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Livres

Eckehard PISTRICK : Performing Nostalgia. Migration Culture and Creativity in South Albania

Ashgate : Farnham. SOAS Musicology Series, 2015
Hélène Delaporte
p. 342-345
Référence(s) :

Eckehard PISTRICK : Performing Nostalgia. Migration Culture and Creativity in South Albania; Ashgate : Farnham. SOAS Musicology Series, 2015, 248 p.

Texte intégral

1Performing Nostalgia. Migration Culture and Creativity in South Albania publié en 2015 est la publication de la thèse de doctorat de l’auteur, soutenue en 2012 sous le titre Singing Nostalgia. Migration Culture and Creativity in South Albania sous la co-direction de Bernard Lortat-Jacob (CREM-CNRS) et de Gretel Schwörer-Kohl (Martin Luther University Hall-Wittenberg).

2On remarquera qu’entre les deux titres, un verbe a changé : au « singing nostalgia » initial, Eckehard Pistrick a préféré « performing nostalgia ». C’est bien en effet par l’étude de la performance qu’Eckhard Pistrick a voulu interroger les liens entre créativité et chants de migrations du Sud de l’Albanie dans ce très bel ouvrage.

3Quel est le rôle de l’expérience migratoire dans le processus créatif ? En d’autres termes, comment l’expérience de la migration est-elle transposée, « incorporée » dans la musique ? Quels rôles jouent les émotions dans cette dynamique ? Comment l’expérience individuelle de la migration peut-elle s’inscrire dans une expérience collective plus large ? Telles sont les questions auxquelles Eckehard Pisctrick répond en adoptant une démarche pluridisciplinaire. Avec beaucoup d’érudition, il élabore sa réflexion par le dialogue avec des ouvrages relevant aussi bien de l’ethnomusicologie, de l’histoire et de la psychologie des émotions que de l’anthropologie de la mémoire. De même, si son le travail repose sur des enquêtes de terrain régulières entre 2006 et 2012 dans le Sud de l’Albanie, celui-ci est enrichi, par des incursions dans le Nord du pays mais aussi en Grèce, en Macédoine et au Kosovo.

4Dans une courte mais efficace analyse thématique des études portant sur les chants de migrations dans la littérature anthropologique (chapitre 1), Eckehard Pistrick fait le constat de trois faiblesses récurrentes dont il se propose de prendre le contre-pied : les études se concentrent essentiellement sur la diaspora, l’analyse des chants est focalisée sur les textes au détriment de la musique, et enfin l’étude de la performance y est trop souvent négligée.

5Considérant que le sens des chants de migrations se construit dans les espaces entre le pays natal et le pays d’accueil, il propose une autre approche. Ainsi, plutôt que d’enquêter au sein de la diaspora, il analyse la pratique de ceux qui sont restés au pays (« those who are left behind », p. 15) ou qui y reviennent après avoir connu l’exil. Il privilégie les périodes de fêtes villageoises durant lesquelles une grande partie des émigrés retournent dans leur village natal.

6Le chapitre 2 fait un état des lieux précis de la pratique des chants polyphoniques. Toujours très vivaces dans les communautés rurales, ces chants sont interprétés à l’occasion des fêtes de villageoises, des mariages et des baptêmes. Qualifiés par Bernard Lortat-Jacob de « chants de compagnie », ils se chantent le plus souvent autour d’une table, en fin de repas. Il s’agit de réussir au mieux le mélange des voix et de former ainsi une communauté sonore. Les chants se succèdent, entrecoupés de commentaires, de plaisanteries et de dédicaces accompagnées de verres de raki, eau de vie de raisin locale. Une soirée de chant réussie dure facilement plusieurs heures et peut se poursuivre même toute la nuit.

7L’auteur dresse un portrait contrasté de la pratique des chants, insistant sur la vivacité de la créativité, tant au niveau de la musique que des textes des événements marquants (catastrophe d’Otranto de 1997, conflits au Kosovo) ou des personnages héroïques (Adem Jashari, héros de l’armée de libération du Kosovo) font l’objet de nouvelles chansons.

