Belleville c’est la Géographie résignée à l’histoire : la manufacture des nostalgies.
Daniel Pennac : La Petite Marchande de prose
- 1 Le Ša‘abī, « populaire » en arabe (شعب, šaʿab = peuple), est un genre musical apparu au début du XX(...)
1Une soirée chaâbi1 dans un petit restaurant de Belleville à Paris. Elle est animée par de jeunes musiciens d’origine algérienne réunis autour de la voix mélodieuse d’Amine. Fils de Mehdi Tamache, grand maître de cette musique algéroise, il sait restituer avec ferveur la force des textes hérités de son père qui, conformément à la tradition dont il se réclame, lui a transmis le patrimoine des musiques et chansons issues d’une rencontre entre melhûn (poésie maghrébine chantée) et musique arabo-andalouse. Le public, enchanté, frappe des mains en rythme pour accompagner la musique, sous l’impulsion de nombreux Algériens présents, des familiers du lieu, qui maîtrisent les codes du genre et savent manifestement où et comment intervenir dans cette séquence rituelle.
2L’émotion est palpable. La poésie des chansons semble tout emporter dans son flot, y compris ceux qui ne savent pas la langue. Pour les Algériens présents, la musique touche des ressorts profonds, elle met en jeu leur identité. Ici, on chante la peine de l’exil, l’amour, Dieu. Certains s’efforcent de retenir leurs larmes, d’autres s’abandonnent à l’émotion. Tout à coup, une jeune espagnole habitant le quartier fait irruption dans le public, se place au centre de la scène et se met à danser de façon experte en interprétant des figures typiques du flamenco. Les fils d’un dénominateur commun sont tissés : les origines arabo-andalouses de la musique chaâbi et du flamenco sont immédiatement évidentes.
3Comment définir cet espace de convivialité ? L’ensemble des présents n’ont pas l’impression d’être dans un café parisien en 2018. Ils n’ont pas non plus l’impression d’être dans la Casbah d’Alger dans les années soixante. Nous sommes tous plongés dans un espace inédit, un espace de l’entre-deux, situé évidemment à Belleville, mais dans un monde syncrétique qui est l’une des caractéristiques du quartier.
4Ancien faubourg ouvrier du Nord-Est parisien et terre d’immigration depuis plusieurs générations, le quartier de Belleville est souvent considéré comme un véritable « laboratoire d’étude du changement urbain et social » (Deboulet et de Villanova 2011). Dans la continuité de cette tradition que je dirais expérimentale, je propose d’analyser ici la fabrication de l’espace social par les interactions créées grâce aux pratiques musicales collectives, en me focalisant sur les dynamiques d’intégration sociale et sur les relations interculturelles dont elles témoignent et qu’en même temps elles mettent en jeu.
5Anthony Seeger, dans son ouvrage Why Suyà Sing, définit la musique comme activité structurante de l’espace, du temps et des relations sociales (Seeger 1987). Conformément à cette vision, la perspective que j’adopte ici fait de la musique non seulement un outil heuristique puissant, capable de permettre l’élaboration de perspectives paradigmatiques, mais surtout comme une composante qui participe activement à la production de l’espace social urbain. Ce dernier est examiné comme un système complexe de relations entre des objets matériels, la sphère sociale et l’ordre relationnel et symbolique (Habermas 1986). L’espace est donc un produit social et sa construction est un processus permanent de réélaboration réciproque (Halbwachs 1997). Musique et espace sont ainsi deux dimensions étroitement liées, qui se construisent mutuellement, c’est-à-dire par le biais d’une élaboration conjointe. Cette articulation est polyphonique et présente une dynamique causale complexe, non définie a priori.
6Une spatialité plurielle peut être abordée sous différents angles. Sans renoncer à une vision unitaire de l’espace, notre recherche adopte une perspective centrée sur les individus et leurs pratiques. Elle se focalise sur les espaces fabriqués par les individus qui font de la musique ensemble, en partant de l’hypothèse que la ville « n’est pas un fait spatial avec des conséquences sociologiques, mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale » (Simmel 1999 : 607). La définition de ces espaces engage ainsi tout à la fois l’histoire individuelle, les pratiques quotidiennes, les expériences affectives et personnelles, aussi bien que les déterminations culturelles, historiques et sociales qui structurent ce que Halbwachs appelle la « mémoire collective » (Halbwachs 1925).
- 2 L’association CIP20 a été créée en 2010 à Belleville. Son nom complet est : Citoyennes Interculture (...)
