- 1 Sans entrer dans les querelles d’école ou d’épistémologie, nous considérons ici que le mot ethnomus (...)
1Il y a bien longtemps que les ethnomusicologues et les anthropologues étudient la musique dans des contextes de migration, et des plus variés1. Le thème contribue pleinement à l’histoire de notre discipline. Il en est même un principe constitutif. Ce numéro des Cahiers d’ethnomusicologie voudrait cependant apporter une contribution distinctive à cette problématique en dessinant quelques perspectives qui participent d’un renouveau de l’attention prêtée à cette relation entre musique et migration. Ce point de vue s’ancre au cœur de notre domaine de spécialité et procède d’une forme de sidération. On pourrait le formuler de la façon suivante : comment se fait-il qu’en dépit de l’expertise qu’elle a développée sur ce thème, en son sein bien sûr, mais aussi, d’une manière élargie, au sein des sciences sociales, l’ethnomusicologie se trouve réduite à une condition ancillaire dans les débats contemporains sur la mobilité, sur les villes globales, la super-diversité quand les sciences sociales y voient « un véritable tournant dans l’étude des phénomènes d’hétérogénéité et de pluralisme culturel » (Doytcheva 2018 : 1), mais aussi dans les débats plus larges qui portent sur le changement climatique et articulent biodiversité et diversité culturelle, ou même dans ces autres débats, politiques, qui affectent les pratiques musiciennes de populations en situation de migration forcée (Crul et al. 2013) ?
- 2 Pour y voir clair à la fois dans l’histoire de l’ethnomusicologie et dans quelques-uns de ses enjeu (...)
2Ce dossier entend réparer cette asymétrie et installer la musique au cœur des débats contemporains sur les migrations. Il ne le fait pas ex abrupto, mais en rappelant quelques-uns des socles méthodologiques qui ont fait la pertinence des savoirs que l’ethnomusicologie a su instruire au cours de son histoire comme discipline, et en rassemblant ici des contributions qui s’ancrent dans des traditions de pensée diverses. Au moment où les crises migratoires bousculent nos cadres de pensée, nos manières de faire société et notre lien à la science, nous proposons que ce numéro soit lu comme une invitation adressée aux ethnomusicologues à prendre la place qui leur revient dans ces débats de société, eux qui ont su faire de la musique un outil d’intelligibilité des sociétés humaines2.
- 3 Parmi les nombreuses rencontres récentes, citons Ana Maria Ochoa (Columbia University, New-York) et (...)
3Ces crises migratoires permettent en effet de d’apporter aujourd’hui de nouveaux éclairages sur la question des pratiques culturelles en situation de migration forcée. Quelques colloques d’envergure et des travaux, exploratoires pour la plupart, tentent de cerner au plus près les enjeux liés aux pratiques musiciennes dans de tels contextes3. Rien de foncièrement novateur, soyons lucides, car le questionnement vient de loin. Il s’ancre dans ce socle constitué par un ensemble d’études ethnomusicologiques dont les quelques-unes citées en amont, des études qui portent sur les circulations des musiciens (Charles-Dominique 2018), sur les performances musiciennes et les répertoires mobilisés par les populations migrantes, comme celles, fondatrices, de Veit Erlmann (1996) ou d’Adelaida Reyes (1986, 1999), sur les paysages acoustiques et le lien aux dispositifs technologiques (Bronfman 2016), sur la construction d’espaces publics et de formes de citoyenneté par la musique (Stokes 1994 ; Damon-Guillot & Lefront 2017 ; O’Toole 2014). Citons encore quelques études qui cherchent à comprendre comment les idiomes musicaux se stabilisent ou au contraire s’inventent dans des formes diasporiques qui visent l’échelle transnationale (Chambers 1995 ; Aubert 2005 ; Olivier 2012 ; Ferran 2015) ou encore à mobiliser le vécu musical pour en faire un instrument de résilience (Dokter 2005 ; DeNora 2013 ; Stige et al. 2016). Ces savoirs accumulés et ces expertises spécifiques rencontrent cependant aujourd’hui un impératif d’envergure, celui qui incombe à la recherche scientifique, quel que soit son domaine d’expertise, et singulièrement à l’ethnomusicologie en tant que discipline de l’altérité, celui de forger des réponses appropriées à une crise sociétale de grande ampleur liée à l’immigration et dont il est d’usage de faire de l’année 2015 le point de départ.
