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Jessica RODA : Se réinventer au présent. Les Judéo-espagnols de France. Famille, communauté et patrimoine musical

Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2017
Hervé Roten
p. 353-355
Référence(s) :

Jessica RODA : Se réinventer au présent. Les Judéo-espagnols de France. Famille, communauté et patrimoine musical, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2017.

Texte intégral

  • 1 Par Jasmina Talam et Tamara Karača Beljak du département de musicologie et d’ethnomusicologie de l’ (...)

1Cet ouvrage de Jessica Roda est directement issu de son travail de thèse1. Préfacé par Edwin Seroussi, professeur de musicologie à l’université hébraïque de Jérusalem et directeur du Jewish Music Research Centre, il est construit en deux parties.

  • 2 Ce lexique établit par Muhamed Arnaut précise en outre l’origine de tous les termes.

2Dans la première partie, l’auteure interroge le processus de construction de l’identité judéo-espagnole, d’abord en Espagne, puis dans l’Empire ottoman et enfin en France. Estimés à quelques dizaines de milliers, les Judéo-espagnols de France, qui vivent principalement à Paris, Marseille et Lyon, représentent une composante minoritaire de la communauté juive hexagonale. Ils se distinguent des autres juifs par l’usage de la langue judéo-espagnole conservée durant plus de cinq siècles après leur expulsion d’Espagne (1492) et du Portugal (1497). Chassés de la péninsule ibérique, une grande majorité de ces juifs s’est installée dans l’Empire ottoman. Certains ont rejoint les côtes du Maghreb (Algérie, Tunisie, Maroc) par la mer, et ont imposé progressivement leurs rites et leurs coutumes aux populations juives arabophones qui vivaient alors dans ces territoires. C’est pourquoi, il est d’usage de nommer « séfarades »2 l’ensemble des juifs du pourtour méditerranéen, en opposition aux « ashkénazes » qui se sont installés au bord du Rhin aux alentours du XIe siècle.

3Dans les années 1960-1980, ces juifs séfarades, originaires de l’ancien Empire ottoman, et pour certains du Maroc et de l’Algérie, vont réinvestir leur identité judéo-espagnole par le biais de la langue et de la culture. En 1979, Haïm Vidal Sephiha (né en 1923) crée l’association Vidas largas et obtient la première chaire de judéo-espagnol à la Sorbonne en 1984. En 1998 est créée l’association Aki Estamos qui organise une multitude d’activités : cours de langue, fêtes, conférences, chorale, concerts, ateliers de cuisine, université d’été. Enfin en 2004, le centre culturel judéo-espagnol Al syete voit le jour sur le site de l’ancienne synagogue séfarade Don Isaac Abravanel à Paris.

4L’ensemble de ces acteurs associatifs va permettre la renaissance d’une vie culturelle intense, qui s’exprime notamment par l’organisation de concerts où la musique, associée à la langue, permet de faire revivre un patrimoine oublié. Ces concerts favorisent également l’émergence d’artistes spécialisés dans le chant judéo-espagnol, tels Sandra Bessis, Stella Gutman, Hélène Obadia, Marlène Samoun…

5Les troisième et quatrième chapitres de cette première partie mettent en lumière les principaux corpus de références musicales utilisés par les artistes d’aujourd’hui. La fixation des musiques judéo-espagnoles et l’établissement d’un répertoire plus ou moins standardisé se sont effectués en deux temps. Au début du XXe siècle, la montée des nationalismes a incité un certain nombre d’intellectuels et de musiciens à s’intéresser à leur folklore. Tel est le cas d’Alberto Hemsi (1898-1975) qui réalisa un important travail de collecte entre 1919 et 1937, à Izmir, Rhodes, Salonique, Istanbul… afin d’intégrer les airs traditionnels des chansons judéo-espagnoles à ses propres compositions. L’édition phonographique, née à la fin du XIXe siècle ne tarda pas à s’intéresser également aux musiques « exotiques » de l’Orient. Salomon Effendi enregistra le premier disque 78 tours de musiques judéo-espagnoles en 1906-1907. Cet enregistrement fut suivi d’autres, notamment interprétés par Haim Effendi, Isaac Algazi, Jacob Algava et Albert Beressi. La production phonographique de musique judéo-espagnole se poursuivit jusqu’à la crise de 1929 avant de s’étioler.

6Durant la Seconde guerre mondiale, les nazis et leurs séides exterminèrent la majeure partie des communautés judéo-espagnoles. A Salonique, la plus grande ville judéo-espagnole au monde, plus de 46 000 juifs furent déportés sur les 56 500 que comptait la ville au début de la guerre. La France abritait environ 60 000 juifs judéo-espagnols avant le conflit, seuls 20 000 d’entre eux survécurent.

  • 3 Par Franz Lechleitner et Johannes Spitzbart.

