Anne DAMON-GUILLOT et Mélaine LEFRONT : Comment sonne la ville ? Musiques migrantes de Saint-Etienne
Anne DAMON-GUILLOT et Mélaine LEFRONT : Comment sonne la ville ? Musiques migrantes de Saint-Etienne, Villeurbanne : CMTRA, Atlas sonore n° 25, 2017. 111 p., ill. n.b. et coul., avec un CD
Texte intégral
- 1 Journées d’étude, expositions, rencontres dont on peut retrouver les traces sur le site internet qu (...)
1Entre 2014 et 2017, le CMTRA (Centre de Musiques Traditionnelles Rhône Alpes) et l’Université de Saint-Etienne se sont associés dans un projet intitulé Comment sonne la ville ?, mobilisant des chercheurs, acteurs culturels et étudiants autour de la collecte et de la valorisation de « musiques migrantes » de Saint-Etienne. Outre les manifestations culturelles et scientifiques auxquelles a donné lieu ce projet1, cette enquête collective a débouché sur la réalisation de ce livre-disque, publié dans la collection « Atlas sonore » du CMTRA et co-signé par Anne Damon-Guillot (Maître de de conférences à l’Université de Saint-Etienne) et Mélaine Lefront (chargée du collectage et de l’action culturelle au CMTRA).
- 2 Pascal Demirdjian, Manuel Mendès et la chorale Cantares da terra, Allaoua Bakha, Luis Yanjari Moral (...)
2Hybride, cette publication l’est à plus d’un titre : de par son format multimédia combinant un texte (111 pages) illustré par des images d’archives, transcriptions de texte et tableaux et un disque (35 minutes), mais aussi de par sa logique combinant le principe d’une compilation documentaire et d’un travail en réflexivité sur le corpus ainsi établi. Si les publications du CMTRA nous avaient habitué aux « atlas sonores » et au savoir-faire développé par cette structure dans la réalisation de publications multimédia, celui-ci a ceci de particulier qu’il met clairement en avant le texte, à mi-chemin entre un livret et une collection d’articles. Ce texte comporte deux préfaces (rédigées par Yaël Epstein et Laurent Aubert), une introduction (par Anne Damon-Guillot) et dix chapitres présentant autant de musiciens (ou pour certains de duos ou de musiciens accompagnés d’une chorale) habitant la ville de Saint-Etienne2. Le texte porte la marque d’un net effort de co-construction et d’ajustements entre les attentes et styles d’écriture ayant cours dans le champ de l’ethnomusicologie et de l’action culturelle. Pour mieux accorder leurs violons, les deux auteures se sont donné comme consigne commune une règle à la fois simple et astucieuse : partir d’une pièce musicale proposée par les musiciens, enregistrée en studio et commentée comme « autant de programmes, c’est-à-dire de manières dynamiques de se présenter, différentes des discours parlés » (p. 17). Les textes rédigés par l’une ou l’autre, et parfois à deux mains, mêlent différents registres de description en s’attachant tantôt aux situations de collecte, aux trajectoires des musiciens et musiciennes, à l’histoire des compositions et répertoires ou à leur analyse, aussi bien qu’à la manière dont les musiciens se les réapproprient ou les commentent en entretien. Au-delà d’une simple présentation et de portraits individuels, ces descriptions croisées de pièces et de musiciens permettent de faire apparaître des pans de l’histoire collective, stéphanoise et française aussi bien que des dynamiques propres à certaines communautés – arménienne, portugaise, kabyle, italienne, polonaise… – et à des répertoires et genres globalisés (la rumba, la chanson folk, etc.). Elles font ressortir des articulations plurielles entre la pratique musicale et l’expérience migratoire : de répertoires chansonniers faisant figure de « bande-son de l’immigration » (la chanson kabyle Ad zzi saâ de Slimane Azem, réinterprétée par Allaoua Bakha) ou de mouvements protestataires (la chanson Luchin du compositeur chilien Victor Jara réinterprétée par Luis Yanjari Morales) à des pratiques moins audibles dans l’espace public parce que relevant de sphères intimes (chansons enfantines d’Algérie et d’Espagne, chants liturgiques polonais ou arméniens) ou revendiquant un savoir-faire réservé aux « maîtres » (la nûba de Tlemcen, dont l’analyse s’appuie ici sur un extrait et une « leçon » de systématique musicale donnés par Fayçal el Mezouar). Ainsi que le note Anne Damon-Guillot dès le début de son introduction :
Se demander comment sonne la ville, c’est s’arrêter sur ce qu’on entend, tout en interrogeant sur « qui écoute qui ». Travailler à l’échelle de la ville impose d’appréhender un espace pluriel, fait de rencontres, de cohabitations, de résistances, d’absences et de présences sonores (p. 8).
3La suite de cette introduction donne quelques clés éclairantes sur l’histoire de l’immigration à Saint-Etienne, sur les notions (« musiques migrantes », « musiques de l’immigration ») et sur une démarche qui porte attention à la mobilité et aux transformations des pratiques musicales mais aussi à ce qui fait qu’elles s’ancrent localement. « Il n’est donc pas uniquement question de transformations et de mobilité, mais aussi d’attachements et de continuité » (p. 11).