4Précisons que s’il est ici question de « crise migratoire » ou de « crise sociétale de grande ampleur », c’est bien de crise politique qu’il s’agit. La crise naît en effet notamment de la confrontation du modèle social, sécuritaire, économique de l’Union européenne avec un modèle d’intégration qui marque le pas dès lors qu’il est envisagé sous le sceau de l’urgence et d’une relation complexe avec la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés. S’il est donc bien question dans le propos qui va suivre de « crise migratoire », c’est à la condition de considérer la crise comme une forme relationnelle entre demande d’asile et dispositif d’accueil, au cœur d’une forme dialogique qui relie l’errance et l’accueil, la fuite et l’hospitalité.
5En 2015, plus d’un million de personnes transitant par des pays désorganisés par des guerres – des guerres dans lesquelles des pays européens sont parties prenantes (Libye, Syrie, Irak, Afghanistan) – se présentent aux portes de l’Union européenne : 972 500 par mer, 34 000 par les Balkans4. Tentons de maîtriser les ordres de grandeur. En 2015, l’Union européenne compte 508,2 millions d’habitants. En données brutes, l’arrivée de ces migrants représente donc 0,2 % de la population européenne. Comment parler de « crise » en regard des faibles ordres de grandeur des migrations ? Gageons qu’il convient de porter notre attention ailleurs que sur les statistiques, non plus sur les flux mais sur leur gestion, non plus sur les données absolues mais sur les dispositifs d’accueil, non plus sur les tableaux mais sur les expériences au quotidien. Déplacer notre attention de cette manière, c’est aussi une manière de traiter de l’action publique lorsqu’elle est en prise avec des populations en mobilité dans le contexte des politiques migratoires contemporaines européennes.
6Et c’est ici que la musique vient se loger. Dès lors que l’on change la focale pour interroger les multiples formes de solidarité, d’accueil et de collaboration, la musique vient en effet occuper une place de choix, on va le voir, et elle devient un outil d’intelligibilité de premier ordre (Laborde 2019).
7C’est au cœur d’un de ces dispositifs d’accueil que Fulvia Caruso a installé son atelier d’ethnomusicologue, à Crémone (Lombardie) et dans ses environs. Avec ses étudiants et quelques anciens élèves, elle a créé dès 2014 un atelier de recherche action. Depuis lors, avec des publics sans cesse renouvelés, elle propose un adage assez simple : « Faisons de la musique ensemble et nous verrons bien ce qui adviendra ». Cette démarche s’accompagne d’un questionnement partagé : que peut donc faire (au sens de fabriquer) la musique lorsqu’elle est pratiquée par des migrants qui se trouvent plongés en situation d’anomie ? Qu’expriment donc ces personnes qui échouent en Italie par le hasard des routes migratoires lorsqu’elles se saisissent de la musique ? Quelle est cette part d’elles-mêmes qui se donne à entendre lorsqu’elles la jouent, ou qu’elles l’apprennent, et qu’elles la partagent ? Et comment faire de cette matière sonore un instrument de sociabilité, qui pourrait aller peut-être jusqu’à une forme de citoyenneté musicienne, à la façon de Michael O’Toole, cité plus haut ? Ce travail engagé avec les demandeurs d’asile du Centre d’Accueil Extraordinaire du Diocèse de Crémone et d’un Centre d’Accueil Extraordinaire de Vigolzone (Piacenza) place la musique au cœur des dispositifs qui rendent possible la rencontre.
8A Crémone, les demandeurs d’asile viennent du Ghana, de Guinée, de Guinée Bissau, de Côte d’Ivoire, du Mali, du Nigeria, du Sénégal ou du Togo. La participation à ces ateliers est libre. Chacun s’y présente avec le désir de vivre en commun une expérience musicienne. De ces initiatives, un groupe est né. Il a pour nom Oghene Damba Cremona Boys Musical Theatre Group. Basé à Crémone dans l’un des centres d’accueil de migrants, il est en recomposition permanente au gré des arrivées et de l’évolution des dossiers administratifs de demande d’asile. Mais sa présence est telle que le groupe est devenu un marqueur identitaire de la ville, qui a imaginé un festival. Il se produit régulièrement en concert dans tous les événements de la ville. Cette expérience entre en contrepoint avec celle de l’atelier musical du centre d’accueil de Vigolzone (Piacenza) dans lequel des étudiants de l’université font de la musique avec des migrants, dans lequel un répertoire de chansons traditionnelles italiennes est appris par tous, dans lequel chacun mémorise aussi les chants de tous les autres. Ainsi se fabrique un répertoire commun qui devient l’aliment d’une « aventure musicienne ». La contribution de Fulvia Caruso fait partie assurément de ces toutes premières analyses des musiques construites dans des situations contemporaines de migration contrainte.