7Ici, j’ancre mon regard dans le sillage des travaux de Georg Simmel ou Maurice Halbwachs, qui ont fait d’études sur la musique un point d’appui heuristique d’une importance cardinale dans leur propre production scientifique, bien que la musique n’ait pas été centrale chez eux. Je propose ici de prêter attention à l’analyse relationnelle des pratiques, au ressenti des musiciens dans les dispositifs que j’ai pu étudier. Je vais ainsi m’efforcer de saisir la façon dont les musiciens « donnent du sens » à leurs actions collectives (Simmel 1882 ; Halbwachs 1939). Ces ressources biographiques guident l’observation directe que j’ai pu mener in situ et ont nourri par la suite ma propre façon de conduire les entretiens. Il va de soi que l’accès à l’information et de nombreuses clés de lectures m’ont été procurées par cette familiarité que j’ai acquise avec ce terrain, qui est le quartier que j’habite à Paris. Ici, je peux conduire au quotidien des observations, et éprouver la vie sociale en tant qu’habitante du quartier, en tant que participante régulière à la vie musicale depuis sept ans, ou en tant que chargée de l’animation socioculturelle d’une association au cœur de Belleville (CIP20)2. Ces contacts familiers m’ont effectivement permis de « vivre » le terrain et de faire partie de ses interactions sociales. Mon double statut d’habitante du quartier et d’étrangère, qui réside depuis peu de temps en France, marque autant mon appartenance commune que mon altérité avec le terrain. Ce double registre est imposé par la nécessité de trouver des portes d’entrée à l’analyse, en cherchant constamment un équilibre entre distance et proximité.
8D’un autre côté, « vivre son terrain » induit forcément l’implication sensible du chercheur. Bien que se consolide de plus en plus l’idée selon laquelle les dimensions sensibles de l’expérience peuvent être mobilisées comme de réels outils de connaissance et que l’objectivité n’implique pas nécessairement un détachement émotionnel (Favret-Saada 1990), cela représente un défi méthodologique considérable. Mon expérience confirme que cette question ne trouve pas de réponse simple, ni de démarches méthodologiques toujours valables.
9On ne compte plus les histoires de Belleville. Cet ancien village rural se transforme intensément au long du XIXe siècle pour passer « du faubourg à la ville » (Jacquement 1984) et être intégré à Paris en 1860. Cette grande transformation se déroule dans une relation dialectique permanente avec « la ville ». Dans l’histoire urbaine de Belleville, le désir d’intégration coexiste en permanence avec le souci de préserver son identité. Ne pas devenir un simple quartier périphérique, fonctionnel, dortoir, mais préserver une manière de vivre ensemble et une inquiétude bienveillante liée à l’accueil (Da Rocha Pinta 2007).
10Ses frontières ne sont pas définies de manière nette et unique avec des interprétations différentes et des nuances subjectives. La difficulté de définir Belleville dépend aussi du fait que sa « force symbolique est si grande qu’il déborde de ces limites » (Jacquemet 1984 : 19).
- 3 Administrativement, l’actuel quartier de Belleville est limité par l’axe des rues de Belleville, Pi (...)
11Dans l’annexion de l’ancien village de Belleville à la capitale, la vieille commune, considérée comme un nid insurrectionnel, a été divisée délibérément en quatre arrondissements. A l’égard de ces différentes visions, dans le cadre de notre recherche on adopte une représentation plutôt fluide du quartier et de ses frontières poreuses, tout en se concentrant dans l’actuel quartier administratif de Belleville3. Notre terrain inclut ainsi le quartier de Ménilmontant.
12L’identité de Belleville comme terre d’accueil pour les exclus de la ville se développe déjà au cœur des années 1800 quand, encore village rural, Belleville accueille les ouvriers chassés du centre de Paris par les transformations haussmanniennes. Au fur et à mesure de son expansion, le quartier devient un lieu de refuge pour les plus démunis (Jacquemet 1984). La configuration du quartier porte aujourd’hui la marque de cette histoire : Arméniens de 1915, Juifs de Pologne et de Russie, exilés du Portugal en 1926, Républicains espagnols de 1936, artisans, maçons grecs et italiens…
13Dans les années d’après-guerre, les immigrés juifs séfarades provenant d’Algérie, et surtout de Tunisie, élisent Belleville comme terre de refuge. Ils gèrent des commerces, des bars et des restaurants qui confèrent une physionomie maghrébine au quartier (Schlevin 1956 ; Lépidis 1980 ; Simon 1994).
- 4 Les sources d’information de ce paragraphe proviennent de lectures bibliographiques (Yu-Sion 1993, (...)
14Depuis la fin des années 1970, une population chinoise se concentre autour de la station de métro Belleville. Le phénomène s’intensifie, au point qu’en une dizaine d’années, les Chinois ont acheté la plupart des commerces du bas Belleville, remplaçant une part importante de la communauté maghrébine et transformant de façon significative la physionomie du quartier. La première grande vague migratoire asiatique concernait des Chinois originaires de la province de Zhejiang, appelés Wenzhou. Par la suite, sont arrivés des habitants du Viêt-Nam et du Cambodge et, depuis les années 2000, des immigrés du Nord de la Chine, appelés les « Dongbei » (Nord-Est en Mandarin)4.
« Actuellement les immigrés chinois n’ont pas une connotation régionale aussi précise, ils viennent à Belleville aussi juste pour travailler car ici, à la différence d’ailleurs, les Chinois peuvent travailler sans connaître le Français » (entretien : 7 septembre 2018, Wan Suk Yi, Coordinatrice de l’association Chinois de France – Français de Chine, Paris).
