). Or, ces deux pèlerinages sont fréquentés par les Tsiganes. Plus généralement, ces rassemblements attirent les bateleurs, musiciens, colporteurs, Bohémiens, etc. Evénements religieux, ils ont parfois possédé localement des musiques et danses spécifiques (comme à Echternach, au Luxembourg, ville frontalière avec la Rhénanie-Palatinat allemande), que les Bohémiens ont alors pu voir et écouter. La musicologie, qui ignore également tout de ce contexte, devrait pourtant s’y pencher sérieusement, les pèlerinages ayant fortement contribué à structurer les sociétés anciennes, avec des conséquences insoupçonnées sur les pratiques musicales de ces époques.
12L’important niveau de protection accordée par l’aristocratie aux comédiens et Bohémiens joue également un rôle actif dans les processus de transferts culturels : parrainages, délivrance de sauf-conduits, dons en nature et en espèces, parfois gîte et couvert. Les exemples sont innombrables. La plupart du temps, les incursions de Bohémiens dans les cours ou les grandes maisons nobles sont éphémères. Mais quelques cas sont notablement connus de haltes prolongées de plusieurs mois, voire bien davantage. Dans ce domaine, le cas d’école constitué par le château de Brissac (Anjou) est exemplaire. Car, pendant plusieurs décennies, une compagnie d’une trentaine de soldats tsiganes a gardé les abords du château, logés à demeure. Or ce château, de rang quasiment royal, qui possédait des joueurs de flûtes et hautbois à demeure, a accueilli de grands seigneurs et dignitaires (le prince de Condé et le duc de Mayenne en 1616) et possédait un théâtre (toujours visible, d’une jauge d’une centaine de places) dans lequel se produisaient des troupes itinérantes avec leurs violonistes. D’autre part, en 1619 et 1620, ce château a accueilli Louis XIII, Marie de Médicis et toute la cour, « au milieu de fêtes splendides ». Il est difficile de trouver meilleur cadre de rencontres, d’observation mutuelle et d’échanges entre Bohémiens et musiciens, notamment de cour.
- 11 Plusieurs luthiers m’ont affirmé que des Tsiganes passaient régulièrement dans leurs ateliers pour (...)
13Les lieux favorisant la rencontre du global et du particulier, Michel Espagne propose de les nommer « portails sur la globalité ». Ils ont la particularité d’introduire la catégorie du lieu (en tout cas du contexte) dans la problématique des transferts culturels et, ainsi, de les localiser et de les identifier. La globalité, selon Espagne, doit être observée à partir de cas bien précis, voire de singularités. Il s’agit même d’une nécessité méthodologique puisque, dans une telle recherche, « l’étude de tout lieu de brassage est déterminante », au premier rang desquels se trouvent les foires (Joyeux-Prunel 2003 : 156). Si les foires constituent à ce point un « portail sur la globalité », c’est qu’elles font se rencontrer des publics locaux, régionaux mais aussi de contrées beaucoup plus lointaines, jusqu’en Orient. D’autre part, elles sont le lieu d’expression des arts performatifs forains. Ces spectacles se déroulant au son des violons, parfois joués en bandes, les Tsiganes ont eu tout loisir de les observer et de les entendre, eux qui ont toujours couru les foires comme marchands de chevaux, colporteurs, marchands divers, diseuses de bonne aventure, peut-être artistes forains (montreurs d’animaux, musiciens et comédiens de théâtre de foire), etc. La première description française de Bohémiens, en 1427, concerne un groupe de 120 personnes qui se rendaient à la foire du Lendit (plaine Saint-Denis), à Paris. D’autre part, selon Daniel Roche (Roche 2003), le calendrier des foires aurait déterminé l’itinérance des Tsiganes (lieux, périodes annuelles), à première vue assez aléatoire. Par ailleurs, parmi les marchandises vendues dans les foires, figurent des instruments de musique issus de productions locales mais aussi extrarégionales et internationales (fig. 5). Michel Espagne rappelle, à juste titre, que les commerçants transportant des marchandises peuvent être vecteurs de transferts culturels (Espagne 2013). Les Tsiganes, auprès de vendeurs à la sauvette, sur certains étals de facteurs et marchands d’instruments ou de merciers, au contact de colporteurs, ont vu ces instruments, les ont entendu jouer, les ont peut-être achetés ou échangés (je rappellerai qu’au début du XXe siècle, dans les marchés aux puces de Paris, les Mānuš vendent des guitares de leur fabrication11). Ils ont peut-être contribué à la diffusion de certains instruments de musique, comme le violon, en Europe, dans les premières décennies du XVIe siècle, dont l’expansion très rapide et de grande diffusion constitue une véritable « globalisation » culturelle avant l’heure.