7Dans les années 1950-1960, époque caractérisée par le revivalisme culturel, les judéo-espagnols, principalement installés aux Etats-Unis, en Israël, en France et en Belgique, forment une communauté transnationale en quête de repères identitaires. En France et en Israël, des musicologues tels Léon Algazi (1890-1971) et Isaac Lévy (1919-1977) publient des anthologies de musiques judéo-espagnoles d’après les transcriptions d’airs qu’ils ont eux-mêmes collectés. Aux USA, la chanteuse Gloria Lévy publie en 1958 un disque 33 tours de musique judéo-espagnole inspiré de la folk music, et non plus de l’esthétique ottomane qui caractérisait les disques de Haim Effendi. Elle sera suivie au cours des années 1960-1970 par des artistes espagnols3 tels Joaquin Diaz, Victoria de los Angeles ou encore Jordi Savall et son ensemble Hespérion XX. En 1974, le chanteur israélien Yehoram Gaon sort chez CBS un album intitulé Romantic ballads from the great Judeo-Espagnol Heritage. En France, le revival judéo-espagnol débute en 1982 avec la parution du disque d’Esther Lamandier Romances, suivi des enregistrements d’Hélène Engel (La Serena, 1988) et de Françoise Atlan (Romances sefardies, 1992). Dans les années 2000, la chanteuse israélienne Yasmin Lévy acquiert une forte notoriété grâce à son interprétation du répertoire judéo-espagnol qu’elle mêle notamment au flamenco.

8Dans la seconde partie de son livre, Jessica Roda s’attache aux pratiques musicales judéo-espagnoles actuelles en France. Elle démontre notamment l’existence d’interactions entre la scène judéo-espagnole – incarnée parfois par des artistes qui n’appartiennent pas à cette tradition –, les institutions publiques ou communautaires judéo-espagnoles qui font appel à ces artistes, et les familles où ce patrimoine se perpétue tout en s’adaptant à son nouveau cadre d’utilisation (la scène) et à sa nouvelle fonction (affirmation identitaire).

9Cette étude fouillée permet de faire émerger les concepts de musique artifiée et de performance (processus interactionnel entre les différents participants [artistes, public…] et l’espace où a lieu l’événement [famille, espace associatif ou festival inter-religieux par exemple]).

10L’étude combinée de ces éléments met à jour le phénomène de patrimonialisation du répertoire judéo-espagnol actuel. Cette patrimonialisation des pratiques musicales, visant à établir une filiation directe entre l’Espagne médiévale d’avant l’expulsion et les juifs séfarades d’aujourd’hui, permet aux judéo-espagnols de se singulariser face aux autres composantes de la communauté juive française, notamment ashkénazes ou maghrébines, mais également face aux non-juifs. Par effet de boomerang, ce patrimoine recomposé est réinjecté au sein des familles judéo-espagnoles qui, même si elles ne sont pas dupes quant à l’authenticité de ces musiques, se les réapproprient jusqu’à les considérer comme un élément de référence culturel ultime. La musique devient alors le miroir d’une identité reconstituée et d’une fierté retrouvée.

11Pour conclure, on dira que l’étude de Jessica Roda est particulièrement intéressante parce qu’elle met en lumière le concept de patrimonialisation d’un répertoire musical, déconnecté de son contexte originel de production, sublimé, réapproprié et réinterprété dans un aller-et-retour constant entre les différents acteurs du domaine (artistes, associations, familles, grand public…). On pourra regretter que les musiques judéo-espagnoles occidentales (Algérie, Maroc) soient si peu évoquées. D’autre part, on trouve quelques erreurs étonnantes de traduction, comme dans la préface d’Edwin Seroussi où « old romances » est traduit par « de vieilles ballades romantiques » (p. 15, ligne 8), et où « This unique ethnomusicological study » (dernière ligne) est traduit par « cette étude unique de l’ethnomusicalité » !

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Notes

1 Par Jasmina Talam et Tamara Karača Beljak du département de musicologie et d’ethnomusicologie de l’université de Sarajevo ainsi que par Gerda Lechleitner de l’Académie des sciences de Vienne.

2 Ce lexique établit par Muhamed Arnaut précise en outre l’origine de tous les termes.

3 Par Franz Lechleitner et Johannes Spitzbart.

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Pour citer cet article

Référence papier

Hervé Roten, « Jessica RODA : Se réinventer au présent. Les Judéo-espagnols de France. Famille, communauté et patrimoine musical »Cahiers d’ethnomusicologie, 31 | 2018, 353-355.

Référence électronique

Hervé Roten, « Jessica RODA : Se réinventer au présent. Les Judéo-espagnols de France. Famille, communauté et patrimoine musical »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 31 | 2018, mis en ligne le 10 décembre 2018, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/3305

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Auteur

Hervé Roten

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