15Cette succession de vagues migratoires a fait de Belleville ce kaléidoscope social et culturel que nous connaissons aujourd’hui. Cette grande diversité produit aussi des tensions et, en tout cas, entraîne une complexification des relations de voisinage. Mais la musique, nous le verrons plus loin, endosse cette fonction de « catalyseur de convivialité » (Laborde 2018). Dans les années 1980, de nombreux artistes se sont installés dans le quartier. La réhabilitation de friches industrielles en lieux de culture a permis, à l’instar de l’Usine de Pali-Kao, de déployer une grande diversité de lieux de culture et d’engager, avec l’ensemble de la population, une aventure de l’art qui a exercé une grande force d’entraînement. Dans cette dynamique, Belleville est devenu un quartier attractif de Paris.
- 5 Dans le quartier Politique de la Ville « Grand Belleville-Amandiers » un tiers des actifs exercent (...)
- 6 Selon la Chambre des Notaires de Paris, dans le quartier administratif de Belleville (XXe) le prix (...)
16A mesure que la requalification du quartier progresse, les gens de la culture sont rejoints par d’autres professionnels avec des revenus relativement hétérogènes5 (Clerval 2013 ; APUR 2016). Dans le même temps, une forte hausse des prix de l’immobilier a rendu l’accès au quartier plus difficile pour la classe moyenne, bien qu’il reste moins cher que dans le reste de la ville6.
17C’est dans les espaces commerciaux et de consommation que l’embourgeoisement du quartier est devenu le plus visible, entraînant des formes de « gentrification commerciale » ou « boutiquing » (Zukin et al. 2009).
18Les activités commerciales du quartier s’ajustent sans cesse à la demande des nouveaux arrivants. Cette fois, les épiceries fines, les caves à vins ou les grandes chaînes de vente au détail s’implantent dans la partie haute du quartier. Cette gentrification est bien particulière. Les géographes et les spécialistes d’urbanisme qualifient ce processus bellevillois de « gentrification marginale » (Vivant et Charmes 2008). Introduite par Damaris Rose au début des années quatre-vingt, cette notion s’inscrit dans une approche de la gentrification modélisée en étapes qui conduisent à ériger un quartier pensé comme lieu d’accueil des marges en « territoires socialement exclusifs ». Les populations visées par le syntagme « gentrification marginale » sont des populations « relativement plus pourvues en capital culturel qu’en capital financier, majoritairement jeunes adultes diplômés vivant seuls ou en couples sans enfants et locataires sur le marché privé » (Clerval et Van Criekingen 2012).
19Dans le quartier administratif Belleville-Amandiers (XXe), parmi les résidences principales, 42 % des logements sont des logements sociaux, occupés par des personnes aux revenus modestes (APUR 2016). Cette présence populaire, ainsi que l’abondance de commerces de produits exotiques destinés aux immigrés, le commerce sauvage de rue, la prostitution chinoise dans le Boulevard, représentent un « frein à la gentrification » (Clerval 2011), mais ils n’empêchent pas sa progression.
20L’un des débats les plus animés sur Belleville concerne la cohabitation de plusieurs cultures, ethnies, religions dans un même lieu, surnommé de ce fait Babel-Ville. Belleville est souvent décrit comme un quartier multi-ethnique, fruit d’un harmonieux mélange cosmopolite : « Un lieu emblématique des quartiers pluriethniques à la française »7. Il s’agit d’une image mythifiée et récurrente, transmise par la presse, les discours politiques, et récursive dans la perception des visiteurs et des associations du quartier. Ce mythe est fortement critiqué par divers auteurs qui citent dans leurs travaux les recherches pionnières sur le sujet réalisées par Patrick Simon en 1994. L’auteur décrit Belleville comme une fragile mosaïque, où des stratégies particulièrement sophistiquées d’occupation de l’espace et de gestion des relations sociales garantissent la paix sociale (Simon 1994).
21Ce partage est toujours perceptible. A certains égards, il s’est élargi au fil du temps. Dans le quartier, chaque groupe signe sa présence dans le paysage urbain à travers des marqueurs identitaires facilement lisibles, tels que les façades des commerces, l’occupation des cafés, la mise en scène des rapports sociaux.
22Une première division territoriale évidente est entre le Bas et le Haut Belleville. La partie haute du quartier, considérée comme la plus bourgeoise, est mythifiée aujourd’hui dans l’image du « Village Jourdain » et valorisée par les agences immobilières. En descendant la rue de Belleville, le paysage devient plus populaire et cosmopolite ; entre autres, on peut identifier des micro-territoires basés sur la surreprésentation de certaines communautés.
23La ville maghrébine domine sur le boulevard de Belleville, où se concentrent les épiceries hallal, les cafés et les restaurants arabes, qui côtoient les boucheries casher, les pâtisseries orientales et les « bazars » des juifs séfarades. L’Afrique subsaharienne est plus discrète, concentrée autour de la place Alphonse Allais où les enfants jouent et les femmes vendent parfois des produits traditionnels. Dans la rue Ramponeau, ou devant le foyer de travailleurs africains de la rue Bisson, des groupes de garçons s’assemblent jour et nuit, ainsi que dans les boutiques de couturiers.
