ROUMANIE. Musique du Maramureş. Groupe Iza
Musique du Maramureş. Groupe Iza, Enregistrements (2013) : Renaud Millet-Lacombe ; texte et photos : Fabrice Contri ; note introductive de Speranţa Rădulescu, traductions de Jacques Bouët. 1 CD MEG-AIMP CXIV / VDE CD-1497, 2017.
Texte intégral
1Dans une géographie morale et esthétique de l’imaginaire roumain, le droit et le courbe pourraient être deux directions cardinales : droit comme la ligne droite, mais aussi comme le droit moral et comme « droit dans ses bottes » ; courbe comme l’arabesque, mais aussi comme l’entourloupe et la débrouillardise. Sur cet axe, les gens en Roumanie n’auraient aucun mal à situer les Roumains (« honnêtes ») et les Tsiganes (« rusés »), la musique paysanne (« pure ») et celle des musiciens professionnels (« mélangée »), l’Occident (« où l’on suit des règles ») et l’Orient (« où tout n’est qu’arrangements »). Ils vous diraient aussi que depuis la chute du régime communiste, la ruse, la feinte et le détour semblent l’avoir emporté. Si l’on regarde seulement la musique, l’un des genres les plus populaires actuellement est la manea, qui se revendique fièrement de l’Orient mélismatique et des boyards ottomans. La plupart des autres genres populaires ont ajouté tours sur détours aux airs traditionnels et à leur accompagnement harmonique. Les groupes qui sortent du pays se sont tous adaptés aux conventions balkaniques du solo « improvisé », des inflexions chromatiques, des secondes augmentées et des rythmes en syncope. Tous ? Non ! Dans l’imaginaire roumain, une région d’irréductibles demeure. C’est le Maramureş « historique » : trois vallées montagneuses au nord-ouest du pays. L’une d’entre elles, l’Iza, donne son nom au groupe ici enregistré.
2Lorsqu’on connaît la musique roumaine à travers des emblèmes comme le Taraf de Haïdouks ou la Fanfare Ciocârlia, la musique du Maramureş est une expérience aussi étonnante que rafraîchissante. Si les premiers revendiquent les astuces (şmecherii) de toutes sortes pour atteindre l’auditeur, dans le Maramureş on joue « droit » (drept). Les voix sont pures, déployées à pleine gorge et parfois ouvertement « criées ». On entendra ainsi, à la plage 4, les chants « à tue-tête » (ţipurituri) dans le style ochène, et, à la plage 14, ce genre qu’on appelle sobrement « pour crier et pour boire » (de strigat şi de băut). La franchise avec laquelle les voix du Maramureş se déploient n’exclut nullement pourtant les finesses mélismatiques. On les retrouve notamment dans les « chants longs » (hore lungi) des plages 5 et 11, chantés ici respectivement par un homme et par deux femmes. Dans ce genre profond et nostalgique, Bartók avait jadis voulu entendre un cousin éloigné des uzun havalar, autres « chants longs » pratiqués en Anatolie. Aujourd’hui on y entend surtout une strate rare, presque disparue, de la poésie vocale des paysans et bergers de la région.
3Les traductions du regretté Jacques Bouët rendent bien justice aux textes d’une beauté souvent toute simple : « qui boit l’eau du gué ne revient plus dans son village / j’ai bu moi aussi de cette eau et je ne suis plus revenu ». Le chant est ancien, mais le thème bien d’actualité dans une région qui, comme le livret l’indique, connaît une importante émigration économique vers les pays d’Europe de l’Ouest.
4Dans la musique instrumentale du Maramureş, le violon occupe une place centrale. Rien d’inhabituel en Roumanie et pourtant, là encore, les amateurs de violons « tsiganes » dans l’esthétique des taraf pourront être surpris. Pour commencer, le violon du Maramureş ne s’accompagne ni à l’accordéon ni au cymbalum. Ailleurs en Roumanie, ces derniers lui construiraient agilement un écrin harmonique aux mesures exactes de la mélodie. Mais dans le Maramureş, la fonction « harmonique » (si le nom convient) est dévolue à une simple guitare. Elle joue en accords ouverts (on lui enlève d’ailleurs souvent deux cordes pour n’en laisser que quatre) et marque simplement un rythme de base. Traditionnellement, le guitariste peut changer d’accord quand bon lui semble (en posant un doigt en barré), ou ne pas en changer du tout. Les harmonies résultantes, écrit Fabrice Contri, « sonnent souvent hors ton et surprennent l’oreille non accoutumée ». Plus qu’une grille d’accords, elles constituent une sorte de bourdon pulsé.