Fig. 5. Carte des attestations de ventes d’instruments de musique dans les foires de France (XVIe-XIXe siècles).
© Luc Charles-Dominique (Les bandes de violons en Europe…)
14Autre « portail de globalité », le théâtre itinérant, au XVIIe siècle. Systématiquement musical (le violon y est omniprésent), il a parfois accueilli des Bohémiens, en tant que comédiens et aussi comme musiciens, au moins à partir du XVIIIe siècle en France.
15Dans cette rapide revue des principaux facteurs ayant généré ces transferts culturels, il convient aussi de mentionner la diffusion des bandes de violons, notamment françaises, dans toute l’Europe, surtout au XVIIe siècle. L’influence des violonistes ménétriers français (et des maîtres à danser) est déjà forte dès 1551 dans les Flandres et les Pays-Bas. En Allemagne, dès 1611 et tout au long du XVIIe siècle, des bandes entières de violonistes français sont engagées dans les cours de Wolfenbüttel, Wurtemberg, Cassel, Celle, Hanovre, Schwerin, Güstrow, Osnabrück… Mais aussi en Suède dès 1636, au Danemark dès 1658, à Florence dès 1608, à Turin, plus occasionnellement en Pologne à partir de 1685, en Espagne en 1679. A la cour d’Angleterre, dès 1522, se trouvent des joueurs français de rebec et, à partir de 1660, le roi anglais Charles II crée les Twenty Four Fiddlers à la cour d’Angleterre, réplique exacte des Vingt-Quatre violons de Louis XIV.
- 12 Il Transilvano. Dialogo sopra il vero modo di sonar Organi, & istromenti da penna, del R. P. Girola (...)
16Un autre facteur très probable de diffusionnisme musical occidental en direction de l’Europe centrale est le rôle pivot qu’ont joué les cours de Transylvanie aux XVIe et XVIIe siècles dans ces mouvements musicaux transcontinentaux. En effet, quoique vassale de l’Empire ottoman, la Transylvanie a vécu de façon quasi indépendante de 1526 à 1699. Pour Maria Nyéki-Körösy (2006) c’est en « Transylvanie, principauté calviniste dominée par les Hongrois et devenue Etat indépendant en ayant échappé à la domination turque, que la vie musicale s’est déplacée ». A partir du XVIe siècle, de nombreux musiciens d’Europe occidentale sont recrutés par la cour de la Principauté de Transylvanie. Ainsi, des bandes occidentales de violons, notamment françaises, ont pu essaimer dans cette région et au-delà (dans cette cour, à Felsővadász, le prince Ferenc II Rákóczi, de même que son fameux général Bercsényi, emploient de nombreux musiciens occidentaux, tout particulièrement français) (Sárosi 1970 : 12). Les membres de l’orchestre du prince Zsimond 1er Báthory et aussi ceux de Gábor Bethlen proviennent tous de l’étranger. Par ailleurs, le traité Il Transilvano (1597) de Girolamo Diruta (1554-ca. 610), organiste, compositeur et théoricien italien, dédié au prince Zsimond 1er Báthory, traité en forme de dialogue entre Diruta et un Transylvain, indique que ce dernier est sommé par son seigneur, amateur de musique et de concerts, de se rendre de la Transylvanie en Italie pour en ramener des œuvres et des instruments de musique12 (rappelons, de plus, que les cours hongroises – donc transylvaines – possèdent très systématiquement des musiciens tsiganes, dont beaucoup ont le statut d’esclaves. Jean-Christophe Frisch, chef d’un ensemble de musique baroque ayant multiplié les collaborations avec la Transylvanie, m’a signalé une famille tsigane de cette région, dont les ancêtres avaient été musiciens dans une cour locale et avaient été sommés de se rendre en Vénétie sur ordre de leur seigneur). Une telle hypothèse mérite d’être considérée, si l’on prend en compte le fait que la Transylvanie (aujourd’hui roumaine) est la seule région d’Europe