9Dans un tout autre contexte, au cœur de ce couloir migratoire qui est le plus dense au monde, Andrea Shaheen Espinosa scrute la frontière mexicano-américaine. Professeure à l’Université du Texas à El Paso (UTEP), elle a elle-même créé des ateliers pour travailler la musique avec les migrants, elle a favorisé les rencontres musicales de tout type, mais cette fois, elle prête attention à « la musique arabe » dont on pourrait dire qu’elle transite à la frontière, chaque jour, encore que l’effet, parce qu’il est différé, est surprenant. Elle a suivi l’itinéraire musical, social d’un groupe de musiciens installés à Ciudad Juárez (Mexique). Ils traversent chaque jour la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis et viennent à El Paso (Texas) pour rencontrer des musiciens de la communauté syrienne. Comme dans tous les points frontières en contexte urbain, Ciudad Juárez et El Paso sont la même conurbation, une conurbation que divise un mur percé de postes frontières. Elle décrit la rencontre entre ces deux groupes porteurs de tradition, qui s’est produite d’une manière très inattendue. En s’écoutant mutuellement, les musiciens chicanos et les réfugiés syriens ont découvert que les points de convergence ne se situaient pas au plan de l’idiome musical mais à celui du vécu et de la relation que chacun entretient à la musique de tradition. Pour le dire autrement, ils partagent une même expérience de la violence subie, une expérience traumatique commune du déplacement et de la perte, un même recours à la musique comme processus de résilience. Ils ont créé des groupes de musique qui remettent en question les stéréotypes xénophobes véhiculés par l’administration américaine actuelle. La musique est dans les deux cas un instrument à construire la paix. Le fait de jouer ensemble a développé des formes de solidarité performative (Alharbi & Freeman 2018) où l’action musicienne partagée fait le ciment de nouvelles formes de sociabilités. Elle affronte alors une question à la base de ce numéro des Cahiers : comment la présence de la musique dans des interactions sociales modifie-t-elle le regard que chacun peut porter sur les migrants et que les migrants portent sur les sociétés d’accueil ?
10Des enquêtes ethnographiques de cet ordre ne peuvent se déployer qu’à la condition de mettre en œuvre une forte charge d’empathie. Mais comment ne pas confondre neutralité éthique et « conversion à la cause des humiliés et des offensés » (Grignon & Passeron 1989 : 10) ? C’est à un travail en réflexivité de cet ordre que nous convie le philosophe Julien Labia. Il se livre ici à l’exercice périlleux de l’identification d’une « juste distance » entre une posture compassionnelle qui pourrait aveugler et une froideur qui risque de déshumaniser les analyses conduites. L’enjeu ici est épistémologique : comment faire la part entre poste d’observation (qui renvoie à la place qu’occupe l’ethnomusicologue dans le dispositif qu’il entend décrire) et posture d’observateur (qui renvoie à l’appareil critique dont chacun se dote pour conduire ses observations) ? A partir d’analyses situationnelles du discours, J. Labia souligne de quelle façon notre analyse, conduite en nous portant au cœur de situations exceptionnelles, passe par d’autres voies que celles du discours rationnel. Et cela vaut aussi pour l’appréciation des items musicaux : le temps limité dans lequel s’effectuent la plupart de nos jugements réels est un facteur central de notre appréciation de la musique dans une situation dont on pourrait dire qu’elle est saturée de mobilisation émotionnelle. C’est ici la question du temps qui apparaît comme centrale au philosophe. Cette thématisation se retrouve au cœur des autres articles qui composent ce numéro et qui échappent, pour des raisons variées, à l’urgence des situations d’observation et reposent davantage sur l’étude des diasporas et donc des migrations et des pratiques musicales qui leur sont associées dans le temps.