24La partie asiatique s’étend aux alentours de la station Belleville, marquée par les nombreuses enseignes en idéogrammes chinois, des commerces, restaurants, bijouteries, salons de beauté, et supermarchés. Sur le boulevard de la Villette et dans les rues adjacentes, s’assemblent aussi de nombreuses prostituées chinoises surnommées les « marcheuses de Belleville ». Une division territoriale est aussi établie à l’intérieur même de la zone asiatique, qui ne constitue pas une communauté homogène. Cette séparation reflète les diverses vagues d’immigration : les restaurants Wenzhou sont concentrés sur la rue de Belleville, côté XXe arrondissement, les commerçants d’Asie du Sud-Est se sont installés sur le côté du XIXe et les commerçantes originaires du Nord-Est de la Chine, côté Xe (Yu-Sion 1993).
25Ces derniers temps, on voit apparaître des dynamiques de logement et d’occupation de l’espace qui viennent complexifier ce modèle de division implicite du quartier et les rapports sociaux qui les sous-tendent. L’arrivée de nouveaux résidents, l’avancée des épiceries fines et des caves à vin vers le Bas Belleville, la fréquentation des cafés et des restaurants du quartier par des jeunes à la recherche de lieux « branchés » révèlent une complexification de sa stratification urbaine et des formes de mixité. Cet enchevêtrement de milieux sociaux est difficile à cerner. On observe aussi une alternance dans l’occupation des mêmes espaces en fonction du temps ; on voit par exemple les terrasses des mêmes cafés se peupler de visages différents le matin, l’après-midi ou le soir. Ces dynamiques créent des tensions et des conflits latents. Voilà pour l’espace, mais qu’en est-il pour les pratiques culturelles et, singulièrement ici, pour la musique ?
26La musique fait partie intégrante du paysage socio-culturel de Belleville. Déjà, avant son annexion à Paris, l’ancien village était très réputé pour la quantité et la qualité de ses cabarets et de ses guinguettes qui s’installaient ici aussi pour éviter les impôts exigés par la Ville. Son ambiance festive était encore associée à la célèbre parade carnavalesque, connue comme « la descente de la Courtille » qui, à partir de 1822, se déroulait durant une quarantaine d’années (Gastineau 1862).
27Pendant la Belle Epoque le quartier était fameux pour ses cafés-concerts, music-halls, comme les Folies Belleville, et ses bals musette, comme le Bal de famille Ramponeau, le Tourbillon, Ça gaze, la Java (Braquet 2017).
28En outre, l’histoire musicale de Belleville est aussi liée à celle de la chanson française. Lieu de naissance d’Edith Piaf et de Maurice Chevalier, ce quartier a été célébré par plusieurs artistes dans leurs chansons (Eddy Mitchell, Serge Reggiani, etc.). Une histoire moins connue est celle qui lie le quartier aux mouvements rock alternatifs français des années quatre-vingt ; une scène née dans deux lieux emblématiques de Belleville, le « squat » de la rue des Cascades et les usines Pali Kao (Pépin 2007).
29Actuellement, le paysage identitaire du quartier se donne à lire dans ses lieux de musique, cela va des plus grandes salles de concert, dont les anciennes usines réhabilitées, jusqu’aux coins des rues investis par les joueurs d’orgues de Barbarie qui, avec leur répertoire des chansons populaires, font revivre des atmosphères que l’on juge « typiques » et qui renvoient à un autre temps.
- 8 Recherche réalisée en juillet 2018 par l’autrice avec les jeunes du quartier dans le Programme VVV.
30Dans un quartier multiethnique et multiculturel comme Belleville, les pratiques musicales portent en elles des enjeux d’affirmations identitaires, culturelles et territoriales. La musique représente un signe de reconnaissance, un élément fédérateur et un moyen d’expression des différentes communautés réelles ou imaginaires qui y vivent (Anderson 1983). Les pratiques d’écoutes musicales révèlent un rôle crucial dans la reconstruction d’un lien entre les immigrés et leur pays d’origine, comme confirmé par le projet « Les sons de Babelville ». Cette action de recherche et de collecte des musiques et des chansons liées aux moments de convivialité auprès des habitants du quartier a montré, entre autres, que la quasi totalité des 97 personnes interviewées, dont 80 % sont d’origine étrangère, préféraient chanter dans leur langue maternelle8.
31La musique est également essentielle dans le développement de liens de solidarité dans les communautés d’immigrés installées dans le quartier. A cet égard, par exemple, elle est utilisée dans diverses pratiques rituelles. Parmi ces dernières, les célébrations du Nouvel An chinois jouent un rôle particulièrement intéressant, tant par l’importance de cette communauté, que par l’occupation de l’espace public associée. A cette occasion, la communauté chinoise de Belleville organise un défilé, avec les danses du dragon et du lion. Elles sont accompagnées par des tambours, des gongs et des cymbales.