centrale dans laquelle est jouée la bande se rapprochant le plus des anciennes bandes occidentales de violons, notamment françaises. Des neuf modèles de tarafs étudiés par Speranţa Rădulescu (1984 : 42, 46-48), seul celui du centre de la Transylvanie est constitué du violon, du contră et de la basse (violoncelle ou contrebasse), ou bien d’un violon, un second violon, un contră et une basse, ce qui fait alors de cette bande un consort de violons à quatre parties. Jacques Bouët (1992), qui l’a enregistré, estime qu’il possède un « son de quatuor « : « Rien d’étonnant, donc, à ce que Bartók ait emprunté à ces musiques l’esprit ou le caractère de certains mouvements de ses quatuors, voire même de certaines de ses œuvres orchestrales. » Filippo Bonini Baraldi (2013 : 26, 52), dans son étude des musiques d’une communauté tsigane de Ceuaş (Transylvanie), constate que l’un de ses ensembles emblématiques est constitué de trois violons, deux contră et une contrebasse à trois cordes jouée à l’archet. Selon lui, « le trio violon-contră-contrebasse est répandu dans toute la Transylvanie. Aujourd’hui, c’est le noyau le plus ancien des orchestres qui se sont enrichis d’instruments plus modernes (accordéon, saxophone, synthétiseur, guitare électrique) ».
17Il y aurait encore bien d’autres « portails sur la globalité » à présenter ici, comme par exemple, à partir du XVIIe siècle, la pénétration en Hongrie des théâtres de marionnettes forains allemands, tchèques et moraves. Ces professionnels installaient leurs scènes dans les foires et jouaient leurs marionnettes, soit à fil, soit à gaine (les familles des joueurs de marionnettes établies en Hongrie se sont transmis leur art de génération en génération). Enfin, n’oublions pas la vogue des « théâtres de châteaux » qu’a connue la Hongrie (notamment la cour du prince Esterházy), lorsque, sous le règne de Louis XIV, l’aristocratie hongroise, à l’image de ses homologues allemande, autrichienne, tchèque et polonaise, se mit à imiter l’aristocratie française dans ses goûts, ses mœurs, le style de ses châteaux et de ses jardins, et aussi dans la création de ses théâtres. Ces théâtres de châteaux hongrois accueillirent, dès la première moitié du XVIIIe siècle, de nombreux comédiens itinérants allemands (Malyusz 1970 : 23). Il est très probable que ces troupes possédaient leurs propres musiciens, parmi lesquels, sans doute, des violonistes. Lorsque l’on sait à quel point, en Hongrie, sous l’Ancien Régime, les Tsiganes étaient présents dans les cours et dans les grands domaines de l’aristocratie, l’on ne peut que penser à des transferts culturels directs entre musiciens occidentaux de ce théâtre itinérant et Tsiganes, à partir du XVIIIe siècle.
18Au XIXe siècle, c’est un mouvement migratoire de grande ampleur en provenance d’Europe centrale que connaissent les pays d’Europe de l’Ouest, avec l’arrivée de nombreux Mānuš vivant dans la partie supérieure du Rhin, de Sinti « piémontais », de Gitans remontant de la Péninsule ibérique, de Roms Lovara et Čurara de Hongrie et de Roumanie, puis de Kalderaš. Parmi eux, de très nombreux musiciens, comédiens, artistes de cirque. A partir de cette époque, on assiste à d’innombrables venues, en France et en Europe occidentale, de musiciens Tsiganes d’Europe centrale et balkanique, surtout de Hongrie, dans de véritables tournées (qui les mèneront même en Afrique du Nord et Outre-Atlantique). Ces va-et-vient nombreux ont pu occasionner des rencontres avec des bandes populaires européennes de violons (Flandres, Italie, etc.).
- 13 En Allemagne, de 110 000 à 140 000 Roms, en Espagne de 650 000 à 800 000, en France, de 300 000 à 4 (...)