11A Montréal, Nathalie Fernando, Sébastien LeBlanc et Hatouma Sako enquêtent sur un orchestre d’immigrants roumains et moldaves. A mesure que ceux-ci s’installent, ils trouvent là des occasions de jouer. La musique occupe un rôle central dans une forme d’affirmation identitaire basée sur le partage de l’action musicale qui vaut aussi comme outil d’intégration sociale. C’est la musique traditionnelle qui retient ici leur attention. L’étude des répertoires qu’ils mettent en partage permet d’analyser la relation que les musiciens entretiennent avec les cadres sociaux qui, à Montréal, guident des dynamiques de reconstruction identitaire en situation d’extraterritorialité et suscitent la mise en œuvre d’une reconnaissance qui favorise l’intégration sociale.
12C’est un jeu très différent avec les répertoires institués et la création musicienne qu’Hélène Sechehaye rencontre à Bruxelles lorsqu’elle y scrute la musique des Gnawa. Des multiples occasions de rencontre, de mise en commun de répertoires, d’habiletés partagées et de désirs d’innovation naissent une tradition musicienne qui s’invente à mesure qu’elle forge des inédits, des formes hybrides, un ensemble de musiques inouïes qu’Hélène Sechehaye choisit de ranger sous la bannière de la fusion. Nous savons tous que Bruxelles est la capitale de la Belgique, nous savons moins qu’elle est aussi la « capitale des Gnawa en Europe », nous dit-elle. C’est la ville qui compte le plus de Gnawa hors du Maroc. Dès lors, les pratiques musicales de cette diaspora occupent la scène bruxelloise d’une manière très visible, qu’il s’agisse de cérémonies rituelles, d’événements festifs communautaires, de concerts à formats variables. Et les rencontres se multiplient, qui constituent la cible de l’intérêt intellectuel déployé par H. Sechehaye dans cet article. Les « Gnawa maroxellois » s’investissent en effet dans des projets collaboratifs avec des associations et musiciens bruxellois. Remork et Karkaba est l’un de ces projets. Il fait se rencontrer des percussionnistes gnawa et une fanfare belge. L’approche ethnographique conduite ici a pour ambition de comprendre de quoi il est question lorsque l’on parle de « fusion ». La pratique collaborative fusionne-t-elle les pratiques propres à chacun, ou cherche-t-elle au contraire à mettre en avant ce qui les distingue dans un moment partagé de musique ? Au-delà de la pratique, H. Sechehaye s’intéresse aussi aux discours d’escorte : comment sont-ils forgés ? Quelles justifications cherchent-ils à produire ? Quelle image de la rencontre interculturelle cherchent-ils à communiquer dans une Belgique multiculturelle marquée par les attentats de 2015 et 2016, dont H. Sechehaye nous dit qu’elle est tiraillée entre la promotion de sa diversité et la stigmatisation de certains de ses habitants ?
13Monica Caggiano prend l’analyse ethnomusicologique à rebours. Et plutôt que de partir de la constitution des projets musicaux et de les suivre dans un continuum temporel de leur processus de création jusqu’à la présentation publique qu’est le concert ou le moment de publicisation, elle choisit de faire de l’observation des lieux de pratique musicale l’entrée dans une analyse des formes de sociabilité à l’œuvre dans le quartier de Belleville, à Paris. Ici, la musique apparaît comme un facteur important d’intégration sociale par le lien social qu’elle permet d’élaborer, notamment dans les cafés. Toute commence par une soirée chaâbi dans un petit restaurant. La soirée est animée par de jeunes musiciens d’origine algérienne réunis autour de la voix hors norme d’Amine, fils de Mehdi Tamache, connu à Belleville pour être l’un des grands maîtres de cette musique algéroise. Et nous plongeons ici au cœur de l’hybridité. Au cœur de ce quartier-monde de Paris, Amine Tamache transmet la force des chants hérités de son père, des chants qui, conformément à la tradition dont il se réclame, sont issus de la rencontre du melhûn (poésie maghrébine chantée) et de la musique arabo-andalouse. Le public exulte, frappe des mains, maîtrise déjà ou apprend les codes qui érigent la performance en moment de partage où du lien social se fabrique. De cafés en cafés dans les espaces publics de Belleville, se dessine une carte du monde que M. Caggiano voit comme la marque même du processus d’intégration.