32Sur les trottoirs de Belleville sont également organisés des rites propitiatoires en faveur des commerçants chinois, la coutume traditionnelle du cai qing (採青, littéralement « cueillir les verts »). Il s’agit d’une danse traditionnelle, censée apporter la fortune. Des danseurs, revêtus d’un costume de lion, doivent attraper des salades accrochées à une perche, tenue par le propriétaire du magasin, et écraser les oranges placées par terre devant sa porte. Les danseurs de Belleville, tous très jeunes, sont membres de l’association d’arts martiaux Wudang (Lion dance), qui s’entraîne toute l’année sur le parvis de la place Marcel Achard. La troupe exécute durant plusieurs jours la danse devant les magasins de Belleville ; elle est toujours entourée par un groupe de passants attirés par son aspect spectaculaire. Il s’agit la plupart du temps de personnes croisant par hasard la cérémonie, ignorant généralement sa signification. Il est malaisé d’obtenir des informations à son sujet, car les membres de la troupe semblent plus ennuyés que flattés par l’intérêt manifesté. Bien que public, cet espace rituel reste à l’intérieur d’une communauté fédérée autour de ses valeurs, symboles et codes non partagés à l’extérieur.
Fig. 1. Lion dance, Belleville, 2016.
Photo Monica Caggiano
33A l’opposé, il y a l’hommage rendu au danseur congolais Mutshi Maye à l’occasion de ses obsèques au centre de danse Momboye à Ménilmontant en février 2016. Bien que cette cérémonie se soit déroulée dans un espace fermé, l’accès était public avec la création d’un vrai espace de partage. Cent personnes environ se sont rassemblées pour lui rendre hommage, surtout des membres de sa famille, amis et élèves venus de Paris et d’ailleurs, ainsi que des personnes qui ne le connaissaient pas du tout. Ensemble ils ont mangé, bu, chanté, joué et dansé à sa mémoire durant toute la nuit. Six congas et autres percussions ont donné le rythme aux danseurs qui ont alterné dans des chorégraphies improvisées auxquelles tout le monde pouvait participer. Cet événement, qui reflète le caractère public très marqué qu’ont les cérémonies familiales en Afrique, a créé un espace de partage où chacun a eu la possibilité de jouer un rôle actif.
34Dans ce quartier, il existe des lieux de musique (cafés ou restaurants) avec une connotation ethnique marquée. Cependant, même si ces lieux expriment des identités spécifiques, ils ne représentent pas des espaces de séparation, mais plutôt d’inter-influences, dans lesquels diverses cultures se rencontrent, se découvrent et apprennent à se connaître.
35Julien, un « petit blanc » qui chante en wolof pendant un « bœuf » improvisé au café Popul’air, m’explique : « J’ai appris cette chanson avec un ami africain du quartier, je chante dans plusieurs langues, je ne sais même pas combien. En habitant à Ménilmontant, je n’ai pas besoin de voyager pour connaître le monde ».
36Dans l’immense restaurant karaoké Chinatown Belleville, on trouve plus des groupes de Parisiens de tous âges que les familles chinoises du quartier. Ils chantent armés d’un micro et filmés par une caméra qui diffuse les images sur de grands écrans.
37Un exemple d’espace de rencontre et d’apprentissage interculturel est le Mineirinho Bar, un véritable repère pour la communauté brésilienne à Paris, qui propose une programmation hebdomadaire de concerts, des rodas de samba et de choro. La roda (littéralement le « cercle ») est en soi un outil de convivialité : « Un espace d’accueil ouvert à tous, dans le cercle chacun s’écoute et se regarde, l’intérêt c’est de jouer ensemble » (entretien : 6 juillet 2018, Seba Yahia, Paris). Cette musique, populaire par les pratiques de socialisation qu’elle est capable de générer, est toutefois très codifiée, notamment lors de l’improvisation.
38Les musiques du monde qui résonnent à Belleville créent des lieux d’apprentissage privilégiés par tous les musiciens, au-delà de leur nationalité :
« La plupart des participants à la roda sont des habitués et sont français, italiens, etc. Bien sûr il y a aussi des Brésiliens, mais ils ne sont pas très nombreux » (entretien : 6 juillet 2018, Seba Yahia, Paris).
39Ces pratiques musicales présentent des caractéristiques particulières du fait qu’elles sont partagées par des musiciens de cultures différentes : ainsi, les musiciens qui participent à la roda jouent avec des partitions, alors que ces répertoires sont transmis oralement au Brésil. Il ne s’agit pas non plus d’espaces d’homogénéisation ou de reproduction : bien que le répertoire et le style demandent un cadre bien structuré, on se retrouve toujours dans une interprétation.
40Les membres de la roda sont liés par leur intérêt et leur culture musicale, plutôt que par des origines communes, il ne s’agit pas d’une communauté ethnique, mais plutôt d’une microcommunauté musicale (micromusics). Mark Slobin dans son œuvre pionnière Subcultural sounds définit ainsi cette notion : « By micromusics I mean the small musical units within big music-cultures » (Slobin 1992 : 1).