8S’il expose les caractéristiques musicales principales des chants polyphoniques, détaillant le rôle de chaque partie, l’auteur insiste sur la très grande variété des styles existants. Il relève cependant une homogénéisation des pratiques qui s’explique par le rôle qu’a joué l’Etat communiste dans ce domaine. Par l’instauration de festivals, au premier rang desquels celui de Gjirokastra (ville natale d’Enver Hoxha), les pratiques vocales ont été préservées et valorisées. Mais, en même temps, ces manifestations culturelles ont modifié des pratiques traditionnelles en les portant à la scène et certains groupes sont devenus des modèles d’exécution.

9Enfin, plus encore que le risque de standardisation stylistique, l’exil massif des populations menace la pratique du chant polyphonique. Ainsi, les chapitres 3 et 4 présentent le terrain d’enquête et l’ampleur de ce que l’auteur nomme très joliment et justement « l’omniprésence de l’absence » : l’Albanie est très fortement touchée par l’émigration. Les villages, déserts, ont « perdu leurs voix » et se retrouvent ‘pa këngë’ (« sans une chanson ») comme l’a exprimé un villageois de Vrion : il n’y a plus assez d’hommes pour tenir le bourdon (iso) du chant polyphonique.

10L’auteur rappelle que le phénomène d’émigration a débuté au XIVe siècle et s’est fait par vagues successives jusqu’à son arrêt brutal sous le régime communiste. A l’époque de Enver Hoxha, le fait de quitter le pays était considéré comme un acte de haute trahison. Même à depuis l’ouverture des frontières en 1991, l’image du migrant est demeurée ambivalente : entre trahison et marque de courage.

11Dans ce contexte – très similaire à ce que nous avons pu observer de l’autre côté de la frontière en Grèce (Epire) (Delaporte 2010, 2013), on comprendra pourquoi tant de chants polyphoniques traitent de la migration, de l’absence et du pays perdu.

12Ces quatre premiers chapitres, très complets, fournissent au lecteur l’ensemble des éléments nécessaires à l’abord de la problématique du livre – à savoir, comment s’articulent migration et créativité musicale – dont le questionnement se déploie du chapitre 5 au chapitre 8.

13Le chapitre 5 démarre par une analyse du champ lexical des émotions liées à la migration. Les termes mall (nostalgie), halle (soucis) et dhimbje (souffrance) sont étudiés avec beaucoup de finesse, en tenant comte de l’ensemble des contextes dans lesquels ils sont utilisés (p. 67). Analysant la répartition de l’expression des émotions du point de vue des genres, Eckehard Pistrick affirme que cela préside aussi à la distribution du répertoire : les performances des femmes sont considérées comme l’expression directe de leur état émotionnel, tandis que celles des hommes relèveraient davantage d’un contrôle d’eux-mêmes. Aux femmes sont spontanément associées les lamentations funèbres et les berceuses, tandis que les chants patriotiques ou héroïques sont attribués aux hommes. Les chants de migrations, en ce qu’ils expriment tout à la fois l’orgueil, le courage, le désespoir et la nostalgie, se trouvent dans un entre-deux qui autorise les femmes comme les hommes à les chanter.

14Cela étant exposé, Eckehard Pistrick analyse comment les chanteurs verbalisent leurs émotions dans le chant. Les quelques pages consacrées à des enregistrements chez Kolo Danga, un villageois de Mursia – à la frontière gréco-albanaise – sont écrites avec finesse (p. 87). Les caractéristiques musicales, le texte, les commentaires du chanteur sur sa propre prestation, les protestations de sa femme au moment de l’exécution, l’expression des émotions : tous ces paramètres sont pris en compte et analysés dans leur interaction.

15Dans la première partie du chapitre 6, Eckehard Pistrick montre comment le sentiment de nostalgie s’inscrit dans l’espace. Chacun des Albanais qu’il a pu interroger rend compte de cela en des termes territoriaux, lui permettant ainsi d’établir une carte mentale personnelle où s’imbriquent des références à l’histoire individuelle mais aussi des faits marquants de l’histoire nationale.