19Ces transferts culturels n’ont jamais cessé en Europe occidentale (au XXe siècle et de nos jours), entre une importante présence tsigane13 et les gadjé. La plupart des Tsiganes arrivés dans les pays de l’ouest européen il y a quelques générations ou plus, se sont établis dans des régions qui constituent de véritables foyers « hérités » de périodes plus anciennes, dans lesquels ils mènent une vie soit sédentaire, soit semi-sédentaire, avec de nombreux déplacements quotidiens (colportage, collecte de métaux…), saisonniers (travaux agricoles, foires), imprévus (fêtes familiales) ou annuels (pèlerinages) (Humeau 1995)… D’une façon générale, le nomadisme a fortement régressé dans le courant du XXe siècle. Malgré les récentes vagues migratoires de ces dernières décennies en provenance de l’ex-Yougoslavie ou des pays d’Europe centrale et balkanique, il est notable de constater les progrès de la sédentarité tsigane. Tout en reconnaissant qu’il est très difficile de disposer de chiffres exacts tant les concepts même de nomadisme et de sédentarisation sont vagues et inopérants, Liégeois (2007 : 32) estime « que pour l’ensemble des pays européens, les nomades qui vivent dans un habitat mobile et se déplacent régulièrement peuvent représenter environ 10 % des Tsiganes et des Voyageurs ; les semi-nomades qui vivent dans un habitat mobile et ne se déplacent qu’une partie de l’année, ou qui vivent une partie de l’année dans un habitat fixe et une partie de l’année en voyageant, peuvent représenter 10 % ; les sédentarisés, qui ne voyagent pas, bien qu’ils soient pour une partie d’entre eux dans un habitat mobile ou susceptible de l’être, ou dans un habitat précaire, peuvent former 80 %. Cependant, la situation peut varier localement de façon importante ». Lorsque ces déplacements existent, ils connectent les foyers de peuplement tsiganes entre eux, de même qu’ils sont sources de contacts accrus avec les populations locales. Toutefois, hormis quelques rares cas (le flamenco, par exemple), force est de constater que les conséquences musicales de cette présence tsigane en Europe occidentale et de l’itinérance qui y est rattachée demeurent globalement méconnues, car non étudiées.
- 14 Information communiquée par Francesco Giannattasio (communication personnelle).
- 15 Vol. 1, registrazioni originali di Alan Lomax e Diego Carpitella, Pull QLP 107, plage 9 (0’50”).
20En Italie, par exemple, les Tsiganes n’ont pas vraiment suscité de recherches particulières, notamment ethnomusicologiques. Si l’on excepte certaines collectes de Giorgio Nataletti, qui, dans les années 1960, aurait enregistré quelques musiques de Tsiganes italiens14, l’un des seuls enregistrements aujourd’hui connus a été réalisé en 1953 à Mantoue (Lombardie) par Roberto Sieber et publié dans le disque Folklore Musicale Italiano sous le nom de Canto di zingaro (« Chant de Tsigane »)15. On y entend un homme chanter, accompagné d’une guitare. La notice du livret précise : « Dans le Nord, dans les Abruzzes et dans le Sud, il est possible de rencontrer des Tsiganes qui exercent leur activité traditionnelle […]. Les chanteurs de cet enregistrement font partie d’un groupe musical qui, avant, participait activement aux foires de chevaux de Mantoue et de Vérone et dont le style balkanique est fortement marqué. » Par ailleurs, les Sinti, dont l’activité musicale et spectaculaire a toujours été très prononcée, sont nombreux en Emilie-Romagne, notamment dans la province de Reggio. Paola Trevisan (2010 : 170) estime leur nombre entre 1000 et 1300 dans les années 2000. Or, dans cette région, il a existé jusqu’à une époque récente des musiques de guitares et violons que les Tsiganes ont pu chercher à s’approprier ou sur lesquelles ils ont pu influer. Même chose en Molise, région de fort peuplement tsigane depuis les XVIIe et XVIIIe siècles, où les Zingari ont exercé des activités d’agriculteurs mais surtout de maquignons (Cocozza 2010-2011). Or, la Molise jouxte la région des Pouilles, où une tradition de sérénades avec violons et guitares battantes a survécu jusqu’à une époque récente. D’autre part, nombre de ces Tsiganes, en Emilie-Romagne ou en Molise, sont itinérants et rayonnent largement dans le Nord et le Sud de l’Italie. La guitare s’est alors probablement trouvée au cœur de transferts culturels, elle qui a connu une large diffusion dans les musiques tsiganes des Balkans, en Roumanie et au-delà, dans une fonction accompagnatrice à la fois harmonique et rythmique (elle est signalée par Brăiloiu comme l’un des trois instruments des tarafs du Gorj, en Roumanie ; elle est devenue aussi instrument accompagnateur dans le Maramureş et dans le Pays de l’Oaş, ainsi que dans certains tarafs de Serbie ou chez les Roms Lovara ; elle est très présente également dans les orchestres manouches alsaciens, quelques exemples parmi tant d’autres) (Charles-Dominique 2018 : 524-525). L’Italie semble être une pièce maîtresse dans l’histoire des transferts culturels entre anciens ménétriers d’Europe occidentale et Tsiganes actuels d’Europe centrale. Peut-être en est-il de même d’autres régions européennes.