41A Belleville, comme dans tous les contextes urbains, les subcultures musicales utilisent la musique pour affirmer leur identité et leur territoire, ainsi que pour satisfaire le besoin d’expression symbolique de leurs rapports sociaux. Il en est ainsi du rap et du hip hop écoutés par les jeunes qui se réunissent tous les jours dans les endroits les plus isolés du parc de Belleville. Le répertoire de ces genres musicaux présente un caractère fonctionnel et riche en codes sémantiques qui place la musique au centre du système de valeurs, délimitant les frontières symboliques du groupe.
42Les lieux musicaux les plus significatifs pour les pratiques de sociabilité du quartier sont les cafés qui offrent une programmation musicale ou qui permettent aux clients de jouer. Comme le dit une musicienne du quartier :
« Je ne sors plus sans mon instrument, je me pose souvent dans le café juste en bas de chez moi et je commence à jouer. Je sais que je vais rencontrer des autres musiciens du quartier, on se connaît plus ou moins tous, on finit souvent pour jouer ensemble. Les gens assis au café aiment ça, ils s’approchent, ils me posent des questions. Tout ça me donne le courage et l’envie de continuer » (entretien : 15 mars 2016, Déborah Zloto, Paris).
43Le café, ce « tiers-lieu » (« Third Place », Oldenburg 1989) entre le foyer et le travail, représente un espace de rencontre, d’échange, de partage pour les pratiques musicales. La fréquentation des cafés est l’un des modes de construction des réseaux de proximité. C’est important aussi bien pour les musiciens professionnels, que pour les amateurs :
« C’est très important le soutien du quartier, mon public fidèle est composé de personnes connues dans le café du quartier, grâce à eux j’ai produit aussi mon dernier CD, ils m’ont aidé avec les graphiques, avec les arrangements, etc. » (entretien : 7 avril 2016, Rachel Sonalm, Paris).
44Dans les cafés de Belleville, la musique joue un rôle fédérateur, forge ces communautés évoquées ici et organise des échanges. A dire vrai, les communautés sont ici des communautés électives. Elles sont plus ou moins éphémères, se rassemblent par goûts musicaux, autour d’un genre musical, parfois elles élisent des lieux différents comme points de rencontres. Un exemple est la communauté construite à la terrasse du café dit chez Zoubir : musiciens et auditeurs, qui se retrouvaient régulièrement pour jouer de la musique ensemble, ont noué des relations personnelles et professionnelles, au point qu’ils fondèrent ensemble le Zoubir orchestra qui rayonne dans le quartier. Un autre exemple est la micro-communauté des amoureux de l’afro groove qui se réunit depuis des années pour la jam session du dimanche au Café des sports, rue de Ménilmontant. Et les liens formés ainsi perdurent en d’autres espaces, dont cette Jim Jam Session, qui s’est tenue de façon régulière entre 2013 et 2016 au café-théâtre le Popul’air et a drainé des amateurs venus de partout ailleurs.
45Dans ces espaces créés par la musique, les différences sociales sont annihilées :
« A la Jim Jam sont passés des sans-papiers, des personnalités, des gens de différentes classes sociales et origines. C’est la musique qui casse toutes les barrières, qui crée du lien social et de la mixité » (entretien : 23 juin 2016, Jimmy Justine, Paris).
46L’ambiance de ces espaces de rencontres peut être très chaleureuse et détendue, mais il peut arriver que la conquête de la scène soit conflictuelle, chacun voulant se produire en priorité, et il arrive aussi que ces tensions dégénèrent en bagarres.
Fig. 2. Le Zoubir orchestra, Fontaine Henri IV, Belleville, décembre 2016.
Photo Michel Blondeau
47La notion d’espace métis nous conduit inévitablement sur un terrain épineux, puisque le métissage est une question très débattue et ambiguë (Amselle 2000 ; Bureau 2012). Cette ambiguïté se lit dans le passage d’une acception originairement négative, qui parfois persiste encore, comme forme de « bâtardise », à sa récente valorisation. Il est significatif qu’un des auteurs qui a le plus contribué à la fortune des « logiques métisses », Jean-Loup Amselle, est souvent revenu sur cette notion, en la considérant comme « une notion piège « : « Tout métissage renvoie à l’idée préalable que l’humanité est composée de lignées séparées qui, enfin, peut-être vont se trouver réunies. Derrière la théorie du métissage, il y a celle de la pureté des cultures » (Amselle 2000 : 50). La conclusion qu’en tire l’auteur est que : « Raisonner ainsi dans le domaine culturel est dangereux dans la mesure où cela induit un paradoxe : le métissage reproduit ce que l’on veut dénoncer » (Amselle 2006).
48Pourtant, lorsqu’elle est à l’œuvre dans les interactions ordinaires qui marquent l’identité de Belleville, la notion de métissage demeure pertinente, notamment parce qu’elle offre un troisième espace, entre la fusion totalisante de l’homogène et la fragmentation différentialiste de l’hétérogène.
49Pour dépasser le risque de soutenir une vision implicite de pureté originelle, j’adhère à la proposition de Laplantine et Nouss, qui considèrent le métissage, comme un processus de transformation continue, élément consubstantiel à la plupart des sociétés : il « n’est pas une pensée surplombant un objet, mais une pensée dans laquelle des sujets se rencontrent, se construisent, se déconstruisent, se reconstruisent » (Vaugrand et Vialaneix 1999 : 45).