14Claire Clouet a installé son atelier d’ethnomusicologue dans le même arrondissement. Elle a mené une vaste enquête sur les pratiques musicales des résidents du foyer Argonne, dans le XIXe arrondissement parisien, un foyer de travailleurs migrants. Elle déploie une approche originale. La musique est la cible de son intérêt intellectuel. Pourtant, elle ne prête pas attention aux « musiciens migrants » qui vivraient là, elle s’intéresse plutôt à l’expérience ordinaire que chacun fait de la musique. Ce parti pris d’observation la mène à entendre la voix de Ganda Fadiga à laquelle elle consacre sa contribution. Comme les habitants du foyer d’Argonne, Ganda Fadiga (1949-2009) fut un travailleur migrant, hébergé en foyer. Son aura est telle aujourd’hui que la voix du griot joue comme un facteur de socialisation. De quelle manière ? En rabattant l’aura du chanteur virtuose qu’il fut sur la noblesse du travailleur immigré qu’il fut aussi, figure dans laquelle chaque habitant du foyer se reconnaît. Cette attitude de connaissance permet ici de mettre en cause le présupposé qui attribue à la musique des pouvoirs qui lui permettraient de construire « des ponts » entre les cultures. Concevoir la musique de cette manière, n’est-ce pas appauvrir le travail de compréhension des formes d’altérité qu’elle permet d’étudier ? C. Clouet répond par l’affirmative. En s’intéressant de près aux interactions qu’elle met en œuvre, l’ethnomusicologie rend à l’analyse des musiques en migration le service que l’ethnologie rend à la sociologie pragmatiste de Daniel Cefaï : elle est un « puissant antidote » contre la pensée abstraite (Cefaï 2010 : 10). Ce qu’elle résume en une phrase : la « musique de migrants » n’existe pas, il n’est que des migrants qui font de la musique.
15Franchissant le périphérique parisien, Julie Oleksiak s’intéresse au rôle des opérateurs culturels dès lors qu’ils entendent faire de la musique un instrument de socialisation. Portant sa focale sur Aubervilliers et le festival Villes des Musiques du Monde, elle examine la façon dont se construit le lien entre l’altérité culturelle revendiquée et la présence de migrants dans les interstices de la cité. L’enjeu est foncièrement politique, le regard aussi : comment, dans les paradigmes actuels des politiques culturelles, parvenir à construire une diversité culturelle qui soit en cohérence avec les droits humains ? C’est tout l’enjeu d’une ethnomusicologie interventionniste qui lie dans un même regard politique culturelle, dispositif d’intégration des personnes en situation de déplacement forcé et engagement artistique.
16Les quatre autres contributions de ce volume examinent la question des identités dans le temps. Chloé Lukasiewicz étudie la transformation des répertoires musicaux dans les traditions tibétaines telles qu’elles sont vécues et enseignées dans l’exil indien de Dharamsala. Elle a analysé notamment la façon dont les répertoires se transmettent au Tibetan Institute of Performing Arts de Dharamsala, et croise ces pratiques et ces discours avec les transformations opérées par la numérisation des archives et des répertoires érigés en références. Par ailleurs, elle interroge les effets pervers de cette consolidation de répertoires depuis un exil indien qui cherche à construire un Tibet unique, ce qui a pour corollaire d’abandonner des spécificités d’autres régions du Tibet, celles de l’Amdo et du Kham, au niveau tant linguistique, que vestimentaire ou encore musical et dansé.