4La grande réussite de ce livre-disque tient d’abord à la pertinence (et à la modestie) de cette démarche qui, en croisant différentes sources et regards autour d’un objet « micro », permet d’éviter le piège de l’assignation des musiciens à une « communauté » aussi bien que celui d’une logique d’illustration identifiant « l’homme » et « l’œuvre ». A ce titre, certains chapitres constituent de vrais modèles, susceptibles notamment d’être exploités à des fins pédagogiques. Ainsi, par exemple, du texte commentant la première pièce de la compilation « Der Voğormia » (« Seigneur prend pitié), chant extrait de la liturgie arménienne revisité par le joueur de oud et cümbüş Pascal Demirdjian. La description nous conduit de la performance singulière de cette pièce lors d’un concert au Musée de la Mine à Saint-Etienne aux liens affectifs qui relient le musicien au lieu (une mine dans laquelle travaillait son grand père) et à un passé sensible (celui des Arméniens ayant fui la Turquie) en passant par des éclairages sur l’histoire de l’instrument (le cümbüs) et la relation à un patrimoine liturgique dont le texte (en arménien ancien) apparaissait chargé de mystère à l’enfant qui se rendait à la messe chaque dimanche avec ses parents : « on chantait en arménien ancien, je n’y comprenais rien du tout ». En quelques pages se trouvent ainsi condensée une pluralité d’aspects et de dimensions qui fait que l’on entendra différemment cette pièce (même s’il s’agit d’une version enregistrée en studio) avant et après la lecture du texte. Il en va de même pour les sections suivantes, qui nous font parcourir de multiples autres tranches de vie individuelle et collective : celle de l’ancien étudiant en musicologie devenu enseignant Manuel Mendès et de la chorale qu’il a créée (Cantares da Terra) pour revitaliser un patrimoine portugais pluriel ; celle du musicien bien connu des Stéphanois Allaoua Bakha, ancien membre du groupe Iznaguen, directeur du centre socio-culturel de Terrenoire et auteur d’un mémoire de sociologie sur la chanson maghrébine ; celle de Dechaud Malambu Mundele, dont le chant œcuménique « Aimons nous les uns et les autres » fait écho à une histoire locale de l’accueil des migrants à Saint-Etienne et à la formation de communautés religieuses transnationales, et d’autres encore. Les textes, enregistrements, illustrations et l’appareil de notes conséquent (20 pages dont on peut regretter qu’elles soient rassemblées en fin d’ouvrage plutôt qu’insérées au fil des pages) s’éclairent mutuellement et se prêtent à la lecture de différents publics – ethnomusicologues et chercheurs d’autres disciplines travaillant dans le champ des études sur les migrations, amateurs de musiques et habitants de Saint-Etienne ou intéressés par l’histoire des migrations en Rhône Alpes.
5Une telle entreprise, qui s’inscrit dans la continuité de divers précédents et entre aussi en écho avec une actualité grandissante de projets menés autour des mémoires et patrimoines des immigrations en France, ne manque pas de soulever de nombreuses questions. Questions de méthodologie, touchant aux critères de délimitation et de sélection du « corpus » : qu’est ce qui en fait partie et qu’est ce qui n’en fait pas partie ? S’il s’agit de considérer les musiques de l’immigration, ne faut-il aussi y inclure, par exemple, les pratiques relevant de la musique de tradition savante occidentale et de ses diverses « écoles » – russes, allemandes, argentines etc. – promues par les associations culturelles aussi bien que des institutions plus établies ? Question aussi, des effets (volontaires ou non) d’une démarche de valorisation des pratiques culturelles, qui se voient ainsi rattachés à la question de « l’immigration ». Peut-on comparer des pratiques aussi hétérogènes sous prétexte qu’elles se trouvent à Saint-Etienne ? Que disent-elles des contacts et cohabitations entre différents mondes musicaux et sociaux ? Qu’en est-il des effets de leur publicisation et peut-on tout publiciser ? Qu’est ce qui fait patrimoine, et pour qui ? Ces questions auxquelles ne prétend pas directement répondre l’ouvrage transparaissent cependant çà et là en filigrane dans la prudence et la modestie du propos, autant que dans une bibliographie qui fait le pari de l’ouverture interdisciplinaire. En ce sens, cet ouvrage doit aussi être compris comme une invitation à poursuivre la réflexion en dialogue avec la sociologie des migrations, l’anthropologie urbaine et l’histoire autour de la question croisée de la musique et de la migration.
Notes
1 Journées d’étude, expositions, rencontres dont on peut retrouver les traces sur le site internet qui présente également vingt-deux montages sonores réalisés à partir des entretiens effectués par les membres du CIEREC et du CMTRA et les étudiants. Source : https://www.commentsonnelaville.com/ Consulté le 20 juin 2018.
2 Pascal Demirdjian, Manuel Mendès et la chorale Cantares da terra, Allaoua Bakha, Luis Yanjari Morales, Stefano Moscato, Dechaud Malambu Mundele, Léonarda et Félix Rolewski, Hakim et Pherielle Kelfat, Fayçal el Mezouar, Margarita Saez.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Talia Bachir-Loopuyt, « Anne DAMON-GUILLOT et Mélaine LEFRONT : Comment sonne la ville ? Musiques migrantes de Saint-Etienne », Cahiers d’ethnomusicologie, 31 | 2018, 338-341.
Référence électronique
Talia Bachir-Loopuyt, « Anne DAMON-GUILLOT et Mélaine LEFRONT : Comment sonne la ville ? Musiques migrantes de Saint-Etienne », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 31 | 2018, mis en ligne le 10 décembre 2018, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ethnomusicologie/3256
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