50Pour l’anthropologue François Laplantine, le métissage est une « connaissance de la pénombre » :
« Ce n’est pas exactement un concept. Le métissage, c’est ce moment improbable qui ne relève pas du savoir mais d’une connaissance vibratoire. [….] Ce n’est pas parce que vous avez une musique moderne européenne qui va rencontrer une musique traditionnelle africaine que vous allez faire jaillir une musique métisse. C’est beaucoup plus complexe que cela. Je vais prendre l’exemple du tango. Le tango n’est pas tant métis parce qu’il a des origines africaine, américaine, italienne, etc. Il n’est pas métis non plus parce qu’il chante sur un rythme guilleret la plainte d’une âme désespérée. Mais chorégraphiquement, il est métis parce qu’il y a ce mouvement qui en espagnol s’appelle ‘‘corte’’, qui est la suspension du rythme à partir duquel les pas de la femme vont pouvoir opérer une libre création, élaboration, auxquelles vont répondre les pas de l’homme. Alors que dans la valse, qui est identitaire, on n’arrête pas de répéter, de reproduire le même rythme, la chorégraphie du tango est infiniment diversifiée. C’est cette tension métisse qui fait que les pas de l’homme sont irréductibles aux pas de la femme » (Vaubrand et Vialanex 1999 : 37).
51La polarité homogène/hétérogène est précisément contredite par l’espace métis fabriqué par diverses pratiques musicales dans le quartier de Belleville. Cet espace ne découle pas « d’une addition ou d’une soustraction par rapport à la culture existante, il s’agit au contraire de combinaisons qui créent ce qui pourrait s’appeler un espace tiers, un espace dans lequel les deux cultures d’« origine» […] sont interpellées et transformées, […] sont transportées ailleurs pour donner naissance à une nouvelle configuration culturelle » (Chambers 1985 : 72).
52Un cas typique est celui du groupe Sahel Ménilmontant. Dans son répertoire, les sonorités et les rythmes des musiques traditionnelles sénégalaises fusionnent avec les sons des instruments occidentaux, en un langage inédit, mais qui conserve les traces des éléments originels.
53La rencontre qui a donné naissance au groupe est racontée par Souleymane Thiello, son leader, arrivé en France en provenance du Sénégal en 2008 :
« Ma famille est originaire du Sahel. La rue de Ménilmontant c’est là où j’ai rencontré Fredo, un Français né dans le quartier. C’était en 2012, je remontais la rue avec ma guitare sur le dos, on s’est vus et nous avons immédiatement commencé à jouer. Il pleuvait, mais on avait tellement envie de jouer ensemble que nous avons continué à l’abri des arbres, et depuis lors, on ne s’est plus quittés. Dans la ville, les musiciens sont les seuls à communiquer sans se connaître, il suffit qu’ils voient un instrument pour se rapprocher » (entretien : 23 mars 2016, Souleymane Thiello, Paris).
54Dans le cas de Sahel Ménilmontant le métissage s’élabore, plus que dans leur musique, dans l’espace fabriqué par leur musique. On peut dire que leur musique crée un espace métisse, un territoire de rencontre, de déconstruction et de reconstruction qui laisse toujours place à l’inachevé, à commencer dans la géométrie variable du groupe Sahel Ménilmontant :
« Durant ces années, plein de musiciens différents se sont éclatés avec Fredo et moi, bien entendu ils sont des musiciens qui restent dans notre philosophie » (entretien : 23 mars 2016, Souleymane Thiello, Paris).
55Leurs concerts se déploient dans des espaces d’improvisation qui mettent en œuvre des procédures inédites susceptibles d’engendrer des résultats originaux :
« Pendant les concerts on improvise ! Souleymane joue toujours la chanson qu’il a envie de jouer, ça dépend beaucoup de l’énergie qui lui arrive du public, si les gens ont envie de danser. Ce n’est jamais le même concert. On ne répète pas, on joue sur le feeling » (entretien : 29 juin 2016, Fredo Cloux, Paris).
56Lors des concerts, ils définissent un espace ouvert et inclusif où la scène est disponible pour tous les musiciens qui veulent se joindre au groupe ou pour ceux qui ont envie d’interpréter leur morceau. Entre autres, l’interaction avec le public est continue :
« Là où on joue le plus souvent, dans les cafés, ce n’est pas comme dans les grandes salles de concerts, où les musiciens sont en haut sur la scène, ils ne voient pas leur public qui est dans le noir. Dans les cafés, tu regardes ton public dans les yeux. L’échange d’énergie est continu. On le sent si l’énergie est en baisse et quand le public ne t’écoute pas c’est très difficile » (entretien : 29 juin 2016, Fredo Cloux, Paris).
57Les concerts n’ont jamais de durée déterminée. Ils se poursuivent jusqu’à la fermeture du lieu, ou même plus tard une fois la porte du café fermée. En outre, souvent après la fermeture, les musiciens continuent à jouer dans la rue, surtout sur le boulevard à coté du métro Ménilmontant. Ils créent un espace de partage et de dépaysement, les passants s’arrêtent, des musiciens s’ajoutent au groupe, il y a toujours quelqu’un qui chante, et la fête peut se poursuivre jusqu’à l’aube.