17C’est également en spécialiste du Tibet que Nathalie Gauthard porte sur ces répertoires un regard renouvelé en interrogeant la distance entre parcours individuel et destin collectif. Avec quelque provocation, on pourrait résumer la question à celle-ci : un jeune artiste tibétain qui assume l’héritage identitaire de sa communauté d’appartenance peut-il innover ? Et quelles sont les instances qui légifèrent en pareil cas ? Et que risque-t-il s’il joue la carte du libre arbitre ? Elle pose cette question en prêtant attention aux musiciens qui empruntent au spectacle vivant, mais aussi aux pratiques rituelles, aux musiques actuelles, au rock progressif, à la musique expérimentale et aux divers modes d’expérience multimédia. Elle examine aussi le réseau « world » ou « fusion » et scrute les vents contraires qui sont à l’œuvre dans ces contextes. Le jeu d’affichage des privilèges qui soulignent le rôle de l’auteur et du compositeur mène à un renforcement des individualités créatives au contact d’autres univers sonores. Il est intéressant de scruter la façon dont ces individualités s’articulent aux cadres valorisés institutionnellement et politiquement notamment par le Tibetan Institute of Performing Art (TIPA) créé par le Dalaï-Lama dès 1959. Plutôt que de repérer des ruptures à l’œuvre, N. Gauthard montre que ce foisonnement inventif illustre un continuum de pratiques et d’usages de la musique dès lors que l’on ne peut comprendre les enjeux liés à ces pratiques musiciennes sans les relier à l’histoire de la diaspora tibétaine en Inde.
18Ce lien à la mémoire est scruté dans un tout autre contexte par Anne Caufriez, qui s’intéresse aux romances chantés par les Sépharades de la diaspora qu’elle met en relation avec la mémoire de Marranos de Trás-os-Montes, dans le haut Douro (nord-est du Portugal). Il faut dire que le cas d’étude est exemplaire : un même répertoire de romances sépharades a suivi deux canaux différents de mémorisation. Le premier est celui qui est transmis localement dans une forme de continuité rituelle, dans un cadre de transmission intrafamiliale, et lié aux travaux agricoles qui font la ressource économique du Haut Trás-os-Montes. Le second répertoire est celui qui est transmis dans des communautés sépharades que l’exile a dispersées dans le pourtour du Bassin méditerranéen (Maroc, Turquie, Grèce, Italie). Une mémoire diffractée, qu’A. Caufriez fait remonter au XVe siècle et qui nourrit aujourd’hui les dispositifs d’identification à l’œuvre dans les circulations des communautés respectives.
19Mais l’enjeu de ces déplacements, où qu’ils se situent, est celui des transferts culturels et singulièrement ici des transferts liés aux pratiques musicales, aux rituels et aux répertoires. Pour Luc Charles-Dominique, « transférer n’induit pas seulement le déplacement, la motion, mais aussi la transformation, l’adaptation. Il s’agit donc d’un processus créatif, duquel vont émerger de nouveaux «objets” culturels et de nouvelles formes de pratiques ». Il s’empare de cette question et scrute des ensembles Tsiganes de Hongrie, mais aussi de Roumanie et de Serbie. D’un point de vue organologique, ces ensembles sont hétérogènes (cordophones frottés à l’archet, cymbalums, flûtes, accordéons, clarinettes…). Pourtant, L. Charles-Dominique repère la présence constante d’une structure de base constituée de violons, de basses de violons et d’instruments intermédiaires que l’on peut assimiler à l’alto, autrement dit : une « bande de violons ». D’où la question d’une grande originalité qu’il pose ici à la suite de l’ouvrage qu’il a consacré à ce thème (2018) : ne peut-on analyser ces constantes comme résultant de transferts culturels qui auraient opéré depuis les anciennes pratiques violonistiques ménétrières occidentales en « bandes » vers ces ensembles tsiganes d’Europe centrale ou balkanique ? Si l’on répond positivement à cette question, alors ces bandes tsiganes seraient une mémoire d’une identité musicale européenne constituée dans l’épaisseur des pratiques passées et des circulations de musiciens.
20Dès lors, il me semble utile de conclure cette présentation par une insistance mise sur la question de la circulation. Des réaménagements conceptuels d’envergure ont été réalisés à la fin des années 1990 par ce qu’il est convenu d’appeler le mobility turn. Cela n’a pas affecté seulement la sociologie, l’histoire, la géographie ou l’ethnologie ; l’ethnomusicologie elle-même a été concernée. Ce mouvement a revendiqué son inscription dans la suite des analyses menées par Appadurai, notamment, sur la globalisation culturelle et le transnationalisme (Appadurai 2001). Dans le sillage de la ville créative, la mobilité était pensée comme l’avenir des sociétés humaines en ce qu’elle permet de repenser la fluidité des processus sociaux, de mesurer autrement les dynamiques culturelles et de considérer de façon différenciée le lien au politique. La grande force de ce mouvement fut d’insister sur la mise en cause des catégories d’analyse pour mettre en valeur leurs processus de construction. Cependant, cette approche, avec ses scénarios optimistes sur les formes d’intégration que la super-diversité est supposée promouvoir, est aujourd’hui questionnée, notamment par les travaux menés à Lausanne par Monika Salzbrunn et son équipe, qui insistent sur l’inégalité des mobilités, la mobilité n’étant pas un droit communément partagé (Ortar, Salzbrunn et Stock 2018 ; Rinaudo 2017). Ce que l’historien François Héran dénonce comme « l’asymétrie entre droit d’émigrer et droit d’immigrer » (Héran 2018 : 41). Ici encore, les études qui portent sur les traditions musiciennes, les formes différenciées d’engagement artistique et la circulation des formes d’art rencontrent les études menées sur le lien à la mobilité, à la citoyenneté et aux appartenances diversifiées (Agier 2002).
21Il est assez curieux cependant de constater que l’Oxford Handbook of Mobile Music Studies publié en 1990 par Sumanth Gopinath et Jason Stanyek consacrait une somme de 1 000 pages à l’ambition encyclopédique aux études sur les mobilités musiciennes, sans réserver aucune entrée « Ethnomusicologie » alors que l’ethnomusicologie a fait de ce domaine, dans la pratique et sans le thématiser comme tel, un élément clé de la définition de son champ disciplinaire.
22Ce numéro des Cahiers d’ethnomusicologie interroge ces dynamiques paradoxales. Il réunit des observations portées sur des situations qui rendent compte de « ce qui se passe » lorsque le lien à l’altérité se construit sur une base musicienne. Que peuvent nous dire ces observations des ontologies musiciennes, des répertoires spécifiques comme des répertoires partagés, de leur incorporation, des échanges, des actions menées en commun, des tensions qui émergent dans les situations dramatiques qui se vivent aujourd’hui en Europe notamment ou des incompréhensions qui peuvent surgir ?
23Tout l’enjeu d’une prise en charge de ces thématiques par l’ethnomusicologie tient à la question suivante : quel rapport établir entre un savoir tel que l’ethnomusicologie a pu le construire et l’action publique mise en œuvre pour contribuer à une forme de coexistence ? Que gagne-t-on à replacer les flux migratoires dans le temps de l’histoire et dans la perspective des constructions culturelles dont les êtres humains sont faits ?
24Parmi les initiatives conduites pour faire de la musique un élément d’analyse des processus migratoires contemporains, il y a l’Université d’été que je dirige avec Raimund Vogels chaque année à Bayonne sur un financement de l’université Franco-Allemande (UFA, Sarrebruck) et sur la base d’une collaboration entre l’Institut ARI de Bayonne (CNRS-EHESS) et le Center for World Music de Hildesheim. Depuis 2017, ces universités portent sur La Musique dans les camps de migrants. Dans le cadre d’un partenariat initié avec les Cahiers d’ethnomusicologie, les doctorants qui participaient à cette Université d’été ont eu la possibilité de proposer des articles au comité de lecture des Cahiers. Parmi ces propositions, trois ont été retenues ici. Nous les publions en espérant qu’elles favoriseront l’insertion de ces jeunes chercheurs dans le monde académique et, avec eux, l’insertion des thématiques nouvelles qu’ils portent.
25A la lumière des contributions réunies dans ce volume, il nous semble possible de revenir sur les premières pages de cette présentation avec de nouveaux outils. Si l’on admet que la recherche en sciences sociales, quel que soit son domaine d’application, doit se saisir des questions de société, alors on ne peut faire l’impasse sur l’urgence actuelle. La question qui nous revient alors, s’agissant ici de musique, est celle de la relation à nouer entre la recherche et l’action solidaire et humanitaire. Comme le suggère l’historien François Héran, « L’avenir appartient à une Europe qui s’armera moralement et juridiquement pour accueillir à la fois l’immigration ordinaire et l’immigration extraordinaire, et le faire avec la sérénité et le niveau d’organisation nécessaires. Cette capacité d’agir selon ses propres principes fait pleinement partie de son identité » (Héran 2018). L’ambition de ce dossier des Cahiers d’ethnomusicologie est bien d’apporter à ces débats une contribution distinctive.