16Logiquement, s’y opposent le lieu de naissance et celui de l’émigration. Le premier, assimilé à une « source », ou à des « racines », est perçu comme un « refuge » et un point de retour espéré. Le second est à l’inverse « hostile », « maudit » et « empoisonné ». Chanter est comme une catharsis, un moyen de gérer la migration, de revitaliser les liens avec son lieu et sa communauté d’origine. Et l’auteur d’affirmer que l’évocation des lieux de mémoire génère de la créativité.

17Puis, par l’analyse d’une fête de village précise, l’auteur met en évidence les dynamiques contradictoires qui traversent une communauté dans son rapport à la tradition et à ce que doit être une fête. Deux camps s’opposent : d’un côté les émigrés revenus pour l’été qui font appel à des musiciens et une chanteuse professionnels jouant de la musique dite « légère » et amplifiée ; de l’autre, le groupe de ceux restés au village et qui souhaitent une soirée de chants de compagnie. Les deux groupes, irréconciliables, fêteront séparément. L’auteur, s’attachant davantage à ces derniers, montre en quoi ils permettent le partage des émotions et de la souffrance de l’exil.

18Au chapitre 7, Eckehard Pistrick revient sur ce que représente l’expérience de la migration en Albanie. Se basant sur des récits de seconde main et, dans une moindre mesure, sur des entretiens directs, il met en évidence la double facette de la migration : source à la fois de souffrance et d’honneur.

19Le chapitre 8 clôt très habilement le livre par l’étude de l’impact de la catastrophe d’Otranto qui, en mars 1997, vit périr en mer une soixantaine de réfugiés clandestins qui tentaient de rejoindre l’Italie après que leur embarcation fût entrée en collision avec un navire de la marine italienne. L’auteur étudie en quoi le traumatisme engendré par cette tragédie fut à l’origine de nombreuses créations de chansons. Par le biais de l’analyse stylistique de certaines d’entre elles, il rappelle à quel point les chants de migrations se rapprochent des lamentations. Tout comme dans l’Epire grecque voisine, l’exil sans retour n’étant rien d’autre que la mort.

20En conclusion, si on devait formuler une critique, on regretterait que la très grande érudition et la faculté d’abstraction dont fait preuve l’auteur fassent parfois passer au second plan les hommes et les femmes dont il est question. On aurait souhaité entendre davantage les intonations, les voix qui se brisent ou se placent parfaitement et visualiser les mouvements et l’investissement des corps au moment du chant. Et ce d’autant plus que l’auteur le fait par endroits avec beaucoup de finesse. Cet ouvrage ambitieux et très documenté constitue une référence, au delà du cas albanais, sur la question de l’articulation entre musique, migration et créativité.

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Bibliographie

DELAPORTE Hélène, 2010, « Parcours d’un texte funèbre : De l’enterrement à la fête en Epire. Parcours d’un texte funèbre, Grèce », in La Voix Actée. Pour une nouvelle ethnopoétique, sous la direction de Claude Calame, Florence Dupont, Bernard Lortat-Jacob et Maria Manca. Paris : Kimé : 195-210.

DELAPORTE Hélène, 2013, « Le retour au vari comme ethos de la fête (Grèce) », Cahiers de littérature orale [En ligne] : 73-74, consulté le 22 septembre 2017. URL : http://clo.revues.org/1950 ; DOI : 10.4000/clo.1950.

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Pour citer cet article

Référence papier

Hélène Delaporte, « Eckehard PISTRICK : Performing Nostalgia. Migration Culture and Creativity in South Albania »Cahiers d’ethnomusicologie, 31 | 2018, 342-345.

Référence électronique

Hélène Delaporte, « Eckehard PISTRICK : Performing Nostalgia. Migration Culture and Creativity in South Albania »Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 31 | 2018, mis en ligne le 10 décembre 2018, consulté le 13 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/3266

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