Fig. 3. Souleymane Thiello, jam session à Les Idiots, juillet 2019.
Photo Monica Caggiano
58Ces pratiques constituent souvent des sources de tension avec les résidents. Ce cas particulier renvoie à une question plus générale : les conflits d’usage autour des espaces publics qui se multiplient à cause de la gentrification, non seulement pendant la nuit (Gwiazdzinski 2007), mais aussi dans la journée (Atkinson 2004). Ces tensions affirmèrent de plus en plus une vision précise se reflétant également dans la législation publique, celle qui considère le silence et l’observation comme les seules façons d’expérimenter l’espace public, selon la thèse avancée par Richard Sennett dans son œuvre The Fall of Public Man (1977).
59Cette étude présente la façon dont les pratiques musicales produisent une multiplicité d’espaces sociaux dans le quartier de Belleville, à Paris. La prolifération de ces espaces et les pratiques qui leur sont associées renforcent l’idée que l’on peut fabriquer une société en mobilisant ses musiques. Le son de Belleville, j’espère l’avoir montré ici, est protéiforme. Il reflète évidemment la grande diversité culturelle du quartier, produit de son histoire. L’hétérogénéité des musiques qui l’habitent est le résultat de l’histoire particulière de ce territoire ouvrier, déjà connu pour ces espaces de convivialité populaire, laquelle a été tissée par les nombreuses communautés migrantes qui, de génération en génération, l’ont choisi comme terre d’accueil.
60Les interactions qui s’alimentent autour de la musique définissent une multiplicité d’espaces dans le quartier, qui reflète la grande variété de lieux, de genres, de spectateurs et musiciens de cultures et origines diverses.
61Bien que la musique joue un rôle important comme référentiel culturel et identitaire au sein des diverses communautés, les pratiques musicales collectives ne définissent pas des espaces fermés, clos ou de ségrégation, mais plutôt des espaces perméables, de rencontres, d’échanges et de partage. Cette capacité d’inclusion se manifeste également lorsque la musique est mobilisée dans des rituels communautaires ; elle devient alors partie intégrante de la fabrication d’un espace d’entre soi. Dans les nombreux cafés et restaurants à forte connotation ethnique, les pratiques musicales fabriquent des espaces poreux de rencontre et de découverte, dans lesquels diverses cultures s’observent, apprennent à se connaître et à se reconnaître. Des cafés à l’esprit festif comme Les Idiots sur le boulevard de Ménilmontant, mais aussi des pratiques sociales comme la roda de choro, façonnent de véritables espaces de partage et d’apprentissage interculturel. Cette étude de terrain montre ainsi que la musique, loin de constituer un ciment pour des communautés ethniques, agit pour façonner les micro-communautés musicales (micromusic) décrites par Slobin, dont les membres sont liés par leur intérêt et leur culture musicale (Slobin 1992).
62Au sein de nombreuses micro-communautés musicales de Belleville, musiciens et spectateurs de toutes origines sociales et culturelles, se retrouvent régulièrement pour jouer de la musique ensemble, tout en tissant des espaces de brassage, capables de briser les frontières de n’importe quelle société partagée (réelle ou supposée). Dans le débat ouvert sur l’intégration dans le quartier, cette recherche voudrait témoigner que les pratiques musicales fabriquent des espaces métis qui ne se configurent ni comme espaces d’assimilation à la culture française, ni comme fragile mosaïque de cultures juxtaposées qui partagent un même territoire : ce sont des espaces qui façonnent « un horizon imprévisible », d’une imprévisibilité qui contredit la polarité homogène/hétérogène. Ce sont des « espaces de jeu dans tous les sens du terme, non pas du plein de l’homogène, mais des trous, des blancs, de l’entre-deux » (Laplantine et Nouss 1997 : 79).
63La musique du groupe bellevillois Sahel Ménilmontant, par exemple, se situe dans « l’entre-deux », pas seulement pour leur répertoire, mais surtout pour leur coproduction d’espaces inédits et inachevés, de dépaysement, dont les sujets s’engagent dans des recompositions permanentes ; ils se rencontrent, se construisent, se déconstruisent, se reconstruisent.
64La particularité de Belleville est précisément cet idéal affiché d’organiser, grâce à la musique, les migrations qui font la marque du quartier dans un esprit de rencontre libre, non hiérarchisée, mais accueillant des différences en situation de co-présence grâce à la musique et qui façonnent une histoire qui est en train d’écrire aujourd’hui une nouvelle page de Belleville, en lien avec les pages que d’autres migrations ont écrites ici-même dans un passé récent. Les musiciens étrangers qui jouent à Belleville ne se contentent pas d’être des objets d’un cadre déjà défini qui les rangerait dans ces cafés à une place prévue pour eux par une « culture dominante » : ils deviennent des sujets actifs d’une transformation des espaces urbains et de l’invention, par leurs pratiques musiciennes, de nouveaux horizons de convivialité qui sont la condition d’un vivre ensemble.