21D’aucuns pourraient voir dans les bandes de violons tsiganes d’Europe centrale, des ersatz locaux du quatuor à cordes. D’autant que l’alto et le violoncelle ont remplacé à peu près partout aujourd’hui les kontra et basses de violons de fabrication locale. Mais, d’une part, le jeu du kontra n’a rien de celui de l’alto : grâce à son chevalet rectiligne, ses trois cordes sont frottées simultanément dans un jeu harmonico-rythmique en contretemps. D’autre part, certains braci roumains de fabrication traditionnelle ont révélé des techniques de lutherie très anciennes, abandonnées de la facture européenne depuis le début du XVIIe siècle, de même que les trois cordes des kontra et basses de violons renvoient à une organologie ancienne des instruments européens à cordes frottées par l’archet. Enfin, les techniques de jeu (kontra appuyé contre la poitrine, basses et gardon suspendus à courroies) s’inscrivent dans une ancienne mémoire du geste musical ménétrier européen. Le registre intermédiaire du kontra, qui n’existe dans aucune bande populaire européenne actuelle, me paraît venir tout droit des anciennes bandes ménétrières. A ce sujet, les conclusions de l’anthropologie de ces transferts culturels me paraissent éloquentes.
22Certes, ces bandes tsiganes ne constituent pas une réplique exacte des anciennes bandes ménétrières de violons. Elles sont le produit de cet « art de l’adaptation » dont parle Bernard Lortat-Jacob à propos des Tsiganes de Roumanie (Lortat-Jacob 1994 : 123), aptitude qu’il qualifie encore de « rhétorique du détour » (ibid. : 125) ou que Jacques Bouët a nommée « technique de la paraphrase » (Bouët 1973 : 374). Malgré tout, les Tsiganes ont contribué à conserver une partie de la mémoire musicale européenne violonistique de tradition orale. Les bandes de violons, que l’on peut (ou pouvait récemment encore) entendre depuis la Hongrie jusqu’à la Serbie constituent un marqueur transhistorique de la présence tsigane multiséculaire en Europe, une « mémoire interculturelle », formule empruntée à Béatrice Joyeux-Prunel qui souligne que c’est là « l’ambition [de toute] recherche approfondie sur les transferts culturels » (Joyeux-Prunel 2003 : 155). En s’interrogeant sur les fonctions historiennes de ce type d’ensembles instrumentaux, on contribue à l’écriture de l’histoire des cultures musicales européennes de l’oralité et des sociétés qui en ont été l’expression. Car, à condition de ne pas perdre de vue que les anciennes bandes européennes de violons étaient ménétrières, même à la cour de France (celle des Vingt-quatre), ce que de nombreux musiciens « baroques » revivalistes oublient – ou ignorent –, tous les maillons de la chaîne sont réunis, depuis ces pratiques historiques jusqu’aux traditions régionales européennes actuelles, et en particulier jusqu’aux bandes tsiganes des pays d’Europe centrale et balkanique. Cela ouvre des perspectives extrêmement fécondes dans la réinterprétation de ces anciennes musiques de violons.