5La guitare est souvent doublée dans son rôle rythmique par une grosse caisse avec une petite cymbale. Plus rarement dans le Maramureş « historique » (mais plus souvent dans le reste de la Transylvanie), le violon peut s’entourer d’un bratsch (alto au chevalet droit permettant de jouer en accords) et d’une contrebasse. Ces différentes combinaisons instrumentales sont toutes présentées sur le disque, et décrites de manière claire et précise dans le livret introductif.
6Le violon lui-même joue parfois des mélodies déterminées. Celle de la « ronde des hommes » par exemple (plage 2) est à peu près immuable dans tout le Maramureş. Mais son mode de jeu le plus savoureux consiste à enchaîner de petits motifs mélodiques et rythmiques pour suivre de près les interactions des chanteurs ou le tournoiement particulier d’un couple de danseurs (plages 4, 9, 12, 14). Sa sonorité peut être délibérément criarde, se laissant entraîner vers l’aigu par les « cris » des chanteurs (plage 12), ou douce et intimiste pour des pièces plus nostalgiques (comme la « doină de Ioachim », plage 10).
7Un autre aspect qui singularise en Roumanie la musique des irréductibles du Maramureş est leur attachement persistant à l’univers pastoral. Celui-ci est présent explicitement dans les paroles de nombreux chants, comme celui qui ouvre le présent disque (« Chant du berger Nicolae Piţiş », plage 1). Mais il apparaît aussi de manière à peine voilée dans nombre de pièces structurées en totalité ou en partie par la série harmonique. Jacques Bouët, Bernard Lortat-Jacob, et Speranţa Rădulescu (2002) avaient déjà remarqué la penchant des violons locaux à reprendre sous leur archet les tournures caractéristiques des grandes trompes pastorales. Dans le Maramureş, ces pièces et motifs imitatifs sont parfois appelés « ceux des moutons » (a oilor). Le présent disque illustre d’une autre manière cet emblème sonore. Il donne à entendre la tilincă, une flûte à partiels (en fait un simple tuyau) dont les possibilités résultent du croisement de deux séries harmoniques (tuyau ouvert/tuyau fermé). Le « chant long » (hora lungă) de la plage 7 est entièrement joué à cet instrument. A la plage suivante, la tilincă alterne avec des voix pour une chanson solidement pulsée. Partant de là, l’auditeur musicologue pourra chercher dans les autres pièces du disque les références plus ou moins nettes à la série harmonique. Cet univers mélodique parcouru de résonances « naturelles » est une autre raison pour laquelle la musique du Maramureş passe en Roumanie pour « droite », « simple » et « pure ».
8Même parmi les irréductibles, certains sont plus déterminés que d’autres. Le groupe Iza est né de la vision artistique et éthique d’un couple de musiciens : Ioan et Anuţa Pop. Fabrice Contri résume leurs choix : « bien qu’il use de tous les outils de la ‘‘modernité’’, [Ioan Pop] aspire à retrouver un certain passé. Il y a notamment en lui la volonté de résister à la mode de la world music et au marketing télévisuel ». Cette recherche conduit les musiciens à éviter d’une part les instruments électroniques (devenus pourtant incontournables dans les fêtes de la région), autant que le pittoresque conventionnel des groupes folkloriques. Le couple Pop occupe en cela une position tout à fait singulière, quelque peu « astérixienne » en fait : son engagement en faveur d’une esthétique irréductiblement locale l’a paradoxalement mené à parcourir le monde entier, à collaborer avec des metteurs en scène prestigieux (un résultat en est l’arrangement « polymusical » de la première plage), et à accueillir chez lui toutes sortes de dissidents de la globalisation culturelle. Depuis la chute du régime communiste, peu d’ethnomusicologues sont passés dans la région sans profiter des connaissances, du réseau, et de la chaleureuse hospitalité d’Anuţa et de « Popicu ». Non que ces derniers aient cherché à occuper une place centrale ; c’est plutôt qu’autour d’eux, l’espace s’est progressivement vidé.
- 1 Roumanie, musiques pour cordes de Transylvanie. Enregistrements de B. Lortat-Jacob, J. Bouët et Sp. (...)
9Le lecteur intéressé pourra comparer le présent disque à celui réalisé en 1992 par J. Bouët, S. Rădulescu et B. Lortat-Jacob1. On y entendait déjà Ioan Pop aux plages 5 et 6. Mais le nom des musiciens était donné simplement entre parenthèses, sans développements biographiques particuliers. A l’époque, ils étaient encore des musiciens « comme les autres », représentatifs d’un style régional. Aujourd’hui le livret de F. Contri souligne à juste titre leur personnalité devenue exceptionnelle. Entre temps, le « musée » de Popicu (c’est ainsi que les villageois appellent sa maison d’hôtes en bois ; le nom conviendrait aussi à son répertoire « à l’ancienne ») a recueilli des pièces provenant d’autres régions voisines du Maramureş. En 1992, il fallait un groupe pour illustrer la musique du Maramureş, un autre pour celle du Chioar (une vallée plus au Sud) et un autre encore pour celle de l’Oach (au Nord). En 2017 le groupe Iza « couvre » à lui seul l’ensemble de ce territoire culturel. Il joue les instruments du Maramureş « historique », mais aussi le bratsch et la contrebasse. Le bourdon varié de la guitare est plus structuré et se rapproche davantage d’une grille d’accords tonale ; les cris « à tue-tête » (ţîpurituri) des chants de l’Oach sont moins aigus, et s’il était coutume d’accorder le violon plus haut pour les accompagner, cela ne semble plus être le cas (le livret mentionne encore cette pratique, mais les enregistrements ne permettent pas de l’entendre).
10Partout en Transylvanie, les musiciens capables de jouer en acoustique, sans microphone, sans synthétiseur, dans le style « ancien », se font rares. C’est chez les irréductibles du Maramureş, dans la vallée de l’Iza, et plus précisément autour du « musée » du couple Pop que semblent s’être réfugiées les esthétiques « droites » et « simples » tombées en désuétude dans l’Empire pan-balkanique. Fabrice Contri restitue avec clarté les informations essentielles pour comprendre les contextes de jeu traditionnels des pièces, et pour goûter leur saveur musicale parfois étonnante. La prise de son, le mixage et le mastering ont été remarquablement soignés par Renaud Millet-Lacombe. L’équilibre sonore est ainsi celui d’un enregistrement de studio, mais on croit deviner la vieille maison en bois à l’atmosphère intime et chaleureuse qui se dégage de certaines pièces. Son plancher résonne en tout cas encore sous les pas vigoureux des danseurs (danse « des hommes » par exemple, plage 2).
11Ce disque permettra aux néophytes de découvrir un pan rafraîchissant et largement méconnu des musiques de Roumanie. Les connaisseurs y réentendront des airs typiques du Maramureş et des alentours, dans un remarquable équilibre entre les concessions à la « modernité » et une esthétique directe, épurée, qui est aussi une forme d’éthique pour le groupe Iza.
Notes
1 Roumanie, musiques pour cordes de Transylvanie. Enregistrements de B. Lortat-Jacob, J. Bouët et Sp. Rădulescu, 1 CD CNRS/Musée de l’Homme, le Chant du Monde, LDX 274937, 1992.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Victor A. Stoichiţă, « ROUMANIE. Musique du Maramureş. Groupe Iza », Cahiers d’ethnomusicologie, 31 | 2018, 359-363.
Référence électronique
Victor A. Stoichiţă, « ROUMANIE. Musique du Maramureş. Groupe Iza », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 31 | 2018, mis en ligne le 10 décembre 2018